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Radio Tahrir : la mobilisation se poursuit au Caire

Choses vues au Caire, auprès de ceux pour qui les manifestations de la place Tahrir ont tout changé. La peur surmontée, malgré la surveillance qui se poursuit, la parole se libère, les récits de la révolution se rencontrent et se confrontent. Rencontres avec cette jeunesse active qui veut changer son pays.

“Do you know where Tahrir Square is?” Avant même de découvrir les pyramides et le souk, les touristes veulent désormais voir la place où les Égyptiens ont fait leur révolution. Midane Tahrir (« place de la libération »), symbole du soulèvement égyptien, a donné son nom à une nouvelle radio. Son fondateur, Wael Omar Sayedalah, nous donne rendez-vous sur le pont de Kasr El Nil.

C’est ici qu’a eu lieu la bataille du vendredi 28 janvier sans laquelle la révolution de Tahrir n’aurait pas eu lieu. Ce jour-là, les autorités ont coupé le téléphone et l’internet. Cela ne nous a pas empêchés de descendre par millions dans la rue. La police avait bloqué ce pont qui relie la place aux autres quartiers du Caire. Après de violents affrontements, les manifestants ont forcé le passage et c’est là qu’ils ont pris la place Tahrir,

nous raconte-t-il alors que nous montons dans sa voiture.

Ce que nous apprendrons plus tard, c’est que ce jour-là, Wael est lui aussi sur le pont. Après plusieurs heures d’affrontements, il est blessé par des tirs : cinq balles en caoutchouc l’atteignent au bras, dans le dos et à la jambe. Il perd l’équilibre et n’arrive plus à avancer. Les manifestants le mettent à l’abri, de l’autre côté du pont. Un homme le porte jusqu’à ce qu’une voiture s’arrête. Par chance, le conducteur est médecin. « Il ne faut pas prendre les ambulances, elles sont de mèche avec la police », dit-il. L’homme le conduit jusqu’à l’hôpital le plus proche. Wael en témoigne aujourd’hui ému : « Ce sont les manifestants de Tahrir qui m’ont sauvé la vie. »

À l’âge de vingt ans, Wael quitte l’Égypte pour les États-Unis où il étudie le cinéma dans de prestigieuses universités. En 2005, après dix ans d’absence, il rentre au Caire et se lance dans la production audiovisuelle. Aujourd’hui, Wael est en tournage. « Nous devons shooter quelques scènes aux alentours des pyramides de Saqqara et de Dahchour. » Benjamin Loyseau, le photographe qui m’accompagne, est enthousiaste à l’idée de suivre Wael dans un tel décor. Dans la voiture, la discussion continue :

Une semaine après la chute de Moubarak, nous étions tous mobilisés. Nous allions d’un meeting politique à l’autre avec le sentiment d’être inutile. L’énergie tournait à vide, nous n’arriverions à rien. Je voulais que l’on ait un espace où tous ces débats politiques trouvent un écho et c’est là qu’est venue l’idée de créer une radio.

Tout se fait dans l’urgence. Wael mobilise une équipe hétéroclite. Omar Soudodi, ancien financier et expert en matière de e-business, est l’un des premiers à le suivre ; il se charge du fundraising et assure le développement technique. Rasha el Gammal, ancienne présentatrice star d’un talk show politique et social sur la chaîne de télévision privée Ootv, tient avec grâce le rôle de l’intervieweuse. Wael contacte aussi son ami d’enfance Mohammed Ghorab, producteur de musique et infatigable dénicheur de talents. L’acteur égyptien Amr Waked − on l’a vu aux côtés de Georges Clooney et Matt Damon dans le film américain Syriana et il est à l’affiche du prochain Spielberg (Conspiration) − héberge la radio dans les bureaux de sa maison de production. Quel est le point commun de ces personnalités réunies autour de Radio Tahrir ? Ils n’ont jamais fait de radio, exercent tous un autre métier en parallèle et font partie d’une jeunesse privilégiée qui a étudié à l’étranger. Sans organigramme, ni hiérarchie, la répartition des tâches se fait naturellement et malgré le chaos apparent, tout finit toujours par être réalisé jusqu’à la diffusion.

