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Chorégraphier le travail

octobre 2015

#Divers

En réimaginant pour un espace muséal sa pièce Vortex Temporum, créée pour la scène en 2013, la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker révèle le travail à l’œuvre dans une danse épurée, sans autre fin que celle d’interroger sa propre pratique. Avec Work/Travail/Arbeid, qui sera présenté au Centre Pompidou en février 2016, la chorégraphe, après William Forsythe et Xavier Le Roy, pousse la danse au-delà de ses limites, vers des performances interactives, des installations et des environnements. En s’interrogeant sur la question du travail, elle renoue surtout avec les héritages d’un modernisme qui continue d’exercer une influence profonde sur le « contemporain ». La 13e Biennale d’art de Lyon, intitulée « La vie moderne », et le Festival d’automne à Paris en témoignent, avec une foule d’expositions et de pièces qui explorent le présent et le passé. Un nouveau dialogue entre le geste et le travail, entre l’art et la production sociale, tente ainsi de se construire en revisitant l’« utopie moderne1 ».

Danser pour mieux travailler ?

Étant donné les mutations que connaissent le travail mais aussi le marché de l’art devenu « un entrepôt et un oléoduc pour les excédents de capital “global”2 », de nombreux artistes sont engagés dans une profonde réflexion sur le monde fluctuant qui nous entoure, notre quotidien et les avancées technologiques.

Avec une physicalité intense et jubilatoire, l’exposition d’Anne Teresa De Keersmaeker fait écho à la « nouvelle culture du travail et de la fête » imaginée par le danseur, chorégraphe et théoricien du mouvement Rudolph Laban. Rappelons que Laban expérimente dès 1913 une conception chorégraphique de la vie simple qui s’appuie sur les lois de la nature, que ce soit dans le travail, la fête ou l’art. Rappelons également que son système de notation pour l’écriture du mouvement, adressé autant au danseur qu’à l’ouvrier de l’organisation taylorienne et fordienne du travail, a été mis en place dans les usines anglaises dans les années 1940. D’autres démarches artistiques s’inscrivent dans cette réflexion sur le corps au travail. Déjà en 2002, l’artiste Santiago Sierra présentait à la Kunsthalle de Vienne une performance intitulée Engagement et arrangement de trente travailleurs alignés en fonction de la couleur de leur peau. Le projet présenté par la performeuse et vidéaste Romana Schmalisch aux Laboratoires d’Aubervilliers, la Chorégraphie du travail, étudie de son côté le corps comme lieu d’exercice de stratégies d’efficacité, notamment celles des programmes de formation dans les agences pour l’emploi.

Poser la question du travail et de son exploitation à travers des expositions, des performances, des installations ou des vidéos, c’est perturber les logiques des dispositifs de contrôle, des technologies de pointe et des théories de management. C’est inventer de nouvelles stratégies de résistance à l’heure du travail immatériel.

« Contre-emplois »

Auteur des Lettres de non-motivation qu’il a adressées pendant plusieurs années à des employeurs en réponse à des annonces parues dans la presse, l’artiste Julien Prévieux interroge lui aussi le rôle du corps comme médium et subvertit le vocabulaire, les mécanismes et les modes opératoires du monde du travail. Le Centre Pompidou lui consacre une exposition, dont il bénéficie en tant que lauréat du prix Marcel Duchamp 2014. Avec What Shall We Do Next ?, une performance pour quatre danseurs et un film, l’artiste a montré les tout derniers gestes du futur prélevés par l’artiste sur le site de l’agence américaine de la propriété industrielle. Ces gestes permettent d’activer des fonctions sur des appareils de nouvelles technologies : par exemple le « glisser pour déverrouiller », le mouvement pinch to zoom (le fait d’écarter le pouce et l’index pour agrandir une image ou un texte) qui a été déposé par Apple en 2006, le clignement d’œil censé envoyer des informations à nos Google Glass… Certains gestes sont brevetés alors qu’ils correspondent à des appareils ou à des actions qui n’ont pas encore vu le jour. De son côté, le chorégraphe Noé Soulier s’intéresse avec Removing aux gestes « qui ne viennent jamais ». Avec « un vocabulaire de gestes que les danseurs partagent avec le public », il s’agit pour lui de travailler sur des séquences de mouvements composées de préparations pour d’autres mouvements :

Une ellipse constante qui permet de rendre visible l’intention du danseur, car celle-ci affecte les gestes qui précèdent l’accomplissement du but absent.

Comme l’a formulé le théoricien d’art Élie During devant le jury du prix Marcel Duchamp,

Julien Prévieux se concentre sur ces gestes orphelins, en attente de corps, ou conçus pour des machines qu’il reste à inventer.

Dans cette « archive des gestes à venir », régulièrement actualisée, l’artiste s’interroge sur la propriété de nos gestes et le changement de répertoire de nos « techniques de corps ». En faisant jouer les gestes à vide par des danseurs, il montre de quoi notre avenir corporel sera fait :

Tout geste enregistré, qu’il s’agisse de se frotter le front, d’un vol à la tire ou d’un simple regard, peut ainsi devenir une œuvre d’art.

Son exposition rassemble un film avec les danseurs de l’Opéra de Paris, des sculptures abstraites et des dessins pour recomposer l’histoire de la capture des mouvements, depuis l’enregistrement des marches pathologiques par Georges Demenÿ à la fin du xixe siècle jusqu’au renseignement fondé sur l’activité du département américain de la défense.

Julien Prévieux déploie une stratégie de ce qu’il appelle la « contreproductivité ». Elie During parle, lui, de « contre-emplois ». L’exposition donne ainsi à voir le mouvement chorégraphié d’une force de travail devenue abstraite à travers le travail entrepris avec des policiers d’un commissariat parisien qui nous permet de percevoir que les formes esthétiques et les formes sociales peuvent se superposer et se confondre.

Comme l’explique Michel Gauthier, commissaire de l’exposition,

ces policiers sont en effet devenus des artistes à part entière en traçant à la main, à partir de données sur des infractions qu’ils ont recensées, des « diagrammes de Voronoï » et en peignant à l’aérographe des heatmaps figurant des crimes et délits récents dans un périmètre donné.

Il s’agit bien d’un « détournement des routines de quantification à objectif performanciel3 ».

Aujourd’hui, les artistes associent moderne et contemporain pour actualiser les liens existant entre les sphères du travail et de l’art, en un geste unique, aux antipodes d’un art industrieux. Et leurs œuvres répondent moins à une interrogation sur les limites du corps qu’à la nécessité d’inventer de nouveaux comportements et de les inscrire dans une réalité quotidienne pour faire redécouvrir ce qu’il y a de public dans les questions du travail. Le corps en mouvement restant le point de référence quel que soit le médium, tous repensent les promesses d’émancipation propres au modernisme et aux scènes de la vie artistique.

  • 1.

    13e Biennale d’art de Lyon, intitulée « La vie moderne », du 10 septembre 2015 au 3 janvier 2016. Commissariat : Ralph Rugoff. Voir au Festival d’automne à Paris : Removing de Noé Soulier au Théâtre de la Bastille du 12 au 16 octobre 2015 ; Lettres de non-motivation de Vincent Thomasset d’après le projet de Julien Prévieux au Centre Pompidou du 30 septembre au 3 octobre et au Théâtre de la Bastille du 10 au 21 novembre 2015 ; Scènes du geste au Cnd de Christophe Wavelet, un cycle d’exposition, performances et spectacles du 6 au 8 novembre 2015 à Pantin.

  • 2.

    Cité par Robert Storr dans « L’histoire de longue durée », Artpress, no 425, septembre 2015, p. 57.

  • 3.

    Michel Gauthier, « Julien Prévieux. Pratique des graphes », Les Cahiers du Mnam, 132, été 2015, p. 3. Exposition « Julien Prévieux, Prix Marcel Duchamp 2014 », du 23 septembre 2015 au 1er février 2016. Prévieux expose aussi son « musée de la triche » à la 13e Biennale de Lyon.

Isabelle Danto

Critique de danse pour la Revue Esprit, Isabelle Danto a été journaliste pour la presse quotidienne (Le Figaro) et a contribué à différentes revues (Danser magazine, Mouvement, La revue des deux mondes) et à plusieurs publications (préface de l’ouvrage Käfig, 20 ans de danse, CCN de Créteil et du Val de Marne / Somogy éditions, 2016). Elle intervient régulièrement dans les festivals…

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