Transes contemporaines
Débordements collectifs, déchaînements corporels et transformations, transgression des codes de la représentation et force quasi rituelle des images… Sur les scènes actuelles, le désordre s’est emparé de la danse.
De la recréation du spectacle balinais de l’Exposition universelle de 1931 à Paris, véritable révélation pour le poète Antonin Artaud qui allait jeter les bases d’un théâtre exorciste susceptible de « faire affluer nos démons1 », au Sacre du printemps qui, depuis sa création en 1913, connaît toujours de nouvelles versions qui revisitent les rondes violentes et sauvages et le rituel sacrificiel de la chorégraphie de Nijinski ; de la house music des rave parties et de la danse voguing issue des communautés gays jamaïcaines de New York, que les chorégraphes François Chaignaud et Cécilia Bengolea ont fait sortir du ghetto où elles étaient cantonnées2, à la danse agitée d’Alain Platel animée par le désir de montrer une beauté convulsive et hors norme, le retour au geste et au rythme est partout. Si cette danse à la fois brute et sophistiquée témoigne de la fascination des créateurs pour l’hystérie et les corps spectaculaires, elle semble surtout être le signe d’un désir de réactiver la question du regard.
L’hystérie comme spectacle
Ainsi de la nouvelle édition de l’Invention de l’hystérie3, où l’historien de l’art Georges Didi-Huberman interroge les archives de l’iconographie photographique de la Salpêtrière et se voit « presque contraint de considérer l’hystérie […] comme un chapitre de l’histoire de l’art ». Cet ouvrage reproduit un recueil de planches photographiques recensant les délires et les postures de femmes dites hystériques et enfermées par milliers à la fin du xixe siècle dans un lieu plus proche de l’enfer que de l’hôpital. Entre photographie, théâtralité et expérimentation scientifique, spectacles vivants de la douleur, symptômes mis en scène, Didi-Huberman démontre le rôle de la photographie dans l’invention de l’hystérie et montre comment Charcot se révèle un véritable « artiste » en son genre, avec ses leçons du mardi qui ont débuté en 1882 et la systématisation et l’application de ce nouveau médium qu’est la photographie :
Mais la grande manufacture d’images, ce fut encore la Salpêtrière. La fabrication y fut méthodique et presque théorisée […] C’est ainsi que la pratique photographique accéda tout à fait à la dignité d’un service d’hôpital4.
Depuis la fin des années 1870, grâce au photographe anglais Eadweard Muybridge qui a changé radicalement le regard sur le réel en décomposant le mouvement d’un cheval au galop puis celui de tous les êtres vivants, la photographie répond au désir de capturer et de fixer le mouvement qui est unique et ne se répète pas. Les chorégraphes contemporains sensibles à la cohésion, aux articulations et désarticulations des groupes et du corps s’inspirent ainsi de l’œuvre photographique de Muybridge comme des images de la Salpêtrière qui, avec leurs poses extraordinaires, font référence aux poses codées de l’imagerie chrétienne :
C’est ainsi que la clinique de l’hystérie devint spectacle, invention de l’hystérie. Elle s’identifia même, subrepticement, à quelque chose comme un art. Tout proche du théâtre et de la peinture5.
Danser à l’envers
Les corps désarticulés s’emparent de la danse, et vice versa. Artaud, à qui le spectacle balinais de 1931 révèle que la maîtrise et la discipline corporelles et sociales peuvent générer une forme de folie esthétique, écrit dans son poème anathème, Pour en finir avec le jugement de dieu :
L’homme est malade parce qu’il est mal construit […] Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit.
Il ouvre ainsi la voie à une réinvention du corps dans les pratiques contemporaines.
Cette proposition d’Antonin Artaud connaît en effet de nouveaux développements avec le concept de corps-sans-organe (CsO) développé par Gilles Deleuze dans Logique du sens en 1969. Comme l’a analysé Emma Lavigne, commissaire de l’exposition Danser sa vie au centre Pompidou, elle procède d’un renversement métonymique : contester la suprématie de l’élan vertical, faire vaciller le corps, le faire ployer sous son propre poids afin qu’il réinvestisse la terre et change notre rapport au monde. Le corps sans organe est envisagé comme un processus de libération à la fois jubilatoire – pouvant être « gaieté, extase, danse » – et périlleux, de « toute une vie non organique, car l’organisme n’est pas la vie, il l’emprisonne6 ».