Pour le moment, Radio Tahrir s’écoute sur le net. Afin d’émettre sur les ondes FM, il faut un permis délivré par les services secrets militaires. Un sésame extrêmement difficile à obtenir. Pendant les semaines qui ont suivi la révolution, un vent de liberté a soufflé sur les médias égyptiens. Mais l’étau s’est vite resserré. La dernière instruction en date stipule une interdiction formelle de critiquer l’armée. Alors que sur Nile TV ou dans le journal El Ahram, la censure règne, Radio Tahrir fait figure d’exception dans le paysage audiovisuel. Pour riposter à la contre-révolution qui s’organise, cette voix de la contestation et de la dénonciation compte.

Wael est inquiet, la crise économique est la pire ennemie de la révolution :

En Égypte 40% de la population vit sous le seuil de pauvreté avec deux dollars par jour. Les travailleurs journaliers, les vendeurs à la sauvette qui ont toute leur fortune sur le dos de leur âne, ces gens-là n’ont pas de réserves, ils sont les premiers touchés par la crise. La faim entrave la marche vers la démocratie, elle en diffère l’avènement.

La radio émet en streaming à partir d’un serveur installé dans les bureaux de Wael Omar. La diffusion sur le net permet une plus grande liberté de parole. Radio Tahrir est une tribune ouverte aux libéraux et aux laïques. Son esprit n’est ni celui des chaînes satellitaires arabes dont l’idéologie est au final islamiste, ni celui des médias étatiques qui restent conservateurs et au service de l’armée. Lorsque nous demandons à Wael, si Radio Tahrir invitent les Frères musulmans ou les salafistes dans leurs débats, il répond sans hésiter :

Dans le paysage audiovisuel arabe, vous avez d’un côté les chaînes musicales où se trémoussent des bimbos libanaises et de l’autre, 90% de chaînes religieuses. Pourquoi donner une tribune de plus aux islamistes ? Ils en ont déjà assez ! Quant aux plus extrémistes, ils refuseraient probablement de venir, étant donné que la plupart de nos présentatrices sont des femmes et qu’elles ne sont pas voilées.

Une plate-forme numérique pour la mémoire de la révolution

Wael nous propose d’aller boire un verre avec son associé Omar Soudodi. Le rendez-vous est à La Bodega, un des bars branchés où se retrouve la jeunesse dorée du Caire. Nous entrons dans le quartier de Zamalek par le pont et l’avenue du 26 juillet doublée d’une autoroute construite sous Nasser qui traverse l’île de part en part, une coulée de béton soutenue par des arches rudimentaires qui déverse jour et nuit un flux ininterrompu de voitures. Cet enfer visuel et sonore participe à la défiguration de ce quartier insulaire qui fut jadis le plus chic et le plus paisible du Caire. Pour arriver à La Bodega, on pénètre dans le hall d’un immeuble art déco et on monte au premier étage comme on irait chez des amis. Le visiteur circule entre les différents salons privatifs dans ce vaste appartement qui a gardé son charme de jadis : le carrelage ancien et le mobilier 1930 contribuent à susciter une atmosphère de vieux bar cubain.

