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« La vie et les étranges aventures de Robinson Crusoé. Illustrations originales de Walter Paget » Londres : Cassell & Co 1896
"La vie et les étranges aventures de Robinson Crusoé. Illustrations originales de Walter Paget" Londres : Cassell & Co 1896
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La société des exodes

Après Mai 68, Michel de Certeau diagnostique l’affaiblissement des croyances nécessaires à notre adhésion au social, qui produit des dynamiques centrifuges et fait de nos sociétés des sociétés d’exode. Pour rendre les institutions à nouveau crédibles, il faut se rendre attentif aux nouvelles croyances, comme l’égalité de genre ou la commune appartenance des humains et des non-humains à la nature.

La robustesse des institutions s’est soudainement effritée ; elle a fondu comme neige au soleil. Elles qui étaient décrites comme des « institutions totales » dans les années 1970, au point qu’on pouvait les considérer comme des lieux disciplinaires sans faille, les voilà soudainement devenues précaires, vidées de signification, peinant à produire les schémas de conduite attendus. L’école, l’hôpital, la prison, mais aussi l’entreprise et autres lieux de travail ont changé de statut. Les institutions solides sont devenues précaires. Comment interpréter cette précarité institutionnelle qui nous caractérise aujourd’hui ? Que s’est-il passé dans nos institutions pour qu’elles semblent ainsi sans avenir ?

L’adhésion aux institutions

Dans Surveiller et punir, au chapitre « Le panoptisme », Michel Foucault analyse la formation de la société disciplinaire. Il repère comment nous sommes passés de la discipline-blocus à la discipline-mécanisme. La première se développe à l’occasion de l’administration de la ville pestiférée. Le rôle de la discipline est de bloquer le mal, d’annuler la contagion. La seconde s’affirme depuis une matrice panoptique, initialement à l’œuvre dans la prison, mais dont la caractéristique est de pouvoir être transférée à d’autres institutions : l’école, l’atelier, l’armée, l’hôpital. Les techniques de la surveillance hiérarchique, de la sanction normalisatrice et de l’examen peuvent s’agglomérer dans différents lieux pour en organiser le fonctionnement et régler les conduites humaines sur les attendus de chaque institution. Selon Foucault, la société est devenue disciplinaire à partir du moment où la discipline a quitté sa marge spatiale ou son urgence temporelle pour loger désormais dans toutes les institutions.

« Les disciplines, note Foucault, fonctionnent de plus en plus comme des techniques fabriquant des individus utiles1. » Dans ce second moment de déploiement et d’affirmation des institutions disciplinaires, les individus deviennent des sujets à proportion de leur adhésion aux institutions disciplinaires. Mais le consentement de ces sujets à de telles institutions n’est jamais évoqué par Foucault, au point que Judith Butler s’emploiera à réintroduire la sphère de l’acquiescement dans la formation de soi au sein des différents appareils de pouvoir2. C’était là révéler un impensé de Foucault à l’œuvre dans sa généalogie des institutions disciplinaires : le problème n’est pas tant celui de l’adhésion des individus aux institutions qui les constituent comme sujets que celui de la fabrication des individus par les mécanismes disciplinaires qui logent dans les institutions.

On connaît la critique que Michel de Certeau adresse à Foucault dans L’Invention du quotidien en 1980 : les sujets ne logent pas dans les disciplines comme des poissons dans l’eau ; à travers la critique de la mécanique disciplinaire, c’est bien l’adhésion des sujets aux institutions qui est interrogée par Certeau3. Les individus n’adhèrent aux institutions qu’à la condition de pouvoir les contourner, les tourner à leur avantage, d’y déployer des « blocs d’anti-discipline ». Cette critique de l’analyse de l’assujettissement disciplinaire de Foucault par Certeau est significative d’une critique plus approfondie qui porte sur le mécanisme même de l’adhésion des sujets aux institutions. Pourquoi, après tout, faudrait-il adhérer aux institutions ? Que se passe-t-il quand on cesse de le faire ?

