L'obsession du son
Dans le Pavillon français à ciel ouvert de la Biennale d’art de Venise, trois pins mobiles se déplacent lentement avec leurs grosses mottes de terre rouge à l’intérieur et à l’extérieur du pavillon, en fonction des variations du flux de leur sève et de leur sensibilité aux passages de l’ombre et de la lumière. Cette « chorégraphie des arbres » se déploie, selon une poétique de la simultanéité qui rappelle l’autonomie des actions chorégraphiques et musicales de John Cage et Merce Cunningham, alors que des arbres enracinés autour du pavillon génèrent, à partir du différentiel électrique qu’ils entretiennent avec la terre qui les porte, une symphonie de sons et de bourdonnements électriques1.
Cette danse des arbres soudain échappés à leur condition d’êtres fixés au sol, c’est le projet vertigineux de l’artiste Céleste Boursier-Mougenot, connu pour sa grande volière dans laquelle le public entre pour côtoyer des oiseaux dont les incessants déplacements produisent une musique. Ce nouveau projet, intitulé Rêvolutions, est conçu avec Emma Lavigne, commissaire du Pavillon français, pour qui le vivant et le son sont également une source permanente d’inspiration et d’explorations.
Le son comme matériau plastique
Alors que les artistes plasticiens se tournent aujourd’hui vers le son dans leur tentative pour dématérialiser l’objet d’art, pour poser la question du corps et de l’espace et interroger notre manière d’écouter, des artistes compositeurs et musiciens comme Céleste Boursier-Mougenot trouvent dans le cadre de la galerie et des lieux d’art contemporain un espace plus accueillant que les salles de théâtre pour donner une forme autonome à leur musique en réalisant des installations et en livrant au regard et à l’entendement du visiteur le processus qui engendre la musique.
Le son est désormais pleinement inscrit dans le champ de l’art contemporain et s’expose au musée à côté des médias et de la performance. Cette pratique actuelle s’inscrit dans un continuum historique, les relations entre le son sous toutes ses formes – musique, bruit, vibration… – et les arts plastiques ayant commencé avec les recherches abstraites du début du xxe siècle. Elle entre surtout en résonance avec la révolution proposée dès les années 1950 par John Cage, qui a introduit l’avant-garde musicale dans les autres arts du xxe siècle et défini l’art comme une pratique expérimentale qui laisse place au hasard et à l’indétermination. Si l’influence des « riens » productifs de John Cage, de ses sons « extra-musicaux » et des silences de sa composition intitulée 4’33’’ reste considérable, les stratégies contemporaines sont toutefois différentes, comme le montrent les propositions de la 56e Biennale d’art de Venise.
Éloge de la nature et expérience immersive
De Camille Norment à Christian Boltanski, la Biennale 20152 voit ainsi se multiplier œuvres, expositions et installations qui expérimentent les relations entre son et objet, son et image, performeur et spectateur, à la suite de quelques figures essentielles de la scène contemporaine, tels John Cage, Joseph Beuys, La Monte Young, Steve Reich ou Bruce Nauman, perçu comme l’un des grands artistes sonores de la seconde moitié du xxe siècle3.
Au croisement de la technologie, de la rêverie et de l’écologie, l’exposition Rêvolutions révèle un état de nature inédit et hybride. Elle donne à voir et à entendre une puissante expérience physique et émotionnelle au visiteur, dont les mouvements, influencés par ceux des autres visiteurs, sont compris au sein de l’œuvre. Chacun est ainsi invité au rêve et à une expérience intime, la perception du son dans l’espace introduisant les notions de temps et de flux, de transformation et de modulation… L’immersion du spectateur dans l’œuvre accroît sa perception du temps et l’invite au repos, quand les environnements de Bruce Nauman peuvent être angoissants.
Le projet de Céleste Boursier-Mougenot et d’Emma Lavigne porte en lui une vision qui met la nature en mouvement à partir de ses propres ressources ; la composition musicale n’est que l’agencement des éléments dans l’espace et le temps et les sons qui participent d’une nouvelle perception de la réalité et du quotidien émergent de l’interaction des éléments physiques sans l’intervention de l’homme. Comme pour la plupart des environnements qu’il crée, de from here to ear à clinamen4, le Pavillon français, tel qu’il est investi par Céleste Boursier-Mougenot, peut être envisagé comme une « boîte renfermant le son de sa propre transformation », « comme une étape vers l’aboutissement d’un processus de création en cours », explique Emma Lavigne, qui rappelle encore que
Marcel Duchamp insiste dans son opuscule le Processus créatif sur le rôle actif du spectateur-interprète de l’œuvre quand celle-ci met en jeu une transmutation de la matière.
