Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

François Mitterrand autobiographe. Des mémoires discontinus contre le monument gaullien

Des mémoires discontinus contre le monument gaullien

Alors que la campagne présidentielle se place à gauche sous le signe de la nostalgie du mitterrandisme, cet article s’interroge sur l’absence d’œuvre mémorialiste de François Mitterrand. Le choix de ne livrer que des aperçus partiels de son parcours, notamment sous la forme d’entretiens, est le reflet d’une vie politique suractive mais elle témoigne aussi d’une rivalité mal surmontée avec le modèle gaullien.

Tout homme politique autobiographe ne devient pas ipso facto mémorialiste d’État. Les modèles de mémoires d’État transmis à la postérité par Retz, Saint-Simon et Chateaubriand ne sont guère aisés à imiter. Le général de Gaulle y est parvenu, tout en paraissant exténuer le genre. Les politiciens talentueux sont désormais contraints à réinventer peu ou prou les mémoires d’État. François Mitterrand ne s’y est pas risqué. Son autobiographie, disséminée dans plusieurs ouvrages, s’avère inachevée. Les trente premières pages de souvenirs personnels mitterrandiens ont été publiées en 1969 sous le titre « Fragments d’autobiographie pour une explication politique1 ».

Par la suite, son goût de l’action a encouragé François Mitterrand à adopter le genre de la chronique tenue au jour le jour. La Paille et le grain (1975) ou l’Abeille et l’architecte (1978) sont les œuvres d’un diariste pressé, qui griffonne entre deux rencontres, dans un avion, ou à l’hôtel le soir d’un meeting quelques notes sans suite. Dans un avertissement à la Paille et le grain, Mitterrand prévient du caractère discontinu de son entreprise : « Je n’ai pas l’intention d’écrire des mémoires et je ne tiens pas un journal des événements que je vis ou approche2. » Surmené par ses responsabilités politiques, Mitterrand échoue à concevoir une œuvre construite. D’ailleurs, le futur président de la France est conscient de sa faiblesse d’inspiration, en dépit d’une sensibilité littéraire marquée.

Il note le 10 octobre 1977 :

À Paul Guilbert, du Quotidien de Paris, qui m’interroge : « Êtes-vous un écrivain rentré ou un politique par dépit ? » Je réponds : « Je suis un homme politique. » Sans doute avais-je plus de goût pour l’action. Écrivain, je n’aurais pas été un écrivain d’imagination3.

Si Mitterrand n’est pas connu comme auteur de fiction, il ne s’est pas révélé non plus en tant que mémorialiste novateur. Et pourtant, l’ancien prisonnier de guerre devenu résistant, le politicien onze fois ministre sous la IVeRépublique ne manquait pas de matière. Un parcours politique original, mené de la droite catholique vers la gauche socialiste, aurait mérité d’être consigné dans des mémoires, pour l’instruction des générations futures. Dans les derniers temps de son existence Mitterrand, conscient sans doute de l’imperfection d’un destin de politicien lettré privé de mémoires, s’est efforcé en vain de combler cette lacune.

Des mémoires dialogués?

À partir de 1992, la maladie diminue les forces physiques du président, sans affaiblir sa volonté. Et si la mort le talonne, il lui résiste avec fermeté. Pourtant, il ne l’ignore pas, son existence ne tardera pas à se transformer en destin : le président va quitter le monde prochainement. Il semble urgent pour lui de revisiter quelques épisodes obscurs de son passé, notamment ce qu’un de ses biographes nommera l’épisode « maréchaliste4 ». Le président, sollicité par la presse, consulté par ses biographes, préfère ne plus esquiver les explications sur son passé vichyssois. Pourquoi est-il demeuré à Vichy, sous influence pétainiste jusqu’en novembre 19435 ? Qu’en est-il de cette décoration compromettante, la francisque, qu’il a reçue sans doute au printemps ou à l’été 19436 ? Comment son amitié avec René Bousquet a-t-elle pu naître, puis perdurer en dépit des mises en garde ? Telles sont les interrogations que le président est las d’entendre. Mais un unique plaidoyer ne suffira pas pour sa défense tant il a tardé à aborder franchement ces sujets. Mitterrand entre donc en « autobiographie permanente » comme on entre en religion, au début des années 1990.

