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La fabrique du nu moderne

décembre 2013

#Divers

L’an dernier, le musée d’Orsay organisait une grande exposition sur Edgar Degas (1834-1917) et le nu, qui retraçait la carrière de l’artiste depuis sa formation académique jusqu’aux scènes de maisons closes en passant par les nus naturalistes et montrait ainsi le rôle majeur qu’avait joué l’œuvre de Degas (peinture, mais aussi sculpture et dessin) dans l’émergence du corps moderne. Influencé par l’œuvre du photographe Eadweard James Muybridge, qui, dès la fin des années 1870, change complètement le regard sur le réel en décomposant le mouvement d’un cheval au galop puis celui d’une femme qui danse, Edgar Degas a inventé des cadrages et des points de vue inhabituels pour peindre une ballerine dans les coulisses frottant sa cheville meurtrie ou une autre qui bâille d’épuisement dans un studio de répétition. Reliant la tradition et la culture classique de son époque aux avant-gardes du début du xxe siècle, il a innové et fait évoluer son style sur la figuration du corps nu, notamment à travers sa passion pour la danse et pour la capture du mouvement.

L’exposition Masculin/Masculin, actuellement présentée dans ce même musée d’Orsay1, aurait pu – c’est du moins ce que l’on espérait – prolonger cette intuition, creuser le sillon du rapport entre le nu, le mouvement et l’émergence du corps moderne. Elle propose en effet près de deux cents peintures, sculptures, dessins et photographies, célébrant l’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours. Or cet inventaire fort riche – qui va de sensuels saint Sébastien percés de flèches à l’homme-objet de David Lachapelle supplicié par des Barbie en plastique (Would-Be Martyr and 72 Virgins) en passant par les images animées d’Étienne Jules Marey (Homme qui marche, 1890-1891) ou des autoportraits torturés d’Egon Schiele – peine à tracer les temps forts d’une histoire inédite, et laisse de côté le rapport entre le nu et le mouvement, entre le nu et la « construction » du corps. La manière dont, pour reprendre les mots du chorégraphe Alain Buffard, l’art s’évertue

[à] fabriquer un corps inutile, [pour] lui permettre d’accéder à un statut artistique lui refusant ainsi toute idée fonctionnelle, pour le ceindre d’un nouvel état ; embrasser une nouvelle stature, et faire éclater l’idéal esthético-héroïque hérité de J.-J. Winckelmann2.

Cette nouvelle stature, la danse moderne a largement contribué à la créer, en dénudant les hommes presque en même temps que les femmes, au début du xxe siècle. Pourtant, la danse n’est guère présente à Orsay, si ce n’est à travers deux photographies de George Platt Lynes qui montrent un danseur posant nu dans le rôle d’Orphée, un ballet éponyme de Georges Balanchine, le fondateur du New York City Ballet. Ces épreuves argentiques rappellent que la danse, entre explosion de vie dyonisiaque (destructrice de forme) et aspiration apollinienne (créatrice de forme), a été un pivot de la révolution esthétique moderne, notamment à travers son rapport complexe avec la nudité.

Rendre perceptible la forme en mouvement

Les danses libres de l’Américaine Isadora Duncan, qui avait montré la voie au début du xxe siècle en se débarrassant du corset et en dansant pieds nus, vêtue d’amples tuniques inspirées des tuniques grecques pour mieux montrer ses sentiments, avaient ouvert la brèche, associant la matérialité du corps entraperçu à l’expression de l’intériorité. Dès 1914, sur le Monte Verità à Ascona en Suisse, qui accueille depuis 1900 un groupe d’artistes comme les dadaïstes Hugo Ball, Hans Arp et Sophie Taeuber-Arp, Rudolf Laban réfléchit à de nouvelles formes de vie marquées par le nudisme, le végétarisme, l’eurythmie, la liberté sexuelle et le lien à la nature et met au point une nouvelle écriture du mouvement dite « cinétographie » ou « Labanotation ». Il faudra pourtant attendre 1965, avec Parades and Changes de la Californienne Anna Halprin, pour que des danseurs et danseuses jouent nus en public. Cette pièce, aussitôt interdite, n’a pu être remontée qu’en 1995 aux États-Unis. D’où est venue l’idée de dénuder les danseurs ? Anna Halprin, à qui le Musée d’art contemporain de Lyon a consacré une première exposition rétrospective en 2006, a raconté :

Un jour que nous répétions, Jo Landor [le directeur artistique] a décidé d’utiliser un grand morceau de plastique de trente pieds de long sur quatorze de large, et les musiciens ont décrété que les bruits que nous ferions avec seraient de la musique. Puis le sculpteur Charles Ross m’a demandé de réaliser avec les danseurs une sculpture mouvante avec des rouleaux de papier de couleur chair que nous déroulerions et déchirerions. C’est alors que nous avons trouvé approprié d’être nus, parce que ce papier formait un environnement sonore et visuel et nous offrait aussi une possibilité de recouvrement. Ce fut la première performance de nudité totale, je ne pensais pas que la nudité fût quelque chose de si radical3 !

