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« Dégage ! » Quand les Tunisiens persiflent le pouvoir

Quand les Tunisiens persiflent le pouvoir

En Tunisie, l’humour est décidément subversif. Que ce soit chez des activistes comme Azyz Amami, dans la musique du chanteur Bendirman ou les dessins de Nadia Khiari, c’est aussi l’humour qui a fait tomber Ben Ali. Aujourd’hui encore, caricaturistes et satiristes attaquent la volonté de censure, le conservatisme et l’hypocrisie d’Ennahda. En s’en prenant à la nouvelle omniprésence du sacré dans l’espace public, c’est le pluralisme qu’ils veulent défendre.

Il a 17 ans lorsqu’il découvre qu’il vit au pays du mensonge. Azyz Amami est lycéen et, avec naïveté, il croit aux discours du président Ben Ali qui fait l’éloge de la liberté d’expression et de la démocratie. Alors, le jour où le ministère de l’Éducation nationale prend une décision qui va à l’encontre des intérêts étudiants en supprimant la semaine de révision avant les examens, il s’insurge contre cette décision qu’il trouve injuste. Pour protester, il lance une grève dans son lycée. Le mouvement s’étend à travers tout le pays.

Au quatrième jour de grève, Ben Ali prononce un discours où il accuse des extrémistes politiques de manipuler les lycéens. Le lendemain, Azyz Amami est arrêté.

J’étais sous le choc. J’estimais que je ne faisais qu’exercer mon droit. J’ai été confronté à la violence et à la torture. Ce jour-là, j’ai compris que le système était menteur. J’ai décidé de ne pas renoncer à ma liberté. Je suis sorti du poste de police encore plus fort et plus déterminé.

Azyz Amami, blogueur rigolutionnaire

On est en 2000. Pour Azyz Amami, c’est le début d’une décennie de résistance au système Ben Ali. Il milite d’abord au sein des syndicats étudiants, organise des sit-in sauvages et des grèves, écrit dans des journaux clandestins et découvre les premiers cyber dissidents sur la toile ; très vite, il rejoint le groupe de blogueurs libertaires « Takriz ». Il n’a pas d’ordinateur et dépense le peu d’argent qu’il a dans le café internet de son quartier. Il se passionne pour les écrits du blogueur Zouhayer Yahyaoui dont il embrasse immédiatement la cause.

Je copiais ses articles qu’il écrivait sous le pseudonyme « Ettounsi », « le Tunisien », sur disquette, les imprimais et en faisais des photocopies pour les copains du lycée. Ettounsi avait cette touche spéciale qui le distinguait, cet optimisme poétique et cet acharnement continu. Il était drôle, le plus drôle. Il trouvait toujours le moyen de rigoler, d’ironiser, et d’indigner celui qui le lit. Zou a été l’un des maîtres qui m’ont appris à exister, à me lever et marcher, à me défendre et à défendre les autres, à rigoler tout en protestant, à rigoler en pleine bastonnade, à rester jeune bon vivant. Un frère que je n’ai jamais connu.

Zouhayer Yahyaoui meurt le 13 mars 2005 d’une crise cardiaque après avoir été torturé en prison. Depuis, Azyz Amami ne cesse de lui rendre hommage et de continuer à marcher sur ses traces. Azyz est un agitateur politique. Outre ses textes publiés sur le net, il milite au sein du syndicat étudiant. À force d’organiser des grèves et des meetings, il se fait exclure de toutes les universités. Son action est aussi spontanée. Dans la rue, dans le tramway, à la terrasse des cafés, il engage la conversation avec des inconnus en abordant des sujets révoltants ou tabous. En décembre 2010, quelques semaines avant la chute de Ben Ali, il monte dans les bus et les trams et lance le débat sur l’immolation de Bouazizi à Sidi Bouzid. L’événement indigne le peuple tunisien. En quelques minutes, il parvient à enflammer des rames entières de passagers, la discussion devient collective, l’indignation s’exprime enfin, la parole enfouie se propage. Le mur de la peur est tombé.

