Habiter la ville des flux
Repère
Habiter la ville des flux
L’urbanisation s’est accélérée durant les dernières décennies au point de devenir la caractéristique principale des sociétés contemporaines. Et cette extension va de pair avec une perte sensible de l’urbanité, de cette qualité de la vie en ville que l’on avait pris l’habitude d’associer à la centralité, aux places, aux rues. Non que ces lieux disparaissent, à proprement parler. Mais ils deviennent des objets patrimoniaux et paraissent plus destinés aux touristes qu’aux habitants, lesquels semblent davantage portés à se regrouper dans les villages avoisinants ou bien, lorsqu’ils viennent de lointaines campagnes, à se regrouper aux marges de la ville, comme dans nos fameuses cités. Sommes-nous alors placés devant un phénomène inéluctable qui ne laisserait pas d’autre possibilité que la célébration nostalgique de cette ville que nous avons perdue ?
La fin des villes-centres
À cette question du sens pris par le processus d’urbanisation, de la force qui le pousse, Saskia Sassen a apporté une première réponse, voici plus de vingt ans, avec son analyse de la Ville globale (l’édition originale américaine remonte à 1991 et la traduction française à 1996). Prenant pour exemple trois grandes villes, Tokyo, New York et Londres, elle montrait comment on assistait à l’émergence d’une nouvelle figure urbaine, bien distincte des grandes capitales de l’ère industrielle. À la différence de celles-ci, qui organisaient les territoires autour d’elles, ces villes globales se déconnectent de leur environnement pour se brancher entre elles sans grand souci des frontières nationales. Elles n’accueillent plus les structures de production mais les firmes internationales qui les commandent ainsi que les services de haut niveau dont elles ont besoin : banques, services de recherche, de publicité, de conseil, etc. De sorte qu’on trouve surtout dans ces villes les serviteurs qualifiés des firmes… et les serviteurs de ces derniers, ceux qui entretiennent leurs lieux de travail et de résidence ou de loisir. Les premiers prennent pour référence l’espace globalisé dans lequel s’inscrivent ces firmes tandis que les seconds proviennent des pays pauvres. Ils n’ont rien en commun et vivent séparément dans cette ville qu’elle appelait donc duale.
Mais l’urbanisation généralisée à laquelle nous assistons ne peut se réduire à la seule montée en régime des firmes internationales et des villes globales. Il y a aussi ces villes géantes, ces mégapoles chaotiques qui se développent en Asie parce qu’elles attirent toute la population du pays, ces gigantesques villes portuaires comme Singapour qui se développent autour de la diffusion de marchandises dans le monde entier. Il y a aussi et surtout le numérique, qui installe dans un même monde urbain des quantités croissantes de gens et d’activités. Derrière l’urbanisation, c’est donc la montée en régime des flux de toutes sortes qui mène la danse, qui commande la transformation des lieux, leur agencement sous d’autres formes que celles qui ont prévalu durant l’ère industrielle en Europe. Il y va, pour le coup, d’un basculement du rapport entre les lieux et les flux.
Prendre en compte ce renversement comme clef de l’urbanisation généralisée porte à considérer que l’enjeu qu’il recouvre n’est pas seulement économique et social mais anthropologique et urbanistique. C’est là tout le sens du livre qu’Olivier Mongin vient de consacrer à la « ville des flux ».