Lorsque nous arrivons, Omar Soudodi est installé au bar avec Ronaldo Mouchawar, le patron du site pour lequel il travaille : fondé en 2005 à Dubaï, elsouq.com adapte le principe de ebay au monde arabe. Avec son visage de poupon, Omar a l’air d’avoir vingt ans. En réalité, le jeune entrepreneur a déjà eu plusieurs vies. Il grandit à Alexandrie. À 18 ans, il s’installe à Athènes. Il n’est qu’à une heure d’avion de sa vie natale. Autrement dit, il ne s’est pas assez éloigné pour s’affranchir du giron familial. Deux ans plus tard, il choisit la Californie où il étudie la finance avant de travailler pour de grandes banques américaines. En 2004, il décide de revenir au Moyen-Orient. À sa première halte, à Dubaï, il lance accelarabia.com, premier site d’hypothèques dans le monde arabe. Avec la crise de 2008, le business s’effondre. C’est là qu’il rencontre Ronaldo Mouchawar, le patron de souq.com, qui lui confie l’introduction du site en Égypte. Après seize ans d’absence, Omar retrouve son pays natal. En deux ans, il fait de souq.com le premier site de e-commerce du pays − selon le magazine Business Monthly publié par la chambre de commerce américaine en Égypte.

Au début de la révolution, nous avions pensé créer un site internet qui réunirait toutes les informations possibles sur ce que nous sommes en train de vivre. Nous avons même acheté le nom « egypedia » dans l’idée de créer un wikipédia pour l’Égypte. Mais nous avons très vite compris que c’était un énorme chantier que nous n’avions pas les moyens de mener. Aussi l’idée d’une radio s’est-elle imposée. L’immédiate efficacité de ce média nous a semblé évidente. Il y avait une urgence. Il fallait se faire l’écho de toutes les voix qui se sont exprimées place Tahrir.

Omar commence par analyser les premières statistiques disponibles. En termes de fréquentations, 30% du trafic vient de l’étranger. 8 millions d’Égyptiens sont exilés à travers le monde. Pour ces auditeurs-là, l’arrivée d’une radio sur l’internet qui leur donne les dernières nouvelles de la révolution est une aubaine. À l’heure où le digital impose son hégémonie, Radio Tahrir décide de s’articuler avec Facebook et Twitter. Omar a créé la page Facebook à partir de laquelle on peut écouter la radio en direct. En se connectant, votre statut Facebook annonce instantanément à vos amis votre nouvelle activité : Monsieur ou Madame X est en train d’écouter Radio Tahrir. La plate-forme numérique imaginée par Omar propose aux auditeurs de télécharger un enregistrement de cinq minutes où ils racontent le récit de leur révolution. Cette rubrique intitulée Revolution diaries (journaux intimes de la révolution) est ensuite mise à la disposition des auditeurs sur le site. Elle fonctionne comme une banque de données historiques.

Le policier et la chanson

Le lendemain, Wael nous invite à venir assister aux enregistrements. En studio, on découvre les deux invités du jour au micro de Rasha el Gammal : une jeune femme voilée de trente ans, Heba Hafez, enseignante dans une école américaine et un policier.

La lumineuse Heba Hafez raconte au micro de Radio Tahrir ces dix-huit jours qui ont fait basculer l’histoire. Dès le 25 janvier, elle descend manifester. Sans hésiter, elle répond à l’appel lancé sur Facebook. Elle qui n’avait jamais voté, elle qui ne s’était jamais engagée politiquement, se sent soudain portée par une force intérieure. Heba a fait partie de ceux qui ont campé sur la place Tahrir :

Nous avions vu ce qui s’était passé en Tunisie. Nous rêvions depuis longtemps de la fin du régime de Moubarak. Le précédent tunisien nous a montré que l’impensable est possible ! Nous étions jaloux de nos frères tunisiens, on trépignait d’impatience. Et lorsque nous dormions sur la place, ce n’est pas la peur qui dominait mais plutôt un sentiment de solidarité indéfectible. Avec mes complices de Tahrir, c’est pour la vie, c’est encore plus fort qu’avec mes amis les plus intimes.

Sabry Arab Ismail est le second invité de Rasha. Ce policier assure la sécurité au pied d’un immeuble à Maadi, un quartier résidentiel où vivent des expatriés et de riches égyptiens. Une fois ses vingt-quatre heures de service terminé, Sabry fait deux heures de trajet pour rentrer chez lui dans le bidonville d’Al Galyoubia. Chaque jour, il passe d’un monde à l’autre, voyage physique et mental, du quartier fleuri des ambassades où vivent les plus riches aux districts populaires où personne ne vient ramasser les poubelles. Sabry aime chanter. Il a une belle voix. Il fait les cent pas devant sa guérite, s’adosse contre un arbre et fredonne les mélodies qu’il aime. Tous les jours, il croise les habitants des immeubles alentour. Ici tout le monde le connaît et le salue. C’est ici que vit l’un des membres du groupe Digla qui mêle rock, jazz et musique orientale. Lorsqu’il l’entend chanter, il s’arrête pour discuter. Une amitié naît. Sabry a composé plusieurs chansons. Le groupe Digla lui propose de les mettre en musique. De cette collaboration improbable entre des musiciens issus de la jeunesse dorée et ce jeune officier de police naît une chanson qui prendra tout son sens au moment de la révolution. Mise en ligne sur le net en 2010, Tamam Effendim (« À vos ordres Monseigneur ») va être reprise l’année suivante par les manifestants de la place Tahrir. On la retrouve aussi sur Youtube, visionnée des centaines de milliers de fois, avec des montages de photos et de vidéos, témoignages de la révolution, réalisés et mis en ligne par des anonymes. Sabry a composé les paroles. Il est parti de cette formule de politesse qui marque la différence de classe entre lui et celui qui le sollicite. Rasha lui propose de chanter a capella. En studio, toute l’équipe de Radio Tahrir se presse derrière l’ingénieur du son pour l’écouter :

Pourquoi les gens dignes sont-ils humiliés ? La trahison est la règle. Ça suffit ainsi. Ici j’écris le mot fin.

Cette chanson a été reprise sur toutes les radios égyptiennes. Mais sa première interview passe aux ondes sur Radio Tahrir. « Qu’est-ce qui a changé depuis la révolution ? lui demande Rasha. – On nous a doublé notre salaire. Avant, je ne gagnais que 300 livres par mois [50 euros]. »

Le lendemain, nous retrouvons Mohammed Ghorab, le programmateur musical de la radio dans son studio à Maadi, à deux pâtés de maison de la guérite de Sabry. Fondateur du label Hybrid Records, Ghorab sillonne l’Égypte à la recherche de ses trésors musicaux. Il a entrepris un travail quasi systématique de conservation du patrimoine musical en enregistrant les chanteurs et interprètes traditionnels, du Fayoum à Assouan en passant par le Sinaï et jusque dans le Delta. Ces années d’archivage lui ont permis de constituer une impressionnante audiothèque musicale. À partir de ce stock, il construit la programmation musicale de Radio Tahrir.

Pendant la révolution, la place Tahrir est devenue une scène hospitalière pour les artistes. Tous les jours, on entendait des concerts improvisés. Des inconnus ont enchanté les foules. Leurs vidéos ont été postées sur Youtube.

Dans ce contexte, Ghorab a vu éclore une nouvelle scène hip-hop :

Nous avons par exemple découvert et soutenu le rappeur Mohamed Deeb en l’invitant à chanter à notre soirée de lancement.

Mohammed Ghorab a réuni une vingtaine d’heures de musique.

Une telle programmation n’a rien à voir avec la soupe commerciale que nous servent la plupart des radios égyptiennes.

Sur Radio Tahrir, exit les bimbos locales − ces corps de sirènes aux voix inexistantes qui se trémoussent dans leurs clips en tenue sexy et dont le répertoire ne varie jamais, tant il reste soumis aux mêmes arrangements qui produisent les mêmes mélodies sirupeuses.

Retour sur la place

Vendredi matin, nous avons rendez-vous avec la présentatrice Rasha El Gammal dans sa boutique Asfour el Nil (« le passereau du Nil »), un bazar raffiné où se superpose les couleurs et les styles dans un désordre étudié. Des chapeaux en feutre se mêlent aux meubles design ; des vêtements traditionnels sont détournés de leurs coupes d’origine ; des bijoux de création traînent sur des pièces de vaisselle extravagante ; la maîtresse des lieux arrive dans une tenue théâtrale : d’une tenture artisanale ouzbek, elle a cousu une robe aux motifs étincelants.