Certeau avait, à l’occasion de Mai 68, mis en relief le scepticisme des gens à l’égard des institutions4. La critique des autorités y a été à ce point virulente que l’adhésion des sujets aux institutions ne va plus de soi : apparaît avec Mai 68 un certain détachement à l’égard des institutions. Jusqu’où peut aller un tel détachement ? En quel sens la critique des autorités implique-t-elle une critique des institutions ? Comment faire société dans une telle perspective ?

Les possédés

Dans La Possession de Loudun, Michel de Certeau s’intéresse, par-delà la contagion et les épidémies des transports religieux, au phénomène de la possession5. Toute sa réflexion est traversée par cette question : que signifie être possédé ? Et en quel sens la mécanique de la possession est-elle fondamentale dans la vie en société ?

Si les différentes façons de vivre en société reposent sur des foyers d’appartenance à l’ordre social, alors même que ces modalités sont le plus souvent incorporées et constituent un inconscient social qui noue par avance représentations collectives et représentations individuelles6, alors nous ne nous appartenons pas : nous sommes constitués dans un faisceau de relations qui nous précèdent. La question de savoir en quoi nous sommes un sujet prend alors un tour dramatique, car ces ensembles relationnels sont loin d’être cohérents. « La relation détermine les termes et non l’inverse », écrit Certeau, pour qui « chaque individualité est le lieu où se joue une pluralité incohérente (et souvent contradictoire) de ses déterminations relationnelles7 ». Être sujet, c’est être précédé d’un ensemble de formes sociales, de représentations, de liens, sans lesquels l’existence s’avère impossible, mais à la confrontation desquels l’existence court le risque de se perdre comme individualité.

Une telle antériorité du social sur l’individuel, que Certeau analyse depuis les acquis de la sociologie, de l’anthropologie et même de la psychanalyse, confère sa pleine portée au concept de possession. Nous sommes possédés par la société, non seulement parce que nous n’en sommes pas les propriétaires, mais également parce que nous logeons en elle et que nous lui devons notre propre organisation existentielle. Appartenir au social, c’est être d’emblée dépossédé de soi, c’est ne pouvoir vivre que hors de soi, dans un ensemble de normes, de règles et d’habitudes qui semblent porteuses d’une autorité transcendante.

Certeau rejoint certaines analyses de Ricœur en articulant indépendance et dépendance, autonomie et vulnérabilité, et annonce bien des pensées contemporaines, comme les éthiques du care ou les philosophies de la vulnérabilité. Sur le plan éthique et politique, quelle est l’indépendance de l’homme dépendant ? Quelle est l’autonomie de la personne vulnérable ? Pour autant, son interrogation repose sur des prémisses sociologiques qui dépendent elles-mêmes d’une anthropologie de la croyance. Pour que les institutions et les formes sociales puissent précéder les existences au point qu’elles n’aient d’autre choix que de leur appartenir, encore faut-il qu’elles soient crédibles.

La force de croire

De ce point de vue, ce qui règle la vie sociale, comme la vie politique au sens large, c’est bien l’ensemble des « manières de croire ». Elles ajustent en effet les individus aux formes sociales, leur donnant envie de s’y vouer, de s’y consacrer, de leur appartenir de façon pleinement consentie. « L’institution du réel » repose sur de telles « crédibilités politiques ». Les croyances ne sont pas réservées à l’expérience religieuse. Pour appartenir pleinement à une société, encore faut-il y croire.

Comme Certeau l’écrit de façon éloquente, la croyance est une « énergie motrice8 ». Elle pousse l’individu à s’investir dans un domaine d’action et de représentation. La croyance a valeur d’adhésion et de propulsion. C’est pourquoi les phénomènes historiques de possession que Certeau analyse – ces cas de religieux possédés par le démon, luttant dans leur corps contre lui, en proie aux convulsions et aux extases, dans des circonstances épidémiques de transport bruyant de la possession et de la convulsion –, ne sont que les formes extrêmes de toutes les possessions silencieuses qu’implique le fait d’exister en société. De la même manière que le croyant est d’abord celui qui croit à la grandeur de son Église, l’homme social, celui qui joue le jeu de la société, est d’abord celui qui croit à l’autorité de ses différentes institutions.