Comment apprécier l’impact de cette prévalence des flux sur les lieux dans notre manière d’être au monde, de l’habiter ? Peut-on l’infléchir et comment ? Telles sont les questions que pose l’auteur et qu’il traite avec la modestie requise par leur ampleur. Une modestie qui le porte à reprendre et synthétiser à sa manière toutes les analyses produites sur le sujet depuis l’ouvrage matriciel de Saskia Sassen. Mais aussi bien à nous faire profiter de son regard de voyageur acharné ou de sa passion du cinéma pour nous donner à voir ce que des films montrent mieux que toutes les analyses. Ou encore à s’abriter derrière cet autre voyageur que fut Claude Lévi-Strauss et les réflexions de celui-ci, dans Tristes Tropiques, sur ce que signifie le passage d’un monde à un autre et qui viennent, comme un refrain, bercer le lecteur tout au long du livre. Elles l’accompagnent au fil des trois questions qui structurent l’ouvrage : en quoi cette prévalence des flux affecte-t-elle notre manière d’habiter le monde ? Comment modifie-t-elle l’espace urbain ? Comment peut-on repenser l’espace urbain pour retrouver le sens de l’habiter ?
L’inversion du dedans et du dehors
Habiter : cela signifie trouver un équilibre entre l’intérieur et l’extérieur. On ne peut habiter le pur dedans d’une prison ni le pur dehors d’un espace à l’abandon. Cette compétence humaine qu’est l’art d’habiter passe donc par l’établissement d’une respiration entre le dedans et le dehors. Mais n’est-ce pas justement cet équilibre entre les deux registres de l’habitat qui se trouve affecté par les transformations actuelles qui modifient tant le dedans que son rapport avec le dehors ? Du fait de l’urbanisme fonctionnel qui remplace l’habitat par le logement dans les années 1950, mais aussi, et plus récemment, de ce « résidentiel » que recherchent de plus en plus les habitants du périurbain, l’espace de l’habiter se trouve déconnecté du dehors, replié dans un domaine réservé à cette fonction. Bien sûr, avec l’internet, cette connexion se trouve rétablie… au point même que l’on rentre chez soi pour se connecter ! Mais cette connexion fonctionne d’une manière qui annule justement la séparation entre le dedans et le dehors, qui confond les registres privés et publics.
Olivier Mongin illustre joliment la progression de cette confusion en faisant défiler devant nous les trois types d’écran qui ont marqué notre rapport au dehors à travers l’image. L’écran de cinéma, d’abord, qui nous sort de chez nous, pour nous offrir, avec « le parfum de la salle en noir », le frisson d’une identification avec les stars… quand ce fut leur époque. L’écran de télévision, ensuite, qui nous offre à tous, et chez nous, la possibilité d’être une star, ne serait-ce qu’à travers les émissions de téléréalité qui constituent comme l’aboutissement du genre télé. Avec l’écran de l’ordinateur, enfin, on n’a même plus besoin de se projeter sur nos semblables filmés sur une île lointaine où ils vivent les aventures que l’on pourrait aussi bien connaître si l’on y avait été candidat, on concrétise, tous les jours, chez soi, une émission de téléréalité à travers les réseaux sociaux et les autres formes de socialité virtuelle. Ainsi s’accomplit ce processus que Claude Lévi-Strauss redoutait déjà lorsqu’il découvrit São Paulo en 1935 : nous ne vivons plus que dans des « machines à habiter » qui défont le sens même du mot habitat, qui détruisent l’horizon, le sens de l’histoire au profit de l’immédiateté et de l’ubiquité.
Cette désagrégation du rapport entre le dehors et le dedans, cette perte de la respiration entre les deux, ne caractérise pas que l’habitat stricto sensu. On la retrouve dans tous les domaines du déplacement. Sur terre avec les autoroutes qui ont pour effet de supprimer la latéralité, les paysages environnants. Dans les airs avec l’abolition de l’espace au profit du temps, ou plus exactement de la recherche de la plus courte durée. Dans les mers aussi, qui ne sont plus qu’un prolongement de la terre à travers la juridisation croissante de l’espace maritime. En même temps que la terre se déterritorialise, se liquéfie littéralement par la fluidification des transports. De sorte qu’il n’y a plus de limite entre la terre et la mer.
Les connexions font les villes
Comment cette prévalence des flux sur les lieux affecte-t-elle l’urbain ? En redessinant les formes de celui-ci en fonction de la nature des connexions qui y donnent accès. On a ainsