Pour un tournant dans la politique scolaire
Cette rentrée semble marquée par la fin d’un certain silence : celui qui portait sur les limites des méthodes de lutte contre l’échec scolaire, et sur le recul du système éducatif français dans les classements internationaux. Pour expliquer l’inefficacité de certaines réformes, il serait trop facile – ce que font certains – d’incriminer le « conservatisme » des enseignants, leurs résistances au changement, notamment dans les méthodes. Ce discours a tenu lieu trop souvent de prétexte pour ne pas réexaminer les principes mêmes qui ont inspiré les politiques d’éducation depuis plusieurs dizaines d’années, tant des gouvernements de gauche que de droite.
Difficultés précoces
Un constat s’impose : la source essentielle des échecs graves à l’école est à chercher du côté des 20 % d’enfants qui au CP connaissent de sérieuses difficultés et pour lesquels les seuls remèdes mis en avant sont soit le redoublement, soit le passage en classe supérieure, avec une situation d’échec qui ne fera que s’aggraver de niveau en niveau au cours de la scolarité, jusqu’à la sortie du collège.
Ainsi, les études internationales font apparaître les conséquences de cet échec précoce sur les apprentissages fondamentaux (ainsi nommés parce qu’ils sont le fondement sur lequel s’appuient les acquisitions scolaires ultérieures). Il est évident que les choses ne se sont pas améliorées depuis ce rapport Ocde de 1995, boycotté finalement par la France, et qui établissait que 40 % des Français peinent à lire un document.
À partir du moment où diverses modalités de lutte contre l’échec ont échoué, il faut les abandonner, et en récupérer les moyens pour une véritable prise en charge spécifique des enfants en difficulté. L’idée n’est pas nouvelle : il s’agirait de prendre en charge sur plusieurs mois, en groupes de 5 ou 6 ces enfants en difficulté, pour analyser leurs lacunes et mettre en œuvre les moyens d’y remédier. Cela coûterait cher ? Beaucoup moins, en définitive, que l’échec actuel et massif.
La règle devrait être également de ne pas faire passer en 6e des enfants qui sont manifestement promis à de graves difficultés au collège. Là aussi il faut mettre en place non pas un redoublement mais une prise en charge adaptée.
Il n’est pas évident de cibler ces actions : les dispositifs d’aide exigent la mise au point de méthodes adaptées et, de plus, l’intervention de compétences diverses.
À l’objection : « Tout cela coûterait trop cher, pour un résultat incertain », je répondrai : on devrait tout d’abord expérimenter ces suggestions sur un nombre limité, mais sensible, de classes.
Bien entendu, les mesures qu’on vient d’esquisser supposent une remise en cause de l’esprit des politiques éducatives pratiquées depuis de longues années. On n’abandonne pas facilement des évidences anciennes. Ce n’est pas une mince affaire, par exemple, que de reconnaître que quelques élèves en moins dans une classe est une mesure sans effet sur les échecs (ce qui ne justifie pas pour autant l’accroissement de la moyenne d’élèves par classe).
Sélection et égalité des chances
Un autre aspect des politiques scolaires qu’il conviendrait de remettre en cause est l’oubli du fonctionnement injuste de l’école dans sa participation à la sélection et à la formation des élites. Dans notre système démocratique, la société n’intervient pas seulement selon une logique égalitaire sur l’école. Elle attend aussi de l’école une intervention dans la sélection des futures élites. La poursuite de l’égalité est nécessaire dans l’école, mais s’en tenir à cette seule fin conduit à l’égalitarisme, qui n’est que l’apparence de l’égalité. Il faut aussi faire avancer la justice dans l’école. Ainsi, il importe de reconnaître que ni la sélection scolaire, ni la compétition, ne sont en soi condamnables. Ce sont les processus socialement injustes selon lesquels s’opèrent sélection et compétition qu’il faut critiquer. Paul Langevin et Henri Wallon, les auteurs du plan de réforme qui porte leur nom et fut, jusqu’en 1968, la bible de la démocratisation de l’école, donnaient pour but à l’école de détecter l’intelligence, les talents, l’excellence, dans toutes les catégories sociales de la nation. Ils estimaient, à juste titre, que l’intelligence et le talent ne sont pas le monopole de telle ou telle classe sociale. Or, les bilans sont là, la base sociale du recrutement des grandes écoles s’est notoirement rétrécie au cours de ces quelques dizaines d’années de croissance de la scolarisation.
Ajoutons, ce qui est évident pour tout observateur attentif du système scolaire, que la manière injuste dont s’opère actuellement la logique élitaire, l’élitisme qui en est la perversion, engendre une autre injustice. Non seulement elle exclut injustement des enfants des filières d’excellence, mais elle a des effets négatifs sur l’ensemble du système scolaire. Pour fonctionner, elle a besoin, comme sous-produit, de l’échec scolaire de masse.
Que faire, dans ces conditions ?
Avançons rapidement quelques suggestions. Tout d’abord, dans la mesure où malgré les objectifs affichés on n’a jamais aboli les filières dans l’école, il faudrait développer des dispositifs de passerelles entre diverses filières scolaires, notamment entre filières technologiques et générales, et ceci à divers niveaux. Ainsi, on pourrait concevoir qu’un jeune, parti faire un Cap après la cinquième dans un établissement technique, ait la possibilité d’emprunter ensuite une passerelle (c’est-à-dire un cursus de mise au point adapté) lui donnant accès à une seconde générale.
Par ailleurs, on ne peut pas se contenter des initiatives style Sciences Po d’ouverture à un petit nombre d’excellents élèves de banlieues. Pour lutter contre la désespérance scolaire qui mine les établissements recrutant dans les quartiers pauvres, il faut donner le droit et les moyens aux collèges et lycées de ces secteurs de constituer des classes d’excellent niveau composées d’enfants motivés ou que l’entrée dans ces classes motiverait. Ces classes existeraient sur la base d’un processus sélectif interne à l’établissement. Non seulement on parviendrait aussi à remettre un peu d’espérance dans ces établissements, mais aucun d’entre eux ne pourrait être globalement dévalorisé1.
Il faudrait parallèlement mettre en œuvre des mesures pour éviter que telle ou telle classe subisse de tels dysfonctionnements, qu’elle serait scolairement sinistrée.
Ici j’entends de nouveau l’objection : qu’est-ce qui prouve que ces suggestions sont meilleures que d’autres ? Elles ne se présentent pas comme un plan global de réforme pensé abstraitement. Elles ne sont que des hypothèses à expérimenter. Il faudrait d’urgence autoriser des établissements à les expérimenter, bien entendu en les aidant.
Insistons : il ne faut plus attendre une réforme globale miracle qu’il suffirait « d’appliquer ». Mais il faut aux responsables le courage de faire subir à une politique d’éducation qui a longtemps duré, identique à elle-même, un important tournant. Car on en conviendra : quel que soit le domaine, aucune ligne politique n’est éternelle. Une certaine impulsion politique peut avoir en un temps son utilité. C’est le cas pour certaines mesures en politique scolaire. Mais le moment est venu de reconnaître que la politique jusqu’ici menée a épuisé ses effets positifs et que, désormais, elle laisse le système scolaire aller vers sa dégradation.
- 1.
Proposition développée dans Guy Coq, Dix propositions pour une école juste, Paris, Desclée de Brouwer, 2007.