Néanmoins, cet ensemble de croyances n’est jamais pleinement stabilisé. La lecture de l’histoire longue des sociétés qu’accomplit Certeau dans son œuvre révèle que la sécularisation, c’est-à-dire le transport des figures de la croyance de l’Église vers la société, s’est doublée d’un affaiblissement des croyances. La force de croire a été transformée en véritable « faiblesse de croire9 ». La société ne parvient pas à transformer ses institutions et ses formes propres en Église. Tel est le problème anthropologique, social et politique que met en avant Certeau : comment produire des croyants ? Comment faire pour que l’on continue à jouer le jeu ? C’est le problème rencontré par les dictatures : mobiliser les gens, susciter encore l’envie d’en être. On sait que Winston, dans 1984 d’Orwell, est confronté à une telle lassitude. Mais c’est également le problème des démocraties : susciter l’adhésion des citoyens, faire en sorte que l’incertitude démocratique ne donne pas lieu à une incrédulité généralisée et un scepticisme mortifère10. La solution passe par le renforcement du « croyable », seul à même de produire des « croyants11 ». Pour Certeau, il n’y a pas de démocratie possible sans des pratiques de « crédibilités politiques », sans des « manières de croire12 ».

Exit !

Comment vivre ensemble quand on n’y croit plus vraiment ? Pour vivre en société, il faut bien, à l’instar des religieuses de Loudun, être possédé. Mais comment vivre en tant que dépossédé ? Telle est la question centrale autour de laquelle tourne la possibilité même de la démocratie comme régime qui risque, en raison même de son indétermination maximale, de se défaire – ce « maléfice de la vie à plusieurs13  ».

Le diagnostic de Certeau est sans appel. Non seulement nous ne croyons plus à la société, mais nous tendons à la fuir par toutes les portes, à prendre la tangente. Le contraire de l’adhésion, c’est la fuite. Nos sociétés sont devenues des sociétés de l’exode. Tel est le constat que Certeau, à rebours des événements de Mai 68, s’empresse de faire, un an après, pour signifier combien la remise en ordre conservatrice de la société après ses contestations créatrices et turbulentes risque fort de dégénérer en épuisement chronique. « Les révolutions du croyable » diagnostiquent la crise des autorités, alors même qu’elles sont nécessaires à la « communication » et à la « créativité » sociales, et que leur discrédit crée « une atmosphère sociale… irrespirable14 ». Certeau ne veut en aucun cas dissoudre l’autorité. Mais celle qui n’est pas crue et n’est pas vivifiée par les sujets s’y rapportant perd toute signification. Telle est la situation après Mai 68. Certeau s’emploie dès lors à lire les signes avant-coureurs de la crise des autorités, plus particulièrement une défiance grandissante à l’endroit de toutes les instances de représentation (syndicats, partis, etc.). Il note, dans le même sens, un épuisement de toutes les médiations du corps social : règles, rites et traditions sont de plus en plus contestés et perdent leur crédit. Ainsi entrons-nous durablement dans une société de la défiance, dans laquelle toutes « les confiances s’effritent. Violemment ou sans bruit15 ». Pour bien marquer cette rupture anthropologique, Certeau opte pour le mot d’« incroyable » : « l’incroyable », ce n’est pas seulement l’incroyance à l’égard de telle ou telle institution ou autorité, appelant son dépassement dans une autre institution ou une autorité renouvelée ; c’est bien davantage l’incapacité à croire dans quoi que ce soit.

Les sceptiques peuvent-ils faire société et s’assembler sans le moindre credo ? Pour Certeau, le discrédit est mortel. Il interprète cette ombre nihiliste dans laquelle tout le soleil de notre modernité s’est assombri comme un péril si grave que le travail de relève des institutions et des autorités est moins que jamais évident et aisé. Le fameux « plébiscite de tous les jours » qu’Ernest Renan voyait à l’œuvre dans nos adhésions répétées à la nation n’a donc plus cours pour Certeau et c’est là une révolution anthropologique d’une importance considérable, qui excède la forme nationale de telle ou telle société.