Rasha nous raconte les conflits internes au sein de sa propre famille. Le 4 mai 2007, sa cousine Khadija el Gammal épouse Gamal Moubarak, le fils du président déchu. À l’époque, elle essaye de la dissuader, en vain. Rasha a toujours été une dissidente au sein de sa propre famille. Elle appartient à cette catégorie d’Égyptiens privilégiés qui n’ont jamais accepté la corruption et qui ont tout de suite rallié la révolution.

Notre conversation est interrompue par l’appel avisé de mon ami Salem Massalha :

Venez vite à Tahrir, je n’ai jamais vu autant de monde depuis la chute de Moubarak. Les Égyptiens se mobilisent à nouveau pour sauver leur révolution du naufrage ! Essayez d’arriver avant le début de la prière. Sinon l’accès sera difficile !

Malgré ses hésitations − Rasha est la maman de deux petits garçons et sa famille l’attend pour l’équivalent de notre déjeuner dominical −nous l’entraînons avec nous dans un taxi. « Si je savais que nous allions à Tahrir, je ne me serai pas habillée comme ça ! » À l’arrivée, Rasha est submergée par l’émotion. Les larmes aux yeux, les images de la révolution lui reviennent. « Tous ces gens sont là pour dire : nous sommes là et nous ne lâcherons rien. » Au milieu des femmes voilées de noir, la robe brodée rouge et jaune de Rasha se détache.

La prière se termine. « Un procès pour Moubarak ! », « Lost, fin de la saison 1 ». Les fidèles, rejoints par les laïcs, demandent à ce que les corrompus soient jugés. « L’armée est en train de nous voler la révolution ! » Des officiers en rupture avec leur hiérarchie bravent l’interdiction de manifester. Ils sont accueillis en sauveurs et traversent la place portés par la foule, glissant comme sur une vague jusqu’à la tribune.

Wael et Omar viennent d’arriver. Nous les rejoignons devant Hardees, la chaîne de fastfood locale. Wael nous explique pourquoi les Égyptiens sont venus en masse pour protester :

C’était un système dont beaucoup profitent encore. Les hauts gradés de l’armée, les hommes d’affaires choyés par le régime. Ces privilégiés ne sont pas prêts à renoncer à leurs avantages. Aujourd’hui, il y a un conflit de génération au sein de l’armée mais aussi dans le secteur privé. Les jeunes entrepreneurs veulent qu’on arrête de piller le pays et qu’on le laisse se développer à la loyale.

Le père de Wael a fait les guerres de 1967 et de 1973 en tant qu’officier. Il était profondément anti-nassérien tout en demeurant fervent défenseur du panarabisme. Ce qui l’insupportait, c’était l’idéologie du parti unique. « Je me souviens que dans les familles de mes amis, les parents évitaient de parler politique, chez moi c’était le contraire ! » nous dit Wael. En 2005, son père participe à la création de l’un des rares partis d’opposition en Égypte, El Ghad (« Demain »). Aujourd’hui, il aimerait que son fils prenne la relève. Wael estime que la création d’une radio est un bon début.

Si l’on arrive à fidéliser 10 000 auditeurs, nous constituerons une force politique capable d’agir et d’influer sur le cours des choses ; alors les partis politiques viendront négocier avec nous, car ils sauront que nous représentons un courant d’opinion qui compte.

C’est sur la place que nous faisons connaissance avec Nora Labib, l’une des présentatrices de Radio Tahrir. Elle est en colère :

Je viens de me prendre une main au cul et quelques réflexions désagréables, de tels incidents ne seraient jamais advenus pendant la révolution !

Avec son décolleté plongeant et son jeans moulant, Nora détonne. Wael l’a choisie pour son côté provocateur. À l’antenne, elle présente un programme décapant, une discussion à bâtons rompus avec l’humoriste Moataz Attalah. Le principe de l’émission consiste à ne rien censurer, à se confronter aux tabous qui sont nombreux, car ici tout se fait mais rien ne se dit, c’est la devise sociale du pays. Nora a été voilée. Quand on la voit aujourd’hui, narguant les barbus et les conservateurs avec sa belle énergie et sa liberté de ton, on ne l’imagine pas portant le hijab.

À 17 ans, j’ai décidé de me voiler. I was too hot ! C’était une manière de me protéger et de canaliser cette énergie et ce corps qui me dépassaient ! Ça a duré trois ans. Le jour où je me suis sentie capable d’affronter ceux qui voudraient me brimer ou me provoquer, j’ai décidé d’enlever le voile.

À 26 ans, elle est encore célibataire :

J’effraie les hommes égyptiens. Pas un n’arrive à me tenir tête !

L’équipe de Radio Tahrir est presque au complet, elle participe à la folie du moment, elle se mêle à la foule, à l’ombre des banderoles et des drapeaux, au cœur de la place. Benjamin Loyseau, le photographe, n’arrête pas d’actionner son appareil. De mille clichés, il immortalise l’instant. L’image appelle l’image ; elle déroule le fil ininterrompu de la mémoire : là, devant nos yeux, s’anime le tableau d’Eugène Delacroix : La liberté guidant le peuple, symbole de la révolution de 1830, renaît pour symboliser la révolution du 11 février 2011.

*

Au moment où je termine ce texte, j’apprends sur Facebook que Wael a été arrêté. Lors du tournage d’un documentaire qu’il produit, alors que le chef opérateur filmait du toit d’un immeuble aux alentours de l’ambassade américaine, l’équipe est brusquement encerclée par le service de sécurité de l’ambassade et l’armée. Pour les interroger, on les conduit à l’intérieur du bunker voisin. Les officiers rattachés à l’ambassade sont vite rejoints par des agents des services secrets militaires et des membres de la police politique, célèbre pour ses exactions et ses actes de torture − cette entité a disparu les premières semaines qui ont suivi la révolution, elle réapparaît depuis peu, sous le label « Sécurité nationale » (Amn el dawla est devenue Amn el watany).

Après un premier interrogatoire, alors que nos amis étaient sur le point d’être relâchés, les militaires reçoivent par téléphone l’ordre de prolonger leur détention. Le ton se durcit, le matériel est réquisitionné, toute l’équipe est embarquée. Après une heure et demie de route, Wael et ses acolytes arrivent à Nasser City dans le bâtiment des services secrets militaires. On leur confisque leurs affaires personnelles et on les sépare. Ils sont enfermés dans une pièce insonorisée qui ressemble à un studio radio. Pendant sept heures d’affilée, ils vont être soumis à un interrogatoire ininterrompu ; toutes les cinq minutes, un nouvel agent se présente et leur repose les mêmes questions :

Étiez-vous à Tahrir pendant la révolution ? Quel est le sujet du documentaire ? Êtes-vous hostiles à l’armée ? Militez-vous politiquement ?

À minuit, Wael et son équipe sont relâchés. Mais ce harcèlement révèle que les méthodes de l’ancien régime perdurent. L’État policier et son système d’intimidation sont toujours à l’œuvre. Trois mois après la révolution, Wael sait que tout reste à faire. De la chute de la dictature à l’avènement de la démocratie, le chemin sera long et pénible. Le combat continue et la vigilance ne baissera pas.

  • *.

    Cet article, commandé par la rédaction de L’Optimum, paraît dans le numéro de juin de ce magazine sous le titre « Ici Radio Tahrir ». Nous remercions vivement la rédaction de L’Optimum de nous avoir autorisé à le reprendre ici simultanément, en version longue.

Hind Meddeb

Journaliste et réalisatrice, elle est notamment l'auteure des films documentaires Electro Chaâbi (IPS et Studio Masr, 2013), Tunisia Clash (2015) et Paris Stalingrad (avec Thim Naccache, 2019).

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