Cette danse agitée n’est pas un phénomène nouveau : rappelons les étranges transes de Rudolf Laban et de ses danseuses célébrant sur la colline de Monte Verita la fête du soleil, le solo Danse de la sorcière d’une Mary Wigman possédée par les puissances qui osent à peine se manifester sous notre façade civilisée et les danses rituelles et exorcistes d’Anna Halprin qui a développé des pratiques kinesthésiques au milieu des années 1950 à San Francisco et à qui l’exposition « Les maîtres du désordre » au musée du quai Branly (2012) a fait la part belle avec sa performance Dancing my Cancer. Hier comme aujourd’hui, l’enjeu est de rendre sensibles « ces intensités qui traversent le corps et résistent au langage » et de stimuler une conscience du corps qui permet de favoriser des mouvements inédits.
Quand le corps se fait rythme
Il s’incarne dans les recherches de chorégraphes et de cinéastes7 qui font disparaître le représentatif au profit d’un corps qui est tout entier rythme tel que l’a analysé Gilles Deleuze. Alain Platel, pour Vsprs (Vêpres), s’est ainsi inspiré des mouvements extravertis donnés à voir dans les films scientifiques du docteur Arthur Van Gehuchten sur l’hypnose et l’hystérie, comme dans les films sur les rituels de transe tournés par Jean Rouch en Afrique et à Bali dans les années 1950. Pour Trois espaces de séparation – Luisance, qui se présente comme un flipbook, Alban Richard8, apprécié pour la qualité dynamique, spatiale, rythmique et formelle de son geste, a été voir les archives de la bibliothèque de la Salpêtrière, pour montrer le corps féminin et les constructions créées autour de lui. Ses interprètes activent un protocole d’actions à effectuer à partir de l’analyse de ces images fixes et les transposent avec la distance nécessaire, la mémoire se construisant alors dans le mouvement de formation de l’œuvre. Nombre de jeunes chorégraphes (Herman Diephuis, Maud le Pladec…) s’interrogent sur ces images clichés de l’hystérie et sur leur résonance aujourd’hui.
La lecture illisible d’un monde qui doit être redéfini favorise des états de transe, comme l’exprime formidablement le butô japonais, « danse des ténèbres » inventée après Hiroshima par Tatsumi Hijikata. Réinterroger les liens entre l’art et l’hystérie entraîne du dérèglement et de l’écart pour réinventer un « théâtre de la révulsion, de la convulsion, de la répulsion » que tourmentent des corps. Ainsi, le mouvement, longtemps immobilisé, revient en force pour donner à voir une nouvelle énergie, brouiller la frontière entre ordre et chaos et abolir un certain consensus du regard.
- 1.
Une nuit balinaise, danseurs et musiciens de Sebatu, Biennale de la danse de Lyon, Théâtre national de Chaillot, Les Gémeaux/ Scène nationale de Sceaux, 2012. Voir Antonin Artaud, « Sur le théâtre balinais », le Théâtre et son double. O »uvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, 1978 (1re éd. 1938).
- 2.
Altered Natives Say Yes to Another Excess – Twerk, centre Pompidou/Festival d’automne à Paris, 2012.
- 3.
Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie, Paris, Macula, 1982, rééd. 2012.
- 4.
Ibid., p. 32.
- 5.
G. Didi-Huberman, Invention de l’hystérie, op. cit., p. 5.
- 6.
Emma Lavigne, « Danser à l’envers », dans Emma Lavigne et Christine Macel (sous la dir. de), Catalogue de l’exposition « Danser sa vie », Paris, Éditions du centre Pompidou, 2011.
- 7.
Voir Augustine (2011) de Jean-Claude Monod et Jean-Christophe Valtat, Augustine (2012) d’Alice Winocour, deux films autour du « modèle » de Charcot, et A Dangerous Method (2011) de David Cronenberg, qui relate le trio sulfureux liant Freud, Jung et une patiente hystérique.
- 8.
Artiste en résidence au Prisme de Saint-Quentin-en-Yvelines. Création au Prisme et au Théâtre de Chaillot en février 2013.