Le procédé de l’autobiographie permanente est né, selon Michel Foucault, dans les milieux puritains anglais, « où chacun se raconte, à lui-même et aux autres, à l’entourage, aux gens de la même communauté, sa propre vie, pour que l’on puisse y détecter les signes de l’élection divine7 ». Son second septennat entamé, le président Mitterrand, hanté par sa mort annoncée, a éprouvé un certain soulagement à se confier oralement à des proches. Il a multiplié alors les entretiens relatifs à son passé avec des historiens, des écrivains et des journalistes. C’est pourquoi dans la bibliographie mitterrandienne, deux titres pourraient laisser supposer, à tort, que Mitterrand a publié d’authentiques mémoires. À l’origine de Mémoire à deux voix, ouvrage paru en 1995, un dialogue avec Élie Wiesel mis en forme par le président8. L’emploi au singulier du substantif « mémoire », principal mot du titre, indique assez l’ambiguïté de cet exercice à deux, qui ne saurait être confondu avec l’entreprise personnelle de styliste qu’a menée Chateaubriand par exemple, dans ses Mémoires d’outre-tombe. Le second titre publié en 1996, Mémoires interrompus9, entretiens de François Mitterrand avec Georges-Marc Benamou, mérite un examen attentif, avant d’être écarté de la catégorie des mémoires d’État.

Pour cet ouvrage autobiographique, le président a derechef accepté d’être soutenu dans son entreprise par un alter ego, inconnu ou peu connu du lecteur. Georges-Marc Benamou a donc accompagné Mitterrand dans une éprouvante quête de vérité. Chacun, tenant un rôle dans cette confrontation inhabituelle d’un jeune journaliste déférent et d’un homme d’État expérimenté, s’est exposé aux risques d’un projet audacieux : l’écriture de mémoires d’État à deux voix. Était-ce seulement concevable ? Les mémoires traditionnels ne se présentent jamais sous une forme dialoguée, mais comme un récit chronologique, dont un auteur assume la responsabilité. Certes, il arrive au mémorialiste, quoique rarement, d’ordonner ses mémoires par thèmes. C’est le cas par exemple des Mémoires d’espoir du général de Gaulle. Mais quelle que soit la formule adoptée, le lecteur doit reconnaître dans le je du mémorialiste une grande figure, qui parvient seule à maîtriser les contradictions de l’histoire. Dans les Mémoires interrompus, le lecteur identifie, en effet, un personnage que le débat public lui a imposé de fréquenter. Il s’exprime à la requête d’un cadet qui n’a pas encore laissé de trace dans l’histoire. Le président réplique par de longs développements aux interrogations de Benamou. Le je du héros n’établit sa supériorité ni par l’emphase, ni par la hauteur du propos. Aucune rupture n’est instaurée dans le texte qui distinguerait le sujet Mitterrand de tout autre sujet autobiographique moins illustre. L’interviewer, quant à lui, est un sujet sans références, sans passé. Il n’est pas doté d’un présent qui serait distinct de son questionnement. Cette discrétion, cet effacement soulignés du partenaire de l’homme d’État, lui confèrent un peu plus que le statut de journaliste objectif. Pas encore celui du diariste, ni du biographe toutefois. L’entretien ne constitue pas un véritable dialogue, c’est-à-dire un échange au terme duquel chacun des interlocuteurs aurait évolué. L’inégalité de statut entre les deux hommes n’est pas non plus gommée au profit d’une compréhension accrue entre les générations. À la vérité, la formule des mémoires dialogués semble porter en elle le germe de sa propre critique.

Benamou a révélé après coup les secrets de fabrication des Mémoires interrompus10. Le journaliste a rencontré Mitterrand trois années durant, de l’été 1992 à la fin de novembre 1995, pour des séances de travail de plus en plus éprouvantes. La conversation ne suffisait pas toujours à stimuler la mémoire présidentielle. La consultation de documents anciens encourageait parfois l’émergence du souvenir. Journaux, affiches électorales, le président se montrait sensible à ces supports mémoriels. Il appréciait de relire ses éditoriaux parus dans Libres, quotidien de son mouvement de Résistance11. Et la lecture de la presse lui inspirait des réflexions personnelles. C’est ainsi que le journaliste-confident s’était peu à peu transformé en documentaliste. Mais jamais aucun mémorialiste d’État n’a accordé de place à son archiviste dans ses souvenirs autobiographiques !