Diagnostic du présent

Le diagnostic du présent, rapporté à l’interrogation de savoir comment nous en sommes arrivés là, est en effet sans équivoque : « Le discrédit des autorités est notre expérience. Les symptômes se multiplient. Ils interdisent de se débarrasser du problème en le cantonnant dans tel ou tel secteur, politique, religieux ou social. Résurgents partout, ils affectent toutes les valeurs, celles du régime, celles de la patrie, celles des Églises ou celles de la Bourse. Une dévaluation s’étend16. » Le terme de « dévaluation » fait clairement référence au procédé de création de la valeur, l’évaluation, dont Nietzsche a montré combien il est un processus d’adhésion à des valeurs, sans lequel la vie elle-même ne pourrait plus être menée. Évaluer, c’est conjointement attacher une valeur à une manière de vivre solidifiée en institution et déprécier d’autres manières de vivre en rapport à d’autres formes sociales dont l’émergence est retardée, empêchée ou minorée selon les situations. Cet attachement à des valeurs affirmées est signe de santé pour Nietzche, y compris lorsqu’il est réactif plutôt qu’actif. Étymologiquement, le verbe latin à l’origine de l’« évaluation », et par extension, de la « valeur », valere, qui signifie « attacher de la valeur à », est celui-là même qui a donné naissance au terme de santé : valere, c’est en effet « se sentir bien, bien portant » et, par extension, « en bonne santé ». Si la santé sociale se manifeste par l’attachement à des valeurs, un trop grand détachement, une incrédulité généralisée à l’égard des valeurs et des normes sociales, ainsi que de toutes les institutions qui les incarnent et les font vivre, risque fort de compromettre cette santé. Ainsi, l’extension de la « dévaluation », à terme, rend les conditions mêmes de notre société problématiques.

Face à ce péril de la modernité, la tentation est grande de renouer avec les autorités anciennes pour s’épargner le travail de refondation de ces autorités. Mais ce n’est qu’un piège supplémentaire. L’autorité dépourvue de la moindre vie est un astre mort que se contentent de montrer du doigt les thuriféraires de l’ordre. Cette confusion entre l’ordre et l’autorité est particulièrement dommageable, car elle confond deux régimes anthropologiques distincts, celui de la croyance et celui de l’utilité. Les considérations sur le besoin d’ordre reposent en effet sur des considérations d’ordre utilitaire, alors que les considérations sur l’autorité reposent sur des convictions, c’est-à-dire sur les formes de la confiance sans laquelle aucune société ne peut vraiment se développer. En fait, ce qui se révèle dans une telle confusion, c’est l’indistinction du règne des fins et de la logique des moyens. La nécessité de l’ordre est interne au fonctionnement d’un régime d’actions : il ne peut y avoir « de bon fonctionnement d’un parti, d’une Église, ou d’une Université17 » sans un minimum d’ordre. Cependant, jamais l’ordre ne peut en être la fin. La logique du parti n’est pas d’instaurer un ordre, c’est de susciter une adhésion collective à des valeurs, à un programme, un ensemble de fins. C’est ce règne des fins dont s’approche Certeau grâce à la thématique de la confiance. L’autorité prend vie non quand elle est mise en ordre, mais quand elle est convaincante. La conviction est ainsi le but recherché de toute institution ; c’est quand elle y parvient qu’elle fait autorité.

Tout comme Walter Benjamin pouvait, au lendemain de la Première Guerre mondiale, oser le sombre diagnostic selon lequel le cours des expériences a chuté car la guerre a révélé que nous n’avons littéralement rien appris, Certeau, attentif à la retombée de la vitalité créatrice de Mai 68, peut noter que le cours des autorités a chuté, au point que les institutions suscitent une attitude de rejet.

