Danser au bord du gouffre
Danser jusqu’à l’épuisement, comme dans les années 1930, ou scander des ruptures, comme le font les anonymes qui occupent l’espace public : telles sont deux inspirations chorégraphiques par lesquelles la danse exprime, audelàdes inquiétudes professionnelles sur le soutien à la création et aux troupes, les questions de l’époque.
Quand le chorégraphe Philippe Decouflé signe la nouvelle revue du Crazy Horse en 2009, il fait écho à la faillite de la banque d’affaires américaine Lehman Brothers avec Crisis? What Crisis?, un « tableau » où le strip-tease d’une femme d’affaires fait grimper les cours de la bourse ! Depuis, l’onde de choc de la crise a continué de se propager, en faisant des ravages partout dans le monde et en sévissant aussi dans la vie artistique où le ton a changé.
Si, en France, les soutiens à la culture, les crédits et les publics sont toujours là, quand en Hongrie, en Turquie, ou au Portugal, la culture est en train de s’effriter et de disparaître avec les subventions, les créateurs sont confrontés à la précarité grandissante du milieu et à l’épuisement du système. Dans le champ de la danse, la pression du spectaculaire et de ce que la chorégraphe Mathilde Monnier a appelé dancetainment (association de dance et entertainment – divertissement) est également forte à l’heure où la comédie musicale et le cabaret investissent les scènes institutionnelles pour séduire un public qui aspire au divertissement. Dans ce contexte de crise, la danse contemporaine et la performance peuvent-elles retrouver leur potentiel de résistance pour prendre la crise « à bras-le-corps » ? De nouveaux thèmes et motifs, de nouveaux formats et de nouvelles pratiques artistiques apparaissent, indiquant que la danse réinvente discrètement son rapport au politique…
« Les danseurs sont les sismographes du monde », dit Jean-Paul Montanari, directeur de Montpellier Danse à propos de la nouvelle création de Mathilde Monnier, qui ouvre le festival 20121. Dans Twin Paradox, une pièce pour dix danseurs autour du thème de l’épuisement, la chorégraphe et directrice du Centre chorégraphique de Montpellier Languedoc-Roussillon s’est intéressée aux marathons de danse très populaires aux États-Unis pendant la Grande Dépression qui a suivi le krach de 1929. Dans ces compétitions, des couples dansaient des heures durant, plusieurs mois parfois pour gagner une notoriété qui les sorte de la misère.
Résister ensemble
« Danser malgré tout, danser après tout, poursuivre et poursuivre encore », explique Mathilde Monnier à propos de cette création en huis clos et à l’écriture combinatoire qui, selon elle, ne revendique « rien d’autre que la présence de la danse et, si l’on peut dire, sa survivance, comme une arme, un manifeste ». Il s’agit pour elle de s’intéresser au traitement de la durée
comme folie à danser sans cesse, à ce point précis où la danse crée son propre monde et insiste sur elle-même, développant alors une dramaturgie propre de la durée (diffraction, reprise, boucle, fatigue…) qui échappe au temps de la réalité.
L’épuisement et l’endurance sont inscrits au cœur de la pièce qui dure presque trois heures : un format inhabituel pour un spectacle de danse qui se présente comme un véritable engagement pour les interprètes comme pour le public. En période de crise, c’est l’effort qui plaît aux spectateurs, comme vient de le montrer l’immense succès du show télévisé diffusé sur TF1 : Danse avec les stars. Et c’est bien par l’influence directe des danses populaires sur les artistes et aussi sur l’émergence d’une culture populaire devenue lieu de création2 que la danse, art fragile par essence, est un bon observatoire de la crise. Pour sa création, Mathilde Monnier fait volontiers référence à Quad de Samuel Beckett (un film vidéo de 1981 qui expérimente de nouvelles formes artistiques pour la télévision), et prend le mouvement dans une approche non de la forme mais du rythme. Son but n’est pas d’épuiser les danseurs mais de « montrer comment la structure elle-même épuise le matériau et l’individu » !
Autre cri de résistance qui interroge la notion d’acte en danse : celui lancé par le chorégraphe et performeur Olivier Dubois, actuellement en tournée avec deux pièces engagées dont l’écriture contemporaine met en perspective des problématiques d’actualité sociale et politique. Dans Révolution, une marche de deux heures quarante-cinq, douze danseuses tournent jusqu’à épuisement autour de barres verticales de pole dance, prisonnières d’une chorégraphie répétitive qui dessine lentement un soulèvement et un chant collectif. Olivier Dubois s’est ici intéressé à l’énergie de la masse féminine et à une solidarité instinctive, organique et universelle. Rouge3, le deuxième volet de ce qui est un vaste projet autour de la résistance, est un solo masculin interprété par Olivier Dubois en personne, qui fait surgir au son des chœurs de l’Armée rouge la violence du corps à travers un flux de forces et un flot d’images de martyrs, de héros et de soldats qui soulignent le versant sombre des combats et interrogent l’individuel et le collectif. Le troisième opus, Tragédie4, veut refaire de la marche et du pas le geste fondamental de la volonté.
« Danser les ruptures »
« Le temps de l’artistique n’est pas nécessairement le temps de la réponse à l’événement », explique Jean-Paul Montanari en rappelant qu’après les années sida, tout le monde s’est arrêté de danser, mais qu’il a fallu du temps pour mettre en relation le mouvement de la « non-danse » des années 1990 avec « cette autre crise physique et psychique qui a détruit les corps ». S’il consacre la nouvelle édition de Montpellier Danse à la Méditerranée, c’est parce que « la crise montre aussi que l’Europe n’est plus au centre du monde et qu’on assiste à la faillite du monde occidental ».
Comme au début du xxe siècle, qui a vu naître les premières danses performances, la crise est aujourd’hui une crise de civilisation. C’est la démonstration que fait l’historien de l’art et commissaire de l’exposition Féminine Futures à la Biennale Performa 2009, Adrien Sina, dans son ouvrage Feminine Futures. Valentine de Saint-Point. Performance, danse, guerre, politique et érotisme5 :
Les artistes ont commencé l’histoire de la performance et c’est la rue qui s’en est ensuite emparée. […] Les performances urbaines d’aujourd’hui sont les héritières des expériences des années 1970, quand Trisha Brown et Yvonne Rainer se sont lancées à New York dans un radicalisme de rupture et que leurs actions étaient elles-mêmes le prolongement d’autres radicalismes artistiques comme celui de Valentine de Saint-Point au début du xxe siècle.
Ces « danses de rupture » relèvent donc, selon lui, d’un même engagement et des mêmes actions que celles menées par des collectifs comme Liberate Tate, en guerre contre les mécènes pétroliers, ou Occupy Wall Street et les Anonymous, qui se mobilisent et manifestent aujourd’hui en occupant l’espace public en s’appuyant sur les réseaux sociaux, comme cela a été le cas durant le printemps arabe. Adrien Sina est convaincu que
c’est là, dans cette revanche de la démocratie sur l’atomisation et la désagrégation du corps social, qu’est l’avenir de la performance, dans sa réactivité aux urgences d’aujourd’hui. L’urbanité virtuelle retrouve son besoin de chair et de matière à travers les réseaux sociaux et la mondialisation désincarnée se relocalise dans l’expression individuelle et dans les mouvements de révolte ou d’insoumission collective.
Nul doute que l’avenir de la performance est en train de s’écrire en engageant de nouvelles formes esthétiques et un dialogue approfondi avec le politique. C’est ce que l’on pourra vérifier avec Chantiers d’Europe au Théâtre de la ville à Paris6 qui a déjà permis de mesurer à quel point la jeune génération européenne sait s’affronter aux conjonctures présentes, avec ses moyens propres. Cette nouvelle édition est consacrée à la Grèce et à ses collectifs indépendants comme le Blitz Theatre Group dont on apprend qu’il fait de nombreuses créations in situ depuis son premier spectacle au cours duquel… des acteurs traversaient en mouvement lent la route la plus fréquentée d’Athènes !
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Critique de danse pour la revue Esprit et Danser magazine, elle a été journaliste et responsable de la rubrique « Danse » au journal Le Figaro en collaborant à la revue Mouvement et à la Revue des deux mondes. Voir son dernier article dans Esprit, « Ce qu’il reste de la performance », mars-avril 2012.
- 1.
Montpellier Danse, « Le goût de la Méditerranée », du 22 juin au 7 juillet 2012 est inauguré par la création de Mathilde Monnier qui sera ensuite en tournée européenne, dont le Théâtre de la ville à Paris du 9 au 13 avril 2013.
- 2.
Voir Christine Macel (sous la dir. de), catalogue d’exposition Danser sa vie, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2011.
- 3.
Rouge a inauguré le festival Artdanthé 2012 à Vanves.
- 4.
Tragédie sera créé cet été au festival d’Avignon (du 23 au 28 juillet 2012).
- 5.
Adrien Sina (sous la dir. de), Feminine Futures. Valentine de Saint-Point. Performance, danse, guerre, politique et érotisme, Dijon, Les Presses du réel, 2011.
- 6.
Chantiers d’Europe, au Théâtre de la ville, du 4 au 15 juin 2012.