Selon la commissaire, cette danse des arbres rappelle aussi le panthéisme des chorégraphies d’Anna Halprin à San Francisco où les corps semblaient se prolonger par des branches, fusionner avec la terre pour mieux s’élever dans les arbres. Si l’éloge de la nature sous-tendait déjà toute la pensée de John Cage, les pratiques contemporaines portent une vision de l’œuvre et de l’art comme espace autre, celui d’un partage réalisé qui permet d’avoir une grande conscience de soi-même, dans son rapport à soi, aux autres et au monde que nous habitons.
Une dimension politique et collective
Alors que l’objet de l’art des années 1960 et 1970 était la définition de l’art et de ses frontières, les artistes tournent actuellement leur intérêt vers les relations entre l’art et la société et tentent, par des propositions qui favorisent la proximité et l’immersion, de résister de l’intérieur à une culture de communication de masse dans laquelle la représentation de la réalité se substitue trop souvent à cette dernière. Avec Rêvolutions, les arbres qui dansent sont de vrais arbres… Selon l’historien d’art Nicolas Bourriaud, la question posée n’est plus : comment fait-on pour tout reconstruire ? mais : comment peut-on mieux habiter ce dont nous héritons5 ? Rêvolutions laisse transparaître la dimension politique qui la sous-tend : « Il s’agit de s’emparer des systèmes de contrôle des êtres vivants et de leurs déplacements, pour composer une œuvre poétique où l’humain sensible peut habiter des espaces de liberté et de beauté déviantes », commente Emma Lavigne.
À l’heure où le progrès des techniques de production comme de diffusion du son a favorisé l’émergence et le développement d’une multiplicité de paysages sonores qui viennent se mêler à notre environnement, l’espace sonore devient aussi une réflexion sur l’écoute, sur le bruit d’un monde en mutation sillonné de dissonances. Mais savons-nous vraiment écouter pour entendre6 ?
- 1.
Voir le catalogue de l’exposition Rêvolutions, coédité par l’Institut français et Analogues (Paris, 2015) richement illustré, et notamment les textes d’Emma Lavigne.
- 2.
Lors de la précédente édition de la Biennale d’art de Venise, en 2013, l’art sonore était déjà exposé avec l’installation vidéo de Anri Sala qui proposait des variations autour du Concerto en ré pour main gauche de Maurice Ravel et la sculpture sonore de Konrad Smolenski, conçue autour de la manipulation du son d’une cloche et de la disjonction entre le son et sa source.
- 3.
La fondation Cartier lui consacre jusqu’au 21 juin 2015 une exposition majeure avec une série d’œuvres récentes et des installations historiques (dont Get Out of My Mind, Get Out of This Room : une installation sonore de 1968 qui offre aux visiteurs une expérience immersive à la limite de la claustrophobie).
- 4.
Jusqu’au 28 septembre 2015, clinamen est actuellement présentée reconfigurée au Centre Pompidou-Metz, nouvellement dirigé par Emma Lavigne. En une piscine bleue, à la surface de laquelle des bols de porcelaine blanche évoluent, créant ainsi un paysage visuel et auditif, l’œuvre est envisagée comme la transposition d’une partition en un dispositif visible qui génère une forme sonore.
- 5.
Voir Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 2001, où l’auteur analyse comment l’art peut créer des rapports directs au monde alors qu’il est issu d’un domaine historiquement dévolu à leurs « représentations ».
- 6.
Rêvolutions est à la Biennale de Venise jusqu’au 22 novembre 2015. À Paris, sous le commissariat de Daria de Beauvais, Céleste Boursier-Mougenot présentera l’installation acquaalta au Palais de Tokyo du 24 juin au 13 septembre, un paysage lacustre conçu spécialement pour ce site qui invitera le visiteur à monter au bord d’une barque pour se laisser entraîner dans une extraordinaire expérience visuelle, tactile et auditive. L’artiste est également’invité de la Biennale d’art contemporain de Lyon en septembre puis du Musée des beaux-arts de Montréal à partir de novembre 2015