Azyz Amami m’explique que du temps de Ben Ali, l’humour et l’ironie constituaient les meilleures armes pour se dresser contre les censeurs et faire tomber le mur des apparences. Avec l’humour, on déconstruit les symboles de l’oppression. Le culte de la personnalité paraît alors dérisoire. À partir de 2007, Azyz Amami se sent de moins en moins seul. Le dessinateur Z fait son apparition sur la toile. Chaque jour, il publie des caricatures de Zaba1 (Zine Abidine Ben Ali) sur son blog « Débat Tunisie ». Le président devient un simple personnage de bande dessinée dont toutes les perfidies sont ridiculisées quotidiennement. Au moment des élections de 2009, il publie un dessin qui prend la forme d’une affiche de spectacle :

Le théâtre national de Tunisie présente pour la 5e fois

La comédie électorale

100 % de suspense, 100 % de figurants

et 99, 09 % du public conquis

Dans la vie, Z est un architecte d’une trentaine d’années. Il ne parle à personne de son activité de caricaturiste et préfère rester anonyme pour ne pas risquer de se faire arrêter. Le 2 novembre 2009, c’est une femme, la blogueuse Fatma Riahi connue sur la toile sous le nom de Fatma Arabica, qui est arrêtée à sa place. Elle ne faisait que relayer ses dessins sur sa page. Pour l’innocenter, Z publie un nouveau dessin alors qu’elle est encore en détention. Quelques jours plus tard, Fatma Riahi est libérée.

Deux mois plus tôt, le chanteur Bendirman met en ligne sur YouTube sa chanson 99 % qui reprend sur un ton ironique et un air de reggae le discours officiel de la présidence :

Combien d’années, que je suis là sur le trône, accroupi
Et dis-moi, citoyen, pourquoi voudrais-tu participer ?
Il n’y a ni affamés, ni chômeurs, ni pauvres
Ni prisonniers, ni malades dans les hôpitaux
Bien nourris, à notre aise
Toujours tranquilles
Et en pleine liberté, nous baignons à
99 % dans une démocratie à gogo

Bayram Kilani a 24 ans lorsqu’il crée Bendirman, un personnage de bande dessinée, antihéros lâche, lèche-cul et servile qui se balade en justaucorps mauve – la couleur fétiche de Ben Ali. Son nom vient de l’expression « jouer du bendir » que l’on peut traduire par « faire de la lèche » et qui renvoie aussi à la tradition des louanges faites au prince. Les aventures de Bendirman accompagnent les chansons que Bayram met en ligne sur le net. Les paroles détournent le discours officiel du pouvoir sur un air faussement détaché. Tout se joue dans l’interprétation. D’une voix traînante et sur un ton désabusé, Bayram laisse pointer une ironie grinçante qui fait tomber un à un les masques des caciques qui gèrent le système mis en place par Ben Ali comme dans sa chanson Matemesech el system dont le refrain est assez explicite :

Ne touche pas au système, tu risquerais de prendre une décharge électrique ! Et si tu veux y toucher, mets directement ton doigt dans la prise !

Bendirman fait son premier concert en septembre 2009 dans le local du mouvement At-Tajdid (héritier du Parti communiste tunisien), un mois avant les élections qui conduiront à la réélection de Ben Ali pour un cinquième mandat. Azyz Amami raconte :

On avait annoncé l’événement de manière underground, via les réseaux sociaux. La salle était infestée de policiers en civil. Mais à l’époque, on avait l’habitude de danser avec les flics.

Azyz a toujours été un adepte de la chanson et du poème satirique. Deux mois plus tôt, le 6 juillet 2009, il rendait hommage sur sa page Facebook aux figures historiques de l’humour tunisien en publiant son « Manifesto du rire » :

Rions, nous, jeunes de cette Tunisie. Vieux, riez, ou dégagez. Le rire amène la critique, la distance. Passons tout au tranchoir fin de l’humour noir, au microscope ridiculisant de la caricature. Tout commencera à s’éclaircir. Le rire est une arme absolue. Il entretient cette joie de vivre qui pourra garantir le bon fonctionnement du corps et du cerveau. […] Rions pour mieux voir. […] Rire est le mot d’ordre, le vrai, le révolutionnaire, l’actuel. Ceux qui nous pourrissent la vie trouvent leurs objectifs facilités dès que notre « joie de vivre en soi » disparaît, dès que l’on s’arrête de rire. Vieux, riez ou dégagez.

De sa longue carrière d’agitateur politique, Azyz Amami en déduit que l’humour reste la meilleure manière de s’adresser au plus grand nombre. Briser le mur de la peur, susciter de nouvelles consciences politiques, cultiver l’esprit de contradiction, reconquérir sa liberté : voilà ce que l’humour a le pouvoir de faire, car il constitue, selon Azyz Amami « un rafraîchissement de la perception ». L’hypocrite utilise des faux-semblants, il procède au déphasage de la perception. L’ironie permet de déconstruire les apparences trompeuses sans être dans la position du donneur de leçons.

Avec l’ironie, on procède à une mise à nu qui nous invite à regarder les choses en soi. Et là, on est frappé par un étonnement qui est la première étape de la philosophie, qui n’est autre que l’étonnement socratique.

C’est ainsi qu’Azyz Amami décrit son action au quotidien.

Le 14 septembre 2011, l’expérience vire à la performance. Il passe devant un commissariat. Il s’arrête et demande aux policiers : « Auriez-vous des bananes ? » Face à l’incompréhension des agents, Azyz leur rappelle les propos du Premier ministre par intérim Beji Caid Sebsi qui venait de déclarer à la télévision : « 97 % des agents de la Garde nationale sont bons, et le reste sont des singes. » La blague ne fait pas rire les policiers. Azyz est arrêté et passé à tabac. Huit mois après la chute de Ben Ali, les policiers tunisiens n’ont pas plus d’humour qu’au temps de la dictature. Azyz ne regrette rien : la plaisanterie était trop belle. Aujourd’hui, il dit sur un ton amusé : « J’ai toujours été un rigolutionnaire ! » La dictature est tombée, mais le combat pour les libertés continue.

L’euphorie postrévolutionnaire

Le 14 janvier 2011, la Tunisie retrouve sa liberté.

Assoiffés de politique, avides de liberté, après tant d’années de silence, les Tunisiens se retrouvent par milliers sur l’avenue Bourguiba pour dialoguer, débattre, partager leur joie. La semaine qui suit la fuite de Ben Ali en Arabie Saoudite, des cercles de discussion se forment spontanément sur l’avenue où il avait été si longtemps interdit de manifester, une avenue synonyme de surveillance policière avec son ministère de l’Intérieur, forteresse lugubre où l’on torturait dans les caves.

En quelques jours, les Tunisiens se sont saisis de la liberté pour s’exprimer sans entrave, avec rage et passion. À la télévision, les plateaux de débat ne désemplissent pas. Dans la rue, les manifestations spontanées se forment instantanément autour de slogans fédérateurs : comme sur cette banderole où s’affiche avec fierté une « Tunisie belle et rebelle ».

De toutes parts, la parole se libère. De nouveaux humoristes font leur apparition. Le dessinateur Z sort de la clandestinité même s’il souhaite rester anonyme, au moins il n’a plus peur. Au début, il pense perdre sa plus grande source d’inspiration : à qui s’attaquer maintenant que Zaba a fui en couard ? Sur Twitter, il annonce : « Z, nouveau chômeur. »

Sous Ben Ali, je dessinais avec le sentiment d’être traqué, la peur était omniprésente, il y avait aussi l’excitation de défier la censure et Big Brother. Sous la révolution, je dessinais dans une atmosphère chargée de joie et d’espoir. Aujourd’hui, l’humour est un peu usé, en manque d’inspiration, désabusé, souvent facile, gratuitement violent, un peu à l’image de la déconfiture générale. Mais je suis loin d’être au chômage pour mon plus grand bonheur.

Certains, comme Willis from Tunis, le petit chat imaginé par Nadia Khiari sont nés le soir du 13 janvier 2011. La dessinatrice raconte :

Willis est né pendant le dernier discours de Ben Ali, le fameux « Je vous ai compris » où il annonçait la fin de la censure, la liberté d’expression, etc., je l’ai pris au mot et j’ai commencé à dessiner Willis. Puis je lui ai créé une page Facebook à son effigie sur laquelle je publiais chaque jour ses aventures. Au début, je dessinais pour amuser mes amis, mes proches afin de les faire sourire dans des moments difficiles… Ce n’était pas vraiment le moment de rire, tout le monde était tendu, très angoissé et comme je n’aime pas voir les gens que j’aime tristes… C’est parti de là. Puis j’ai continué à publier mes dessins parce que je recevais plein de messages, de mails de gens que je ne connaissais pas mais qui me disaient : « S’il te plaît continue, ça nous fait du bien de rire, de prendre un peu de recul, de rire même de situations difficiles, ça nous fait du bien. » En une semaine, j’avais neuf cents nouvelles demandes d’amis sur Facebook.

Depuis, Nadia Khiari a créé la page fan de son chat, désormais suivie par plus de 20 000 personnes. Willis est un personnage protéiforme. À l’origine, c’est un chat « narrateur commentateur » de l’actualité qui regarde le monde à partir de Tunis. Mais très vite Nadia Khiari l’a décliné en une centaine de personnages : les hommes politiques ont tous un chat à leur effigie, du président tunisien Moncef Marzouki à Nicolas Sarkozy en passant par Kadhafi et l’émir du Qatar. Enfin, il y a les personnages types récurrents comme le « chalafiste », chat barbu menaçant qui traite de mécréant tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Celle qui lui répond le mieux, c’est Mamie Bouna2, la grand-mère libérée et audacieuse qui assume sa passion pour le sexe. Dès que l’occasion se présente, elle détourne les propos misogynes ou la mythologie religieuse pour faire des blagues libidineuses. Un exemple : pour se moquer des kamikazes qui croient qu’à leur mort, ils seront accueillis au paradis par 72 vierges, Mamie Bouna se met dans la peau d’une martyre et déclare : « Je me suis tapée 72 puceaux de mon vivant. » Mamie Bouna est une hédoniste, en d’autres termes, elle nous dit : n’attendez pas d’aller au paradis pour vous envoyer en l’air !

La force comique des chattes féministes imaginées par Nadia Khiari réside dans le fait qu’elles combattent les doctrines phallocratiques, misogynes et liberticides en retournant l’argument de leurs adversaires sans changer de registre, une manière habile de révéler l’inanité de leurs propos. Le ministre des Affaires religieuses incarné par un chat barbu et vindicatif déclare : « L’excision est une opération de chirurgie esthétique. » Ce à quoi, une chatte sexy lui répond : « L’ablation des testicules aussi ! C’est vrai, c’est moche ces deux trucs qui pendent ! » Son dessin et le sujet qui l’anime s’inspirent tout simplement de l’actualité. Le 10 mars dernier, Habib Ellouz, député du parti islamiste Ennahda à l’Assemblée nationale constituante, a déclaré dans les colonnes du quotidien arabophone Al Maghreb, que l’excision des filles est une affaire d’esthétique. Et ces propos infamants n’ont pas été contredits par le ministre des Affaires religieuses Noureddine Khadmi.

Depuis la chute de Ben Ali, le conservatisme religieux ne cesse d’occuper la place. Les mouvements salafistes violemment réprimés sous la dictature manifestent librement dans la rue : les hommes en jilbab3 pullulent, la barbe taillée selon ce qu’ils croient être la manière du prophète ; ils sont accompagnés par leurs femmes en niqab ; ensemble, ils scandent des slogans agressifs sur l’avenue Bourguiba. Le 30 janvier 2013, Rached Ghannouchi, fondateur historique du parti islamiste Ennahda, revient au pays après vingt ans de bannissement ; accueilli à l’aéroport par des milliers de militants, il répond à la foule par un lapidaire : « Allah Akbar », formule mobilisatrice qui le dispense de tout discours.

Après avoir été l’ennemi juré de la dictature, l’islam politique prend sa revanche dans la rue. L’humour postrévolutionnaire s’en empare pour en faire sa cible préférée. La guerre aux Tartuffes est déclarée. Dix jours après la fuite de Ben Ali, une manifestation en faveur du port du niqab est organisée à Sousse. Le petit chat Willis réplique aussitôt : « Pfff ! Est-ce que je manifeste moi parce que je me balade à poil ? » En février 2011, plusieurs bordels sont saccagés par des islamistes. Le même jour, la dessinatrice Nadia Khiari croque une foule de prostituées-chats en colère : « C’est Zaba (Zine el Dine el Abidine Ben Ali) qui vous a baisés, pas nous ! » Et pour résumer en un seul dessin la nouvelle tournure que prend la révolution quelques semaines après la chute du dictateur, la jeune femme met en scène trois chats pillards qui sortent en courant de l’une des villas de l’ancien clan au pouvoir, les bras chargés de sacs Dior, d’écrans plasma, de bijoux et de billets de banque, le premier chat lance : « Vive la révolution ! », le deuxième crie : « Vive la liberté ! », suivi de près par un troisième chat qui met fin au débat en hurlant : « Allah Akbar ! »

L’humour postrévolutionnaire face au conservatisme religieux

Avec la victoire d’Ennahda aux premières élections libres de Tunisie le 23 octobre 2011, la montée du conservatisme gagne les institutions. Le mariage du politique et du religieux s’officialise. La tâche des humoristes sera encore plus ardue.

La liberté d’expression acquise pendant la révolution est quotidiennement menacée par de nouvelles restrictions que semblent dicter les normes islamiques : « atteinte au sacré », « blasphème » sont les nouveaux chefs d’inculpation qui menacent les artistes et mettent en péril leurs créations. Les attaques qu’ils subissent sont toujours conduites au nom de la religion et du respect de Dieu. En juin 2012, le Printemps des arts, un salon d’art contemporain organisé chaque année à la Marsa dans la banlieue nord de Tunis, est pris d’assaut par des extrémistes salafistes. La polémique commence sur le net : une liste d’artistes à tuer est mise en ligne. Parmi les œuvres incriminées, citons les tableaux de Mohamed Ben Slama. L’artiste a peint une femme dénudée qui tient un bol de couscous à hauteur de son sexe, entourée de têtes d’hommes barbus ; sur un autre tableau, il écrit Bismillah (au nom de Dieu), mais les lettres ont été remplacées par des fourmis qui rentrent dans le cartable de l’écolier comme pour le ronger de l’intérieur. Ces œuvres ont été lacérés par ceux qui ont réussi à pénétrer dans l’enceinte du palais Abdellia où se tenait l’exposition.

Au lendemain de ces tristes événements, le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, a annoncé qu’il porterait plainte « pour atteinte aux valeurs du sacré » contre les organisateurs du Printemps des arts. Il a ensuite ajouté que certaines œuvres feraient « l’objet d’une enquête judiciaire », avant d’affirmer : « L’art doit être beau mais n’a pas à être révolutionnaire. » Au lieu de prendre les artistes sous sa protection et de les défendre contre toute forme de violence, le ministre de la Culture les accuse à demi-mots d’être des agitateurs qui troublent l’ordre public. Son discours est emblématique d’une contre-révolution conservatrice qui ne conçoit la liberté d’expression et de création que dans les limites du respect du sacré. Or, où finit, où commence le sacré ?

Le dessinateur Z décrit parfaitement l’évolution de la scène politique tunisienne depuis la fin de la dictature. Pour désigner cette nouvelle pression conservatrice qui veut imposer sa conception de l’ordre à l’ensemble du pays, il invente un nouveau concept : le Zaballahisme, contraction de l’acronyme Zaba et de Allah4. Il nous explique :

Les Zaballahistes sont les partisans d’Ennahda, les salafistes et les Ligues de protection de la révolution5, en résumé, les défenseurs du règne d’Allah sur terre. Ils manifestent les mêmes symptômes que les ex-partisans de Zaba : flagornerie, hypocrisie, corruption, délation. La forme a changé, le fond est resté identique.

Les Zaballahistes sont des adeptes du double discours. Une forme d’hypocrisie que la dessinatrice Nadia Khiari dénonce avec humour dans un dessin qui dévoile la stratégie de communication du parti islamiste Ennahda : un chat barbu à lunettes (clin d’œil au chef islamiste Ghannouchi) dispose sur son bureau trois piles de dossiers, au-dessus de chaque pile on peut lire : « Discours pour les miens, discours pour les autres (les sales bâtards de mécréants) et démentis pour la presse. »

Sur son blog, « Débat Tunisie », le dessinateur Z donne une définition très claire du dogme que les Zaballahistes veulent imposer :

La révolution c’est comme le Coran. À chacun son interprétation. Et ce n’est pas parce qu’ils n’y étaient pas le 14 janvier que les zaballahistes n’ont pas le droit de l’interpréter à leur façon. En deux mots : leur vision de ladite révolution se résume à la remodélisation complète de la société sur la norme des pays du Golfe. Il s’agit d’instaurer l’ordre « capitallahiste » (grand capital, charité pour les pauvres, le tout mijoté dans la sauce bigote).

Vers une nouvelle forme de censure ?

C’est dans l’ordre des choses que les humoristes soient attaqués ou non tolérés. Mais lorsque la discussion qui suit la critique est interrompue par des insultes, des menaces de mort, entre la violence verbale et le passage à l’acte, il n’y a qu’un pas. L’actuel gouvernement provisoire, désigné le temps que la Constituante accouche d’une loi fondamentale, reste idéologiquement dominé par la doxa islamiste. Il tolère les salafistes et n’assure pas la protection de ceux qui se font menacer ou agresser. Le président Moncef Marzouki, que les humoristes tunisiens ont surnommé « Tartour » (la marionnette, le frivole, l’hystérique), a récemment accusé les « laïcs extrémistes » de semer la discorde dans le pays. Il a oublié de préciser que contrairement aux extrémistes religieux, les « laïcs extrémistes » ne s’attaquent pas physiquement à leurs ennemis et qu’ils n’ont à ce jour menacé personne de mort.

Le dessinateur Z résume ainsi la situation dans laquelle il se trouve aujourd’hui :

Il n’y a plus de système officiel de censure. Tous les tabous sont tombés, mis à part Dieu. Taoufik Ben Brik6, à qui je livre mes dessins chaque semaine, refuse de prendre ceux qui, selon lui, offensent Allah. Il dit qu’il n’a pas envie d’être lynché à ma place. C’est par cette autocensure que la liberté d’expression bute sur les bornes qui la limitent. Ce qui constitue un grand problème. Si l’on ne peut pas rire de Dieu, si l’on ne s’arroge pas le droit de remettre en question l’existence de Dieu et de son prophète, comment pourrait-on critiquer leurs représentants sur terre, ceux que j’appelle les zaballahistes ? Si on les accuse de corruption, ils vous accusent de « kofr » (d’infidélité), le kofr étant considéré comme la pire des malédictions.

Haythem el Mekki, « blogueur converti au journalisme » (selon ses propres termes), a été l’une des premières victimes de la nouvelle censure. Quelques mois après la chute de Ben Ali, il devient chroniqueur à la radio et à la télévision. Il présente une revue de presse satirique quotidienne sur Mosaïque Fm et une chronique humoristique dans un magazine politique sur la chaîne publique El Watania. Trois mois après la victoire d’Ennahda aux élections, son ton sarcastique et ses attaques répétées contre le pouvoir en place dérangent en plus haut lieu.

En décembre 2011, les Ligues de protection de la révolution (milices composées de militants pro-Ennahda qui n’hésitent pas à user de la violence) manifestent devant la chaîne El Watania. Ils brandissent des slogans, des pancartes et des photos pour exiger l’interruption de certains programmes et le renvoi du présentateur Elyas Gharbi et du chroniqueur Haythem el Mekki.

Quelques jours après ces manifestations, le chef du gouvernement, l’islamiste Hamadi Jebali, déclare que les médias ne représentent pas la volonté populaire traduite par le résultat des urnes. Haythem el Mekki est scandalisé par les propos du Premier ministre, il se souvient :

Cela voudrait-il dire que parce que Ennahda a gagné les élections, les médias devraient montrer que le parti vainqueur est le meilleur ? Et devenir de facto sympathisants du mouvement ?

Le Premier ministre nomme un nouveau directeur à la tête de la chaîne El Watania. Sa première décision sera d’interdire la participation de Haythem à l’émission Hadîth el-sâ’a que l’on peut traduire par « Propos du jour ».

Désormais, Haythem est convaincu que le parti Ennahda ne respecte pas le jeu démocratique :

Rached Ghannouchi fait constamment référence dans ses discours à un verset du coran : Obéissez à Dieu, à son prophète et à votre souverain ; ce qui lui permet d’en déduire : puisque ce gouvernement est élu, il faut lui obéir.

Menacé de mort à plusieurs reprises, Haythem el Mekki estime qu’on s’attaque à lui de manière inique.

Au lieu d’accepter la pluralité des opinions, le parti Ennahda utilise ses milices pour nous intimider. Ils procèdent généralement par des campagnes de diffamation sur leurs réseaux sociaux où tous ceux qui ne partagent pas leur point de vue sont traînés dans la boue. Ils ne sont jamais à court d’argument pour exciter les extrémistes religieux et mettre nos vies en danger. Chaque fois que je lance une blague qui déroute leurs propos, ils m’accusent de porter atteinte à Dieu et au sacré (même si je n’évoque ni Dieu ni la religion !).

Selon Haythem, les islamistes n’auraient pas le sens de l’humour. Contraints par le dogme, ils atteignent leurs lignes rouges dès leur premier pas. Mais est-il seulement possible de faire de l’humour sans franchir de lignes rouges ? L’humoriste n’est-il pas cet animal indomptable que nul ne soumet ? Haythem m’explique que le programme qui dérange le plus le parti islamiste Ennahda est sans aucun doute la version tunisienne des Guignols de l’info. Une émission de marionnettes existait déjà du temps de Ben Ali, mais elle ne parlait que de culture. En mai 2011, quatre mois après la chute du dictateur, les marionnettes tunisiennes font peau neuve sur la chaîne Ettounissiya, l’émission est rebaptisée La Logique politique. Il faut rendre hommage à ses auteurs Sami Fehri et Naoufel Ouertani, et à la voix qui incarne toute la scène politique tunisienne : celle de Wassim Hrissi, imitateur de génie. Dans une langue tunisienne d’une richesse rare, les Guignols tunisiens n’épargnent personne. On ne peut pas les accuser de favoriser un bord politique plutôt qu’un autre. De ce fait, ils sont intouchables. Pourtant, en août 2012, l’émission est arrêtée. Selon le secrétaire général du Syndicat national des journalistes tunisiens, la direction de la chaîne Ettounssiya a subi des pressions. Une information impossible à vérifier. Finalement, la pression de l’audience gagne sur la présumée tentative de censure. À la rentrée 2012, l’émission reprend et le nombre de ses spectateurs ne cesse de croître. Haythem el Mekki s’en amuse :

Cela fait des mois que les partisans de Ennahda essayent de trouver des scénaristes à la hauteur pour créer une version concurrente de ces Guignols de l’info, mais ils n’y sont toujours pas parvenus !

Mais d’où vient cette impossibilité de plaisanter ? Selon Haythem el Mekki,

l’intégrisme se construit autour d’une haine contre le monde extérieur doublée d’une volonté de le contrôler, de l’asservir, de le soumettre. Et quand tu es rempli de haine, tu n’as pas d’espace pour l’humour. Les médias européens qui présentent Ennahda comme un parti islamiste modéré, démocrate, sont les mêmes qui présentaient Ben Ali comme un moindre mal, un dictateur éclairé.

Une vision que le blogueur Azyz Amami ne partage pas.

Tout dépend de quel point de vue l’on se place. Pour pouvoir vivre ensemble, nous devons compter avec les islamistes. Ils existent et ils ont leurs partisans, ainsi que leurs humoristes.

L’un d’eux défraye la chronique depuis plusieurs mois : « El ‘Andour », un comique salafiste qui met ses sketches en ligne sur YouTube et qui fait rire bien au-delà de sa cible initiale. Azyz Amami et le dessinateur Z en sont fans. Mais son vocabulaire trop cru et son audace lui valent déjà d’être renié par les siens. Certains le traitent de « mécréant ».

  • *.

    Journaliste. Voir son dernier article dans Esprit, « Radio Tahrir : la mobilisation se poursuit au Caire » (juin 2011).

  • 1.

    Le journaliste dissident Taoufik Ben Brik a été l’un des premiers à utiliser l’acronyme Zaba pour désigner le président Zine Abidine Ben Ali. Une expression qui est par la suite rentrée dans le sens commun et qui sonne comme une insulte puisque « zab » en argot arabe veut dire « grosse bite ».

  • 2.

    Mibouna signifie nymphomane en arabe dialectal tunisien.

  • 3.

    Longue tunique censée ressembler à celle que le prophète aurait portée.

  • 4.

    Ajoutons qu’en arabe « Zabal » veut dire les poubelles, les ordures et qu’implicitement l’expression y renvoie. « Zab’allah » signifie par ailleurs « la bite de Dieu ».

  • 5.

    Une milice islamiste qui assure la protection des meetings d’Ennahda et qui sème la terreur dans la population, notamment en perturbant les meetings et les manifestations organisés par les partis de l’opposition, elle est comparable aux Bassidjis (les gardiens de la révolution en Iran).

  • 6.

    Journaliste et écrivain tunisien, ancien opposant à Ben Ali, directeur du magazine hebdomadaire Contre le pouvoir.