Jouer l'histoire roumaine
Lorsqu’il réalise Zapping Zone (Proposals for an imaginary television) en 1990, Chris Marker1, dont le travail s’est toujours opposé à celui « des pouvoirs qui nous voudraient sans mémoire », crée sa première installation multimédia. Par des emprunts à ses films, à ses photographies et à des sources diverses, il détourne sur une vingtaine d’écrans des images qui appartiennent à sa mythologie personnelle et à notre mythologie collective.
Parmi ces souvenirs, Détour Ceausescu montre – entrecoupées de spots publicitaires – les images les plus marquantes de la fin de la guerre froide filmées en vidéo puis diffusées à la télévision : celles des événements de la révolte roumaine du 21 décembre 1989 (dernier discours public de Ceausescu réduit au silence par la foule) au 26 décembre 1989 (premier résumé télévisuel de son procès militaire expéditif au terme duquel, le 25 décembre, le dictateur et sa femme Elena ont été exécutés).
Ces scènes de la chute du dictateur et de son exécution sont encore profondément ancrées dans la mémoire collective et particulièrement dans celle des Roumains, comme l’atteste une scène artistique émergente qui commence à se faire reconnaître sur le marché international et qui n’a de cesse de se replacer face à son histoire et à sa mémoire.
Se saisir du passé
Ion Grigorescu, figure des années 1970-1980, qui depuis ses débuts documente la vie privée et collective de la Roumanie, de l’époque du socialisme d’État à celle qui a suivi l’implosion du bloc soviétique, a ouvert la voie à cette nouvelle génération en revisitant l’histoire depuis le présent pour mieux la réécrire. En 1978, il a réalisé Dialogue with Ceausescu, un court-métrage où les deux personnages du film sont incarnés par l’artiste lui-même grâce à des moyens plus simples que ceux utilisés par Chris Marker : un masque de papier à l’effigie du dictateur et le procédé technique de la surimpression. Trente ans plus tard, en 2007, Grigorescu a réalisé une nouvelle version de ce film, Post Mortem Dialogue with Ceausescu, où il rejoue en quelque sorte le procès de Ceausescu en lui demandant des comptes2.
Témoin d’un passé devenu actuel au fur et à mesure que les artistes des nouvelles générations le revisitent, il est significatif que Grigorescu (né en 1945) soit présent dans l’exposition parisienne Scènes roumaines, Romanian scenes3, qui se veut une vitrine des jeunes talents de Bucarest et de Cluj-Napoca, la capitale de la Transylvannie : Ciprian Muresan – l’artiste qui a rejoué le Saut dans le vide d’Yves Klein –, Dan Beudean, Adrian Ghenie et d’autres…
La reconstitution est le nouvel outil conceptuel de la scène artistique internationale. Pour les artistes roumains, c’est un moyen d’interroger la contingence du sens en regard des complexités de la mémoire et un outil d’investigation politique. Si le corps est si souvent mis en scène, c’est qu’il permet de retrouver l’expérience passée et de la réactualiser.
À cet égard, le travail de Manuel Pelmus (Prix Art Berlin for Performing Arts en 2012 de l’Akademie der Kunste de Berlin), l’un des danseurs roumains les plus connus sur la scène internationale pour ses performances et son activisme politique, est passionnant. S’inspirant d’une pièce créée sous la censure par le chorégraphe et philosophe Stere Popescu, The Hammer Without a Master, il décline depuis 2008 le projet Romanian Dance History : des actions, des performances et des pièces qui interrogent les modes d’écriture de l’histoire, le folklore, l’identité, les systèmes qui président à la valeur artistique, mais aussi la structure même du marché de l’art, celle des institutions, du pouvoir politique et des modes de mémorisation collective par lesquels les événements vont et viennent et acquièrent un sens. Il a ainsi pu faire irruption sur le plateau d’un festival en Allemagne où il n’était pas programmé en annonçant au public qu’il est « l’histoire de la danse roumaine » !
À Cluj, en 2011, au festival Temps d’images/Arte/Collectiv A, il a présenté The Social Dances, une pièce chorégraphique qui redéfinit le folklore et le populaire : sur les tubes du chanteur le plus populaire de la communauté rom, il a mélangé sur le plateau les danseurs du Centre national de la danse de Bucarest avec des Roms de la périphérie avec qui il a travaillé lors d’ateliers. Le désir de réécrire une histoire commune et de résister à l’instauration de nouvelles dictatures est au cœur de sa démarche esthétique et politique4.