La figure du croyant est remplacée par celle de l’Émigrant. Nos sociétés produisent une fuite en avant, un désir d’ailleurs, que Certeau interprète depuis le geste de l’Exit. Dans un livre important, Albert Hirschman a mis en avant trois attitudes à l’égard des institutions : la loyauté, l’Exit et la voix. La loyauté révèle une confiance réitérée ou renégociée. La voix est une attitude intermédiaire dans laquelle prendre la parole pour critiquer l’institution, ce n’est pas encore la quitter. L’Exit représente ainsi le stade ultime de délitement de l’institution, l’appel à la formation d’une nouvelle institution par l’élaboration d’une voix qui, ne parvenant plus à loger dans l’institution défaillante, réclame une nouvelle institution18. Dans un esprit proche, « l’émigration » désigne pour Certeau une fuite hors des institutions actuelles et le désir de nouvelles institutions. Nous désertons en masse. La désertion peut prendre la forme à peine remarquée d’une nostalgie du monde d’avant ; elle prend plus significativement la forme d’une rupture à l’égard du monde d’aujourd’hui. Nous assistons à la généralisation des « apatrides19 ».

La tentation de l’exil et la fable de l’individualisme

Une société peut-elle encore exister si elle est confrontée à ce point à la tentation de l’exil ? « Les institutions font aujourd’hui plus d’émigrés que de demi-soldes ; les partants sont plus nombreux que les nostalgiques20. » Ce sont les institutions, et en aucun cas les émigrés eux-mêmes, qui fabriquent l’émigration, en étant incapables de susciter la moindre adhésion. Certeau éclaire un tel processus par la vision du prophète Ézéchiel. Lorsque la ville de Jérusalem est vaincue par les Babyloniens, des déportations massives ont lieu et seule une minorité épargnée, se croyant l’élite, demeure dans l’enceinte de la ville sacrée, s’illusionnant sur la grandeur réelle de la Cité : l’architecture sacrée de la ville n’existe plus que comme décorum et non comme réalité spirituelle. La lettre de la cité demeure, alors que son esprit a fui. « Il nous arrive quelque chose d’analogue. Un exil se produit21. » Les institutions continuent de fonctionner car elles sont gardées et surveillées par une « élite », mais elles ne font plus autorité car elles ont déjà été abandonnées ou sont sur le point de l’être.

Dès lors, la question est bien de savoir où les gens fuient. Quelle est la contre-société établie à côté de la société ? Encore faut-il avoir répondu à la terrifiante hypothèse selon laquelle plus personne ne cherche en réalité à faire société, tant chacun est préoccupé de soi et de soi seulement. Si les individus fuient la société, est-ce pour faire une société des individus ou n’est-ce pas, plus radicalement, pour abolir la société et réaliser l’individu ?

Cette question peut être abordée depuis la longue histoire de la montée de l’individualisme à laquelle se réfère implicitement Certeau quand il étudie, dans L’Invention du quotidien, les différentes modalités d’une littérature « hétérologique » qu’il fait remonter au roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé (1719), dont la figure est interprétée comme l’archétype de l’entrepreneur capitaliste.

Certeau se rend attentif aux pratiques d’écriture de Robinson. Il souligne que l’écriture de son journal est concomitante de sa volonté de se rendre maître de l’île. Le même geste de l’écriture-appropriation, du temps et de l’espace, constitue la subjectivité de Robinson : il s’agit d’organiser le monde selon son seul vouloir, alors même qu’il est situé dans l’adversité la plus extrême. « Chez Defoe, l’éveil de Robinson au travail capitaliste et conquérant d’écrire son île s’inaugure avec la décision d’écrire son journal, de s’assurer par là un espace de maîtrise sur le temps et sur les choses, et de se constituer ainsi, avec la page blanche, une première île où produire son vouloir22. » Cette lecture de la maîtrise du monde qu’inaugure Robinson, qui entend plier le monde à sa propre loi, fait émerger la figure du sujet individuel : « Un nouveau roi grandit : le sujet individuel, insaisissable maître. À l’homme de la culture éclairée, se trouve transféré le privilège d’être lui-même le dieu23. » Robinson est le symptôme d’une société des individus. Il manifeste avec éclat l’avènement de l’individu maître et possesseur du monde.

Mais Robinson découvre l’Autre radical en la présence de celui qu’il n’a pas encore nommé Vendredi et qu’il ne s’est donc pas encore approprié. Sa volonté de conquête et de maîtrise de l’île est soudainement tourneboulée par la peur panique de l’étranger. L’arpentage de l’île, le bornage de ses propriétés, l’écriture de l’espace sont bouleversés par la présence non dissimulée de l’autre. Il s’ensuit une danse de la dévoration. « Instabilité du bornage : la frontière cède à de l’étranger24. » Robinson, à la présence de l’étranger non encore identifié et borné en la présence ancillaire de Vendredi, est désorienté, saisi de panique, vit dans l’angoisse de se faire dévorer et répond à cette angoisse par une pulsion anthropophage. Robinson s’attache d’autant plus à sa propre culture que les formes énigmatiques de la présence de l’Autre « relèvent, note Certeau, de quelque chose de “sauvage”25 ». Certeau remarque que cette sauvagerie est instituée au moment où elle est signifiée dans l’écriture. La déclaration de la sauvagerie de l’Autre scelle son existence sur les bords du système de valeurs de Robinson : elle est performative et cette performativité s’accomplit dans une excommunication. Le terme est choisi par Certeau : « Comme on excommunie en nommant, le nom de “sauvage” crée et définit à la fois ce que l’économie scripturaire situe hors de soi26. » Si le sauvage est l’excommunié, c’est que Robinson est tout à la fois le clergé et le croyant : il répète les croyances et les rituels qui fixent son appartenance à la société britannique dans un monde d’adversité où il risque bien de ne plus être.

Michel de Certeau analyse la question essentiellement sous l’angle de l’écriture : « La “fiction théorique” inventée par Daniel Defoe dessine une forme de l’altérité relative à l’écriture27. » Mais la lecture coloniale reste tout aussi pertinente. L’entrepreneur capitaliste Robinson n’est-il pas celui qui continue à être le citoyen de Sa Majesté dans une île qui finit par lui appartenir ? Le texte se veut dès lors une entrée raisonnée dans le corps de l’Autre, pour mieux l’arraisonner et s’en approprier la teneur, sous la forme d’une extension qui est soumise à une procédure coloniale. Car l’obsession unique de Robinson, fuyard malgré lui de l’Empire, est bien de savoir comment en être encore. Comment être citoyen de Sa Majesté alors que l’on est séparé du territoire britannique de quelques milliers de kilomètres ? Robinson s’emploie, à défaut de pouvoir revenir dans le giron de l’Empire, à reproduire toutes les conduites qui lui permettent de s’éprouver encore comme citoyen britannique. Tenir à jour le calendrier, lire, se raser, prier… : ce sont là des activités de quelqu’un qui y croit encore malgré la présence de l’étranger et dont les croyances vont lui permettre de s’approprier le territoire de l’autre, de le faire sien, de le coloniser.

Ainsi, l’individualisme est moins la dissolution de la société par l’affirmation de la valeur inconditionnelle des individus que le projet de faire société par les individus. Aussi le problème initial demeure-t-il : quelles sont les croyances propres à une société des individus ? Dans l’esprit de Defoe, Robinson ne rencontre pas ce problème, car il réactive les croyances de la société britannique hors de celle-ci : il est donc, de ce point de vue, un individu protozoaire, encore balbutiant, qui se reconstitue dans la langue de l’empire britannique dont il épouse toutes les croyances. La longue histoire de l’individu souverain, s’affirmant toujours davantage comme individu entrepreneur de soi28, ne peut se développer que par la création d’un corps renouvelé de croyances sociales. Encore faut-il que les lois du nouveau monde entrent dans le corps de chacun et le remodèlent.