Mitterrand, un opposant à de Gaulle dès 1943

Les Mémoires interrompus se présentent comme un texte bref dont l’originalité tient à son caractère d’épure. Une troublante décantation y met en lumière ce qui se trouve d’habitude le plus dissimulé dans les mémoires : le souci de l’auteur d’imposer une vision de l’histoire à son avantage. La conception de l’histoire mitterrandienne s’oppose à l’historiographie gaullienne. Après l’époque de la politique antigaulliste, qui a occupé une partie de la carrière de Mitterrand, est advenu le temps du conflit symbolique. Les enjeux historiographiques des Mémoires interrompus sont considérables : les deux tiers du livre sont consacrés à la Seconde Guerre mondiale et à la Libération. En réalité, dans les Mémoires interrompus, Mitterrand s’applique à réfuter les Mémoires de guerre du général de Gaulle. Il reste encore au président sa plume pour remporter une dernière victoire sur le champ de bataille de la mémoire. Pour commencer, il déclare considérer le 18 juin 1940 comme un mythe trompeur12. Très peu de Français ont entendu l’appel du général, lancé depuis Londres. Cette date, rétrospectivement tenue pour fondatrice de la Résistance, introduirait la confusion dans les esprits13. Mitterrand, quant à lui, n’a pas confié son destin à de Gaulle. Il n’a pas suivi l’exemple de ces résistants qui, partis pour Alger rencontrer le grand exilé, ont été absorbés bon gré mal gré dans les forces de la France libre et sont tardivement rentrés en France. Grâce au récit héroïsé de son rendez-vous d’Alger avec le général, Mitterrand prétend marquer sa singularité d’opposant déjà déclaré en 194314. Était-il préférable pour lui d’insister dans son récit sur l’animosité du général ou sur une amabilité feinte pour mettre le mieux en valeur sa propre stature exceptionnelle ? C’est finalement le portrait d’un général courtois qu’il retient pour la postérité :

Je le revois tel qu’il était, assis dans son fauteuil, ses grandes mains pendantes comme s’il n’avait su qu’en faire. Il se leva, m’accueillit sans solennité, plutôt décontracté, affable même15.

La rivalité entre le neveu du général, Michel Cailliau, et Mitterrand pour la direction, en France, d’un mouvement de prisonniers de guerre unifié n’est, en revanche, pas oubliée16. Le conflit entre la Résistance intérieure et la Résistance de Londres serait la clé, selon Mitterrand, d’une histoire moins partiale.

L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Le récit de la rivalité entre Résistance intérieure et Résistance extérieure reste à connaître17.

Mais ce désir légitime d’une révision de l’histoire de la Résistance n’exempte pas Mitterrand de réfléchir également à l’histoire du régime de Vichy. L’historien Robert Paxton a bouleversé la tradition historiographique française en introduisant le concept de « collaboration d’État » dans son ouvrage, la France de Vichy, publié en 197318. Malheureusement, Mitterrand ne semble pas avoir pris acte de cette nouvelle donne. Le président persévère dans son incompréhensible réticence à condamner le régime de Vichy. Il s’obstine à analyser Vichy comme une accumulation de cas individuels. En fait, le verbe présidentiel ne se trouve-t-il pas pris en défaut dans cette affaire ? Aucune mise en scène du débat historique ne remplace une démarche scientifique. Certes, le président semble parfaitement maîtriser son dialogue avec Benamou. Mais est-ce bien l’enjeu ? C’est ainsi qu’il n’hésite pas à souligner ses oublis et ses incertitudes. Mitterrand a pourtant récrit plusieurs versions de son texte. D’ailleurs, il n’est pas sans arrière-pensées lorsqu’il maintient, par exemple, ce portrait des fonctionnaires de Vichy qui exagère habilement la médiocrité du personnel politique pétainiste :

[…] collaborateurs de ministres, hauts fonctionnaires, sous-classe étrange et légèrement comique pour qui l’État se ramène à une certaine façon de nouer sa cravate, d’allumer une cigarette, de marcher sur des œufs et de fixer des rendez-vous, destinés à n’être connus de personne, dans les bars où l’on rencontre tout le monde19.

Mais la collaboration d’État ne consistait pas seulement, pour les hauts fonctionnaires, à adopter des postures ridicules20 ! Les choix et les décisions de ces notables ont eu des conséquences tragiques dans les domaines social, économique et culturel. Et la question juive ne saurait être traitée comme un paramètre parmi d’autres d’une politique réactionnaire, conduite par un personnel souvent antisémite. Paxton a établi que la politique d’exclusion sociale des juifs de 1940-1941 est largement imputable aux autorités de Vichy elles-mêmes. L’application de « la solution finale » effectivement exigée par les Allemands à partir de 1942 a été facilitée, par exemple, par les agissements de René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy21. Il est impossible d’apprendre, sans en concevoir une amertume profonde, que Mitterrand a fréquenté amicalement ce personnage responsable de l’organisation de la rafle du Vél’d’Hiv jusque dans les années 1980. En dépit de sa bonne volonté déclarée, Mitterrand ne parvient pas à effacer la stupeur provoquée par la confirmation de telles fréquentations. La distorsion est trop grande entre le portrait de lui en résistant brossé autrefois et les contours inquiétants de sa nouvelle figure surgie du passé. Morland, identité cryptée de Mitterrand résistant, séducteur et courageux, avait ce côté Rastignac, qui affaiblit la lucidité de certains brillants caractères.

La nouveauté du procédé des Mémoires interrompus qui consiste à révéler hardiment et soudainement le dessous des cartes s’avère néanmoins magistral. Mais, la puissance symbolique des mémoires d’État ne tient pas à des procédés. L’écriture de Mitterrand dans ses Mémoires interrompus, le plus souvent irréprochable, sans atteindre à rien de remarquable, se hisse par intermittence au niveau de ces littérateurs qu’il admire. Mais mémoires et entretiens littéraires ne sont pas du même ordre. La solitude éthique du mémorialiste pariant son destin aux dés de l’écriture est incomparablement plus impressionnante pour le lecteur que le théâtre trompeur d’une confession publique incomplète. Le titre de mémoires adopté par Mitterrand ne saurait suffire à définir un texte appelé, par ailleurs, à être classé sous la rubrique de l’entretien littéraire. Le président Mitterrand écrivain se définit donc plutôt comme autobiographe, au sens strict du terme.

La rectification autobiographique

La vraie littérature naît, je le crois – je l’ai déjà noté – de l’exactitude du mot et de la chose,

notait Mitterrand le 10 octobre 197722. Cette exigence, qu’il se plaît à répéter dans ses différents textes, semblerait requise pour une autobiographie éthique. En réalité, il arrive souvent que les autobiographes idéalisent le passé, soit que leur mémoire les trahisse, soit qu’ils dissimulent tel ou tel épisode honteux. Ces défaillances ne justifient pas que l’on refuse le label autobiographique à leurs écrits. Des motifs psychologiques, moraux ou politiques, peuvent entraver ou retarder un aveu embarrassant. Mais si le contexte pose comme horizon la recherche d’une vérité de soi, alors le mensonge est une des formes de cette quête qu’il convient d’analyser23. Du reste, il est aisé à un écrivain qui se refuse totalement à l’autoportrait de préférer l’art de la fiction. C’est pourquoi, après avoir pris connaissance d’une autobiographie, les lecteurs sont accoutumés à exercer éventuellement toute rectification autobiographique indispensable au rétablissement de la vérité. Mitterrand connaissait ce mécanisme et l’avait appliqué aux mémoires gaulliens, également corrigés sur certains points par l’historien journaliste, Pierre Viansson-Ponté, dans son livre Histoire de la république gaullienne. En date du 19 septembre 1971, Mitterrand note les propos suivants :

Le livre de Viansson-Ponté se distingue par un souci de mise en ordre et d’explication des faits, par une logique intérieure du récit trop souvent négligée par les mémorialistes, à l’exception du général de Gaulle lui-même, dont on admettra que les mémoires méritaient un complément critique24.

L’homme politique perspicace qui faisait cette remarque n’avait certes pas prévu que ses propres souvenirs appelleraient également un complément critique. S’appliquer à contrôler l’exactitude d’une autobiographie ne dispense pas de réfléchir à la signification du mensonge ou du mythe personnel. L’histoire, telle que de Gaulle en a fourni la matrice dans ses Mémoires de guerre, n’encourage guère aux récits d’engagements tardifs dans la Résistance, ni à la révélation de liens entre la Résistance et le gouvernement de Vichy. Est-ce la preuve que l’histoire officielle est partiale ou est-ce le signe qu’aucun mémorialiste ne s’est senti de force à rivaliser avec de Gaulle écrivain ? La thèse, intéressante, relative à la rivalité entre Résistance intérieure et Résistance extérieure, esquissée seulement par Mitterrand dans ses écrits autobiographiques, n’a pas été soumise à l’épreuve des mémoires d’État. L’absence de mémoires d’État dans la bibliographie mitterrandienne met en évidence l’impuissance présidentielle à concevoir en totalité une cohérence historique distincte du discours gaullien.

Les silences et les esquives mitterrandiens ont fini par intriguer les commentateurs. Ainsi le biographe Pierre Péan s’est-il appliqué à reconstituer dans les détails ce passé que le président avait escamoté. Une jeunesse française est paru en 1994. L’enquête très pointilleuse, à laquelle le président a prêté son concours, bon gré mal gré, s’appuie sur des documents d’archives, pour établir la chronologie des rencontres et des engagements mitterrandiens vichyssois et résistants. Mitterrand lui-même rectifie dans les Mémoires interrompus certaines affirmations de Pierre Péan qu’il juge erronées25. C’est une première étape, une promesse de transparence, à laquelle le biographe et l’autobiographe collaborent. Un embryon de dossier critique est alors constitué dans les Mémoires interrompus. Hélas ! Mitterrand a interrompu son travail d’anamnèse alors qu’il approchait du but. La démarche de vérité, inaboutie, échoue finalement à valider ses ultimes efforts de sincérité.

Mitterrand disparu, les doutes remontent à la mémoire de Benamou, car le journaliste n’avait pas toujours obtenu de réponses satisfaisantes à ses questions. Le président l’avait introduit comme témoin dans sa familiarité, pariant sans doute qu’il se transformerait en hagiographe. Mais le président, s’il avait séduit le journaliste, n’avait pas apaisé les déchirements de sa conscience morale. Le legs présidentiel est entaché aux yeux de Benamou d’une tristesse inavouable. L’irréparable perte du « père » est aggravée par la culpabilité d’admirer un homme politique au passé obscur. Le « chagrin Mitterrand », cette désillusion qui ne cède pas, est décrit à mots couverts dans le Dernier Mitterrand, premier ouvrage de rectification publié par Benamou. L’énigmatique interviewer des Mémoires interrompus était en outre diariste. Il rend public, en 1996, un journal dont le héros est Mitterrand, tenu du 15 octobre 1994 au 1er janvier 1996. De déjeuner en déjeuner, à L’Élysée ou ailleurs, le président s’était souvent épanché auprès de son jeune ami. Dans ses carnets, Benamou enregistrait tristement les différentes phases de la maladie du président, sa dégradation physique, ses souffrances morales, son obsession d’une mort édifiante. Mais il conservait trace également de messages politiques absents des Mémoires interrompus. Il ne les révèle qu’à demi dans le Dernier Mitterrand. Une interrogation le taraude : Mitterrand avait à sa disposition, pour se faire pardonner, la faculté de juger négativement son passé vichyssois26. Que n’en a-t-il usé ? Incapacité psychologique de renier une part de lui-même, ou défaillance de son sens historique, le président a quitté le monde sans avoir mis tout son passé au net.

Biographie perpétuelle et autobiographie permanente

Quelques années plus tard, ses scrupules filiaux apaisés, Benamou écrit une biographie du président. Son projet consiste à rectifier une nouvelle fois les Mémoires interrompus. Dans un avant-propos à son livre Jeune homme, vous ne savez pas de quoi vous parlez, paru en 2001, le biographe avoue sa volonté de soumettre aux lecteurs sa propre version des mémoires mitterrandiens. C’est envisageable car il a conservé notes et enregistrements qui avaient servi de support à l’écriture de l’ouvrage signé Mitterrand. La démarche de récrire un autre livre à partir de sources identiques et après la disparition du premier auteur est singulière. Certes, bien qu’il n’ait pas cosigné les Mémoires interrompus, la responsabilité éthique de l’interviewer était engagée dans l’ouvrage : « Ce livre fut en définitive le sien, tandis que celui-ci porte ma voix27. » Banamou puise également sa justification dans quatre années de polémique dont il a personnellement souffert : de 1992 à 1995. L’espace public était alors la lice où se déployait une lutte de mémoires. L’ouvrage expose les rapports de Mitterrand avec la communauté juive, à l’époque de Vichy ou dans les années de sa présidence. Hélas ! la recherche de Benamou n’a pas chassé les fantômes qui hantent la mémoire française. Le désir de comprendre est heureusement inextinguible. D’autres livres seront écrits encore dans le dessein de percer le mystère Mitterrand. Le nombre de biographies consacrées au président, de son vivant déjà, était considérable28. L’historien Pierre Nora propose la notion de « biographie perpétuelle » pour rendre compte de cette étonnante inflation textuelle29. Ce concept souligne le caractère imparfait de toute quête biographique, surtout si le sujet en est Mitterrand. Biographie perpétuelle et autobiographie permanente, deux symptômes d’un identique refoulé, ne peuvent donc nullement se substituer à des mémoires cruellement absents. De rectification en rectification, les biographes mitterrandiens sont pourtant parvenus à cerner la figure d’un homme politique, qui était demeuré sensible à la nécessité de rechercher la vérité. Ainsi, Mitterrand avait-il coutume de manier l’ironie pour déconsidérer Malraux, « un faux témoin (qui) avait raconté de fausses actions30 ». À l’évidence, Mitterrand souhaitait se démarquer d’un mémorialiste souvent pris en défaut d’inexactitude par ses biographes. C’est pourquoi, dans la mesure du possible, Mitterrand a, quant à lui, préféré collaborer avec ses biographes. Il a ainsi atteint à une vérité personnelle, sans doute parcellaire, mais qui dans son intention se distingue par exemple du mentir-vrai malrucien.