Manuel Pelmus est, avec Alexandra Pirici, l’auteur de la Rétrospective immatérielle de la Biennale de Venise présentée cette année à Venise au pavillon roumain. Tous deux ont depuis investi la Fiac, à l’automne dernier, sur invitation du commissaire Mehdi Brit, pour revisiter sous forme de gestes simples et de situations l’action de l’artiste Raphaël Julliard et du galeriste genevois Pierre Huber qui ont fait le pari en 2005 de vendre pendant la Fiac mille monochromes à cent euros chacun réalisés par des artisans chinois. En mettant en vente leur performance, intitulée The Bet (le pari), les deux performers ont remis à leur tour en question non seulement l’acquisition d’une œuvre immatérielle mais aussi la valeur et la réévaluation que l’on accorde à l’éphémère dans le marché de l’art5.
Plonger dans les archives
Autre démarche, celle de Gianina Carbunariu, auteur et metteur en scène de trente-quatre ans dont les œuvres sont traduites et jouées dans toute l’Europe et qui est invitée cette année au Festival d’Avignon dans sa sélection officielle avec un spectacle théâtral intitulé Solidaritate. L’auteur dit s’inspirer des réalités roumaines, comme la vague actuelle de suicides, avec des symboles qui se retrouvent sous une forme ou une autre dans tout espace social du xxie siècle : la persistance du passé, les problèmes d’identité, la montée des nationalismes, la nouvelle pauvreté.
Les protocoles de la reconstitution judiciaire constituent le socle de sa proposition artistique militante qui s’empare de transcriptions de la police politique roumaine. Ainsi, pour X centimètres de Y kilomètres, une pièce présentée en 2011 et produite par Miki Braniste, directrice du festival Temps d’images à Cluj, elle s’est documentée au Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate, où chaque citoyen peut consulter aujourd’hui son « dossier ». Elle a choisi une transcription concernant l’écrivain Dorin Tudoran, qui, dans les années 1980, a demandé à quitter définitivement le pays et a été soumis à des convocations et à des menaces avant de pouvoir s’exiler aux États-Unis après une grève de la faim. Pour mettre de la distance, ces transcriptions ne reflétant pas forcément la réalité de ce qui s’est passé, Gianina Carbunariu met en scène quatre acteurs qui changent de rôle, passant d’accusateur à accusé, et des spectateurs qui dans la salle se retrouvent au cœur de l’interrogatoire.
Les frontières esthétiques, on le sait, ne coïncident plus aujourd’hui avec les limites politico-géographiques et les artistes se déplacent d’Ouest en Est autant que dans le sens opposé. Mais les artistes roumains, même ceux installés en partie à l’étranger comme Mircea Cantor (Prix Marcel-Duchamp 2011), Navid Nuur, Adrian Ghenie ou Manuel Pelmus ont en commun de continuer de s’impliquer dans le paysage social en pleine réorganisation de leur pays, y appliquant ce qu’ils ont appris ailleurs. À l’heure de « la fin de l’homme rouge et du désenchantement6 », tous inventent des formes et des narrations inédites pour écrire « une histoire discontinue » de l’ex-Europe de l’Est7.
- 1.
Zapping Zone vient d’être exposé à nouveau au Centre Georges-Pompidou dans le cadre de l’exposition « Planète Marker », avec le festival d’Automne 2013. Un coffret des films de Chris Marker est disponible chez Arte Éditions.
- 2.
Juliane Debeusscher, « Corps animés et inanimés, jouer Ceausescu, 1978-2007 », Esse, automne 2013, no 79, p. 31-39.
- 3.
À voir à l’Espace culturel Louis-Vuitton (Paris 8e) jusqu’au 12 janvier 2014.
- 4.
C’est cet esprit collaboratif qui a permis l’ouverture de La Fabrica de pensule à Cluj, haut lieu de création et d’expositions artistiques (administratrice : Corina Bucea).
- 5.
Ces artistes seront à nouveau exposés à Paris au Nouveau Festival au Centre Georges-Pompidou, du 19 février au 10 mars 2014.
- 6.
Svetalana Alexievitch, la Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement, Arles, Actes Sud, 2013. Ce livre a reçu le prix Médicis essai 2013.
- 7.
Les Promesses du passé, une histoire discontinue de l’art dans l’ex-Europe de l’Est, catalogue de l’exposition, Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 2010.