Parades & Changes, Replay in Expansion, une réinterprétation d’Anne Collod en 2008, montre bien que cette réinvention du corps est toujours à l’œuvre aujourd’hui. Elle s’incarne dans les recherches de chorégraphes tels Jérôme Bel, Boris Charmatz, Xavier Leroy, Alain Buffard, Daniel Léveillé, Jan Fabre ou Olivier Dubois. Mais alors que par ailleurs les cabarets de strip-tease new burlesque investissent les scènes, que des performances hard core sont rebaptisées « accouplements chorégraphiques » et que danser nu sur scène ne semble plus inquiéter le grand public, qu’interrogent au juste les chorégraphes aujourd’hui quand ils ne cessent d’exposer des danseurs traversant le plateau en nu intégral ?

Il s’agit peut-être moins d’être les témoins de purs phénomènes d’une époque marquée par le retour de la sphère privée, du corps, de la différence sexuelle et des questions de genre, que de considérer l’histoire, celle de la nudité, dans son évolution permanente, comme une force motrice qui divise et qui crée, qui produit des schémas, entre exclusion et désir, entre équilibre et déséquilibre, seuls capables d’entraîner le mouvement. La nudité n’est plus un « costume » ou un « uniforme », mais un matériau : un matériau appréhendé comme une masse plastique qui donne à voir des performances épurées, intimes et cliniques. Car depuis la révolution sexuelle des années 1970, le sida est venu, dans les années 1990, changer la donne de la représentation du corps nu sur la scène.

Des corps provisoires

Dans Goodboy, un solo de 1998 qu’Alain Buffard a recréé l’an dernier à Nîmes, le chorégraphe prend ses marques avec la subversion et la statuaire en se dénudant, en se scotchant le sexe puis en tournant sur lui-même comme sur un socle. Quand il se colle aux talons deux boîtes de médicament (antirétroviral) en guise de prothèse, tenir droit, passer d’un mouvement minimal à une marche met tout simplement au défi la représentation.

Dans Low Pieces, une pièce de 2012 qui sera rejouée au « Nouveau Festival » du centre Pompidou en mars 2014, Xavier Le Roy passe à son tour de la plasticité de la danse à une danse plasticienne, générant le mouvement tout en l’exposant à travers un groupe de danseurs qui passe d’un état quasi végétal à celui d’animal pour éprouver enfin ce qui ressemble à l’immobilité d’une roche. On peut rappeler ici que Nijinski, qui a fait scandale en 1912 dans l’Après-midi d’un faune avec son maillot couleur chair, sa chorégraphie statique sur une seule ligne et son geste final explicitement sexuel, s’inscrivait déjà dans une tradition de relation entre la peinture et la danse en intitulant sa pièce « tableau chorégraphique ». On peut souligner encore que si ce coup de maître de Nijinski, qui a marqué une rupture sans précédent dans l’histoire du mouvement, ne choque plus grand monde tel quel aujourd’hui, il ne cesse pourtant d’être réinterrogé et réincarné par les chorégraphes (voir le ballet D’un soir, un jour d’Anne Teresa de Keersmaeker en 2006 et Faunes d’Olivier Dubois en 2008).

Car si les regards changent (regards érotiques, politiques, féminins, homosexuels, humoristiques, cliniques, intimes…), l’enjeu, de l’époque moderne à aujourd’hui, reste le même : rendre sensibles ces intensités qui traversent le corps. Ainsi de Tragédie d’Olivier Dubois, créé en 2012 au Festival d’Avignon4, où dix-huit danseurs et danseuses nus sur un plateau vide puisent leur force dans des règles combinatoires froides, efficaces, écrasantes. Lancés à la charge, les performeurs s’épuisent dans une marche obstinée et martiale. Marcher, être redressé, faire face, tout d’abord par des allers et retours incessants aux trajectoires parallèles et rythmées puis par un martèlement du sol : les danseurs, entre entrées et sorties, ne cessent de se fondre et de disparaître, faisant du pas le geste fort de leur volonté pour laisser finalement entrevoir une communauté perdue et retrouvée.

C’est cette dimension utopique du nu, née dans les expérimentations esthético-existentielles du début du xxe siècle, qui se joue encore aujourd’hui ; s’il n’est plus question de révéler une « vérité » par le geste de se dénuder, ni de délivrer une « essence » du corps nu (« le nu est un état provisoire », écrivait Huysmans), il reste que la présence matérielle du corps, incarnation du mouvement, demeure le cœur de l’expérience de la danse, et que les artistes n’ont pas fini d’en exposer les rouages.

  • 1.

    Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours, musée d’Orsay, jusqu’au 2 janvier 2014.

  • 2.

    J.-J. Winckelmann (1717-1768), grand historien de l’art allemand, est entre autres le théoricien du néoclassicisme. La citation d’Alain Buffard est tirée de son site internet (http://www.alainbuffard.eu/fr/productions/goodboy.html).

  • 3.

    Jacqueline Caux, Anna Halprin à l’origine de la performance, Paris/Lyon, Éditions du Panama/MAC Lyon, 2006.

  • 4.

    Il sera repris à l’Opéra Comédie de Montpellier le 14 février 2014 dans le cadre du festival « Montpellier danse » et est disponible en dvd (Harmonia Mundi, 2013).

Isabelle Danto

Critique de danse pour la Revue Esprit, Isabelle Danto a été journaliste pour la presse quotidienne (Le Figaro) et a contribué à différentes revues (Danser magazine, Mouvement, La revue des deux mondes) et à plusieurs publications (préface de l’ouvrage Käfig, 20 ans de danse, CCN de Créteil et du Val de Marne / Somogy éditions, 2016). Elle intervient régulièrement dans les festivals…

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