En politique, Mitterrand a placé son verbe au service de la gauche. Son élection à la présidence de la République, obtenue en 1981, tient à sa ténacité, à son habileté politique et à sa maîtrise d’orateur. Sa vocation de mémorialiste, en revanche, a été entravée par le succès des Mémoires de guerre et des Mémoires d’espoir du général de Gaulle. Mitterrand est donc demeuré autobiographe, stricto sensu. Or, le choix du genre autobiographique, récit, chronique, journal ou entretien détermine, en partie, la nature symbolique de l’impact exercé par l’homme politique sur son lectorat. Seuls les mémoires d’État, conçus comme une complexité totalisante, offrent une cohérence historiquement recevable et symboliquement puissante. Il est dommage qu’aucun lecteur ne puisse s’enrichir du récit détaillé des circonstances qui ont conduit Mitterrand au sommet de l’État. Les mémoires mitterrandiens esquivés, in fine, ne possèdent ni l’ambition, ni l’ampleur des mémoires gaulliens.

Par souci d’exactitude, il convient d’apporter quelques précisions sur le second rival en politique et en littérature que se reconnaît François Mitterrand : André Malraux. Dans ses écrits, le président récuse l’entreprise malrucienne d’héroïsation d’une poignée de gaullistes remarquables. S’il le pouvait même, il prétendrait ravir à Malraux sa popularité d’écrivain, conscience de gauche, homme politique de droite, grand serviteur de la France. C’est un fait, la légende de Malraux, pionnier de la Résistance, ne convainc pas Mitterrand. Le président saisit donc chaque prétexte pour souligner avec acrimonie que Malraux a fait partie de ces résistants, engagés de la dernière heure31. Soit. Cela suffit-il pour évincer Malraux de la mémoire nationale ?

Contre Malraux

Le 19 décembre 1964, Malraux a prononcé un éloge funèbre de Jean Moulin, en présence du général. Le choix de Jean Moulin, comme symbole de la Résistance, n’est pas neutre. En 1942, l’ancien préfet avait été dépêché depuis Londres pour unifier en France, au profit des gaullistes, les différents mouvements de résistance. L’événement, provoqué par la grâce de l’éloquence malrucienne, place du Panthéon, a contribué à fixer le mythe du résistant martyr, atrocement torturé, mort pendant son transfert en Allemagne, exemple à suivre par chacun. Quel Français pourrait demeurer indifférent au sacrifice de l’ancien préfet, qui a participé, dans l’ombre, à la victoire finale ? Quel auditeur d’une oraison malrucienne parviendrait à contenir son émotion et à conserver son esprit critique ?

C’est pourquoi, il est rarement arrivé que Malraux soit blâmé pour avoir honoré la mémoire de Jean Moulin. Quelles sont donc les réticences de Mitterrand ? Le héros élu comme représentant symbolique de toute la Résistance était un gaulliste. Sous le noble motif de célébrer un martyr de la liberté, Malraux aurait une fois de plus placé son charisme au service de l’épopée gaullienne. De Gaulle, Jean Moulin et lui-même représenteraient, selon Malraux, trois résistants d’exception, courageux, vertueux et intègres. Et les autres ? Ceux que l’on nomme parfois les vichysto-résistants par exemple ? Ils n’ont pas leur place, on le sait, dans une conception gaullienne de l’histoire. Pour nombre de ses contemporains, en revanche, Malraux s’est si bien identifié à la France que les Oraisons funèbres ou les Antimémoires constituent des piliers de la Ve République. Sans jamais désarmer, pourtant, Mitterrand l’obstiné s’acharne à présenter l’envers du décor.

En prononçant ce texte, Malraux s’installait, s’imposait comme le compagnon de Moulin et de l’armée des ombres. Il fallait le faire32 !

Mitterrand estime usurpée la réputation d’écrivain talentueux accordée à Malraux. Dans la conception mitterrandienne, Malraux, prophète halluciné, serait un orateur de génie, mais un auteur surfait. Étudiant, Mitterrand l’admet bien volontiers, il admirait les récits malruciens. Mais l’épreuve du temps a desservi l’auteur de la Condition humaine. Le président confie à Élie Wiesel, par exemple, un jugement très sévère sur le romancier :

À vingt ans, la littérature d’action, dont Malraux fut le prototype, me séduisait ; quinze ans plus tard, je me suis rendu compte que c’était du carton-pâte : un faux témoin avait raconté de fausses actions33.