Cette opération de modelage des corps est proche de celle décrite par Foucault dans Surveiller et punir. Certeau souligne que les corps « ne deviennent des corps que par leur conformation à des codes ». La disciplinarisation des corps vise à « leur faire épeler un ordre ». Encore cette opération est-elle incomplète et insuffisante si elle n’est pas parachevée par un ensemble de discours qui sont incorporés par les individus sous forme de croyances. L’économie libérale est, selon Certeau, dotée d’une telle capacité : « L’économie libérale n’est pas moins efficace que le totalitarisme pour effectuer cette articulation de la loi par les corps29. » Elle s’en distingue toutefois radicalement par le fait qu’elle n’impose rien, mais se contente de propager des discours (comme celui sur les richesses) qui finissent par susciter l’adhésion des individus à la société sous forme de pratiques : « Une crédibilité du discours est d’abord ce qui fait marcher des croyants. Elle produit des pratiquants. Faire croire c’est faire faire30. »

Quelles sont nos nouvelles croyances ?

C’est cette belle fable individualiste de l’homme-croyant qui a été soudainement interrompue en mai 1968. Certeau en fait l’archéologie pour mieux comprendre dans quelle mesure une société des incroyants est encore possible. Ce qui caractérise cette nouvelle société, c’est donc que les hommes qui y vivent fuient en permanence. Certeau, de façon éloquente, les appelle des émigrés : les hommes deviennent des « émigrés » car ils adhèrent de moins en moins « aux institutions par conviction ». Le livre des fuites est général. Toutes les positions sociales tendent à être désertées. « Ce qui émigre, note Certeau, c’est l’adhésion, celle de citoyens, celle d’inscrits à un parti ou à un syndicat, celle de membres d’une Église31 » Cela ne signifie pas que plus personne n’occupe les positions sociales, mais plutôt que de telles positions sont occupées par cynisme, esprit de corps ou tradition. Certeau diagnostique ainsi « une logique de la rupture » engendrée par l’émigration, qui lui apparaît comme « une maladie sociale32 » en ce qu’elle menace les fondements mêmes de la civilisation. À terme, le risque est que nous vivions dans un « pays étranger33 ».

Comment vivre en société quand on ne croit plus dans une telle société ? N’en sommes-nous pas là aujourd’hui ? La destitution de l’ancienne société ne rend pas justice à l’institution de la nouvelle société. Les croyances qui s’effondrent ne doivent pas occulter les nouvelles croyances qui émergent. Il continue bien d’exister, en effet, et ce à même le processus de désagrégation historique de l’autorité des croyances, des « révolutions du croyable ». « Des croyances émergent, qui rendent possible une élaboration commune34. » Le rôle des intellectuels est sans aucun doute de se rendre attentifs à ces lames de fond qui font tenir ensemble les individus dans la même société, à ces croyances communes qui peuvent être très modestes et qui ne sont pas nécessairement revendicatives. Les fondamentalismes religieux, si puissants aujourd’hui, ne sont-ils pas autant de tentatives pour se rendre maîtres et possesseurs des croyances sociales ? Mais une société des incroyants est-elle tenable ? Sans doute sommes-nous les contemporains de nouvelles croyances dont il faudrait faire alors la liste et parmi lesquelles figureraient en très bonne place les convictions que nous entrons dans un âge de l’égalité de genre et dans celui d’une commune appartenance des humains et des non-humains à la nature.

Un militantisme d’un style nouveau se constitue à l’intersection de ces régimes de croyance : l’écoféminisme. Est-ce là une conséquence ultime de la société de l’exode diagnostiquée par Certeau ? Nous avons tellement émigré hors des formes traditionnelles des attaches institutionnelles et des autorités sociales classiques que nous nous sommes placés à la verticale de la société, dans un rapport d’appartenance à la nature, et que nous sommes en train, depuis cette verticale, de refaire société autrement. Une société de l’exode, en nous faisant sortir des régimes productivistes et capitalistes et des crédibilités politiques qui les soutiennent, n’est-elle pas alors un chemin d’avenir ? Ce n’est pas un hasard si les militantismes écoféministes actuels rencontrent une ferveur nouvelle, quoique encore limitée. À travers eux, ce sont de nouvelles alliances entre les humains et les non-humains qui se diffusent au sein même de la société pour la refaire selon de tout autres coordonnées que les repères capitalistes et patriarcaux classiques, en cours d’essoufflement. Dans un livre fondateur de l’écoféminisme, Carolyn Merchant note que les pratiques écoféministes, insistant sur la nécessité de rétablir l’équilibre naturel perturbé par la double domination de l’homme sur la nature et sur la femme, « pointent en direction d’une nouvelle vision du monde qui pourrait guider les citoyens du xxie siècle vers un mode de vie écologiquement durable35 ». N’est-ce pas un appel à refaire société sur de tout autres bases ? Un appel à de nouvelles croyances ?

  • 1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 212.
  • 2. Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories [1997], trad. par Brice Matthieussent, préface de Catherine Malabou, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002.
  • 3. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, Arts de faire [1980], éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990.
  • 4. M. de Certeau, La Prise de parole et autres écrits politiques [1968], éd. établie et présentée par L. Giard, Paris, Seuil, 1994.
  • 5. M. de Certeau, La Possession de Loudun [1970], éd. revue par L. Giard, Paris, Gallimard, 2005.
  • 6. Voir Émile Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives » [1898], Sociologie et philosophie, présentation de Bruno Karsenti, Paris, Presses universitaires de France, 2014.
  • 7. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. xxv-xxxvi.
  • 8. Ibid., p. 261.
  • 9. M. de Certeau, La Faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987.
  • 10. Voir Claude Lefort, « Le corps interposé : 1984 de Georges Orwell », dans Écrire. À l’épreuve de la politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
  • 11. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 265.
  • 12. Ce sont respectivement les titres du chapitre XIII et de la cinquième partie de L’Invention du quotidien.
  • 13. Maurice Merleau-Ponty, « Préface », Humanisme et Terreur. Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, 1948. L’expression est reprise par Étienne Tassin dans Le Maléfice de la vie à plusieurs, Montrouge, Bayard, 2012.
  • 14. M. de Certeau, « Les révolutions du croyable » [1969], La Culture au pluriel, éd. établie et présentée par L. Giard, Paris, Seuil, 1993, p. 17.
  • 15. Ibid., p. 19.
  • 16. Ibid., p. 20.
  • 17. Ibid., p. 20.
  • 18. Voir Albert O. Hirschman, Face au déclin des entreprises et des institutions [1970], trad. par Claude Besseyrias, Paris, Les Éditions ouvrières, 1972 (rééd. sous le titre Défection et prise de parole. Théorie et applications, Paris, Fayard, 1995).
  • 19. M. de Certeau, La Culture au pluriel, op. cit., p. 21.
  • 20. Ibid., p. 22.
  • 21. Ibid.
  • 22. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 202.
  • 23. Ibid., p. 229.
  • 24. Ibid., p. 225.
  • 25. Ibid., p. 227.
  • 26. Ibid.
  • 27. Ibid.
  • 28. Voir M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977-1978, éd. établie sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana par Michel Senellart, Paris, Seuil/Gallimard/EHESS, 2004.
  • 29. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 217.
  • 30. Ibid., p. 218.
  • 31. M. de Certeau, La Culture au pluriel, op. cit., p. 23.
  • 32. Ibid., p. 24.
  • 33. Ibid., p. 25.
  • 34. Ibid., p. 27.
  • 35. Carolyn Merchant, La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique [1980], trad. par Margot Lauwers, postface de Catherine Larrère, Marseille, Wildproject, 2021.

Guillaume Le Blanc

Philosophe, professeur à l’université Paris-Est, il travaille sur notre rapport à la santé (Canguilhem et les normes, PUF, 1998), au soin, au corps (Courir. Méditations physiques, Paris, Flammarion, 2013), ce qui l'a conduit à s'interroger sur l'exclusion, l'invisibilité de certaines situations sociales, les situations de marginalité et d'étrangeté (Vies ordinaires, vie précaires (Seuil, 2007) ; L

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