Pourquoi Mitterrand consacre-t-il dans chacun de ses écrits autobiographiques un exposé à un auteur qu’il prétend ne plus lire, ne plus apprécier, et en qui il ne croit plus ? Cette sévérité critique peut, certes, se justifier. À trop souvent exagérer, à travestir la vérité, à mentir dans son existence ou dans ses textes, Malraux a perdu la confiance de nombreux lecteurs. Selon Mitterrand, la présomption de vérité serait trop faible dans les écrits ou les déclarations malruciens pour qu’on lui accorde désormais quelque crédit que ce soit. La rectification autobiographique ne fonctionnerait d’ailleurs pas avec Malraux, presque amusé de systématiquement décevoir ses fidèles lecteurs. Mais de tels reproches ne devraient pas s’adresser au seul Malraux. En toute rigueur, Mitterrand devrait rayer d’autres écrivains trompeurs de la liste de ses admirations, à commencer par Maurice Sachs34. Or, le président s’en garde bien car il n’entretient aucune rivalité fantasmatique avec Sachs. Manifestement, une intention supplémentaire – extra-littéraire – pousse Mitterrand à se mesurer avec Malraux. Faire profession de déconsidérer Malraux équivaut à remettre en cause un corpus de textes inscrits dans la mémoire nationale. Malraux est parvenu à ancrer son œuvre si profondément dans la geste gaullienne que pour la ternir, il faudrait atteindre la réputation de grand écrivain du général. Mais justement, quoique Mitterrand caresse l’espoir d’atteindre la popularité gaullienne, il n’en possède pas le génie…

Le texte le plus puissant de célébration du mythe gaullien, signé Malraux, s’intitule Les chênes qu’on abat. Cette interview du Général contient une mise en abyme des Mémoires d’espoir. La dernière entrevue de Malraux avec de Gaulle s’est tenue à Colombey-les-Deux-Églises, le 11 décembre 1969. Le général, retiré de la politique, se consacre alors à ses mémoires. Les feuillets de l’œuvre en cours sont empilés sur son bureau. Malraux peut observer de loin l’écriture ascendante de l’ancien chef de la France libre. L’ouvrage en gestation le fascine tellement qu’il lui inspire un chef-d’œuvre. Le tombeau consacré à de Gaulle par son ancien ministre est un éloge du général mémorialiste. Malraux a conscience que la symbolique d’une action politique est figée par la grâce des mémoires d’État. L’ancien ministre de la Culture sait qu’en enracinant au cœur de sa propre œuvre autobiographique le diamant des Mémoires d’espoir, il se prémunit contre l’ingratitude de la postérité.

Intimidé par de si grandioses précautions, Mitterrand ne peut espérer modifier la relation spéculaire, tissée entre de Gaulle et Malraux de leur vivant, et dont leurs textes conservent les échos, sans publier lui-même des mémoires personnels. Mais Mitterrand a reculé face à l’ampleur de la tâche. Le président a échoué non seulement à égaler le style gaullien, mais également à remplacer Malraux dans la mémoire nationale. L’œuvre autobiographique de Mitterrand, dépourvue de visée esthétique, paraît s’adresser de préférence aux historiens. Elle ouvre des pistes, fournit des repères, esquisse une conception de l’histoire antigaulliste. La tâche échoit donc aux historiens d’étudier, d’élucider et de compléter des écrits interrompus.

  • *.

    Agrégée de lettres, docteur ès lettres.

  • 1.

    François Mitterrand, « Fragments d’autobiographie pour une explication politique », dans Ma part de vérité : de la rupture à l’unité, Paris, Fayard, 1969, p. 13-42.

  • 2.

    Id., la Paille et le grain, Paris, Flammarion, 1975, p. 5.

  • 3.

    F. Mitterrand, l’Abeille et l’architecte, Paris, Flammarion, 1978, p. 342.

  • 4.

    Pierre Péan, Une jeunesse française. François Mitterrand 1934-1947, Paris, Fayard, 1994.

  • 5.

    « Au printemps 1943, le Rnpg ou groupe Pinot-Mitterrand noue des liens étroits avec les giraudistes de l’armée et obtient le soutien de l’Organisation de résistance de l’armée (Ora). […] Pour autant Pinot et Mitterrand ne rompent pas totalement leurs attaches avec certains membres de l’entourage de Pétain, et conservent des relais dont Paul Racine, en poste au secrétariat particulier du maréchal, ou encore Jean Védrine, cadre au sein du Commissariat général aux prisonniers de guerre, tous deux acquis à la personne et à l’œuvre du maréchal », Dominique Veillon, « La Résistance et Vichy », dans la France sous Vichy : autour de Robert O. Paxton, Bruxelles, Complexe, 2004, p. 189.

  • 6.

    P. Péan, Une jeunesse française, op. cit., p. 294.

  • 7.

    Michel Foucault, les Anormaux, Cours au collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1999, p. 171.

  • 8.

    François Mitterrand, Élie Wiesel, Mémoire à deux voix, Paris, Odile Jacob, 1995.

  • 9.

    F. Mitterrand, Mémoires interrompus, Paris, Odile Jacob, 1996.

  • 10.

    Georges-Marc Benamou, le Dernier Mitterrand, Paris, Plon, 1996, rééd. 2005.

  • 11.

    Ibid., p. 194.

  • 12.

    « L’appel du 18 juin est-il l’acte fondateur de la Résistance ? Aujourd’hui, il apparaît comme tel et poser la question relève de l’insolence. Mais à l’époque, si les premiers résistants de l’intérieur se réjouissaient d’apprendre que s’amorçait, à Londres, une autre forme de lutte, ils n’en savaient pas beaucoup plus », F. Mitterrand, Mémoires interrompus, op. cit., p. 124.

  • 13.

    « Les gaullistes de profession ont, depuis cinquante ans, entretenu, très jalousement, la liturgie religieuse du 18 juin. Sans elle, sans la force du symbole, sans ce lien fort avec l’histoire, sans cette posture à la Jeanne d’Arc, de Gaulle n’aurait pu incarner la France et justifier plus tard son retour aux affaires, dans les termes qu’il employa le 15 mai 1958… », F. Mitterrand, Mémoires interrompus, op. cit., p. 124.

  • 14.

    Dominique Veillon situe le rendez-vous de Mitterrand avec de Gaulle le 2 décembre 1943, « La Résistance et Vichy », dans la France sous Vichy, op. cit., p. 189.

  • 15.

    F. Mitterrand, Mémoires interrompus, op. cit., p. 129-130.

  • 16.

    Le mouvement des prisonniers unifié par une direction tricéphale s’appellera le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés, Mnpgd.

  • 17.

    F. Mitterrand, Mémoires interrompus, op. cit., p. 142.

  • 18.

    Robert O. Paxton, la France de Vichy 1940-1944, Paris, Le Seuil, 1973.

  • 19.

    F. Mitterrand, Mémoires interrompus, op. cit., p. 69.

  • 20.

    Marc Olivier Baruch étudie le comportement des hauts fonctionnaires à Vichy dans son livre Servir l’État français, l’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997.

  • 21.

    Sur les détails de la carrière de René Bousquet, consulter Pascale Froment, René Bousquet, Paris, Stock, 1994.

  • 22.

    F. Mitterrand, l’Abeille et l’architecte, op. cit., p. 342.

  • 23.

    Sur les relations entre le mensonge et l’autobiographie, consulter Timothy Dow Adams, Telling lies in Modern American Autobiography, University of North Carolina Press, 1990.

  • 24.

    Le livre de Pierre Viansson-Ponté auquel Mitterrand fait allusion est Histoire de la république gaullienne (Paris, Tallandier, 1972), dans la Paille et le grain, op. cit., p. 16.

  • 25.

    Voir les rectifications du texte de Pierre Péan par Mitterrand, p. 81-2 et p. 93-4 des Mémoires interrompus, op. cit.

  • 26.

    É. Wiesel lui avait fait cette remarque : « Je pense, moi, que le regard que vous posez aujourd’hui sur votre passé est au moins aussi important que votre passé lui-même », Mémoires à deux voix, op. cit., p. 110.

  • 27.

    G.-M. Benamou, Jeune homme, vous ne savez pas de quoi vous parlez, Paris, Plon, 2001, p. 14.

  • 28.

    Anne Rasmussen avance les chiffres suivants dans « La mort annoncée de François Mitterrand » : onze biographies durant le premier septennat, soixante durant le second, vingt-deux ouvrages pour la seule année 1995, dans Jacques Julliard (sous la dir. de), la Mort du roi : essai d’ethnologie politique comparée, Paris, Gallimard, 1999, p. 72.

  • 29.

    Pierre Nora, « Mitterrandologie ou la biographie perpétuelle », Le débat, novembre-décembre 2000, p. 100.

  • 30.

    F. Mitterrand, É. Wiesel, Mémoires à deux voix, op. cit., p. 179.

  • 31.

    Selon Olivier Todd, Malraux est entré en résistance à partir de mars 1944 (André Malraux, une vie, Paris, Gallimard, 2001, p. 333).

  • 32.

    F. Mitterrand, Mémoires interrompus, op. cit., p. 145.

  • 33.

    Id., É. Wiesel, Mémoires à deux voix, op. cit., p. 179.

  • 34.

    Lors d’une promenade, fin mai 1995, Mitterrand s’entretient avec Benamou au sujet de Maurice Sachs (le Dernier Mitterrand, op. cit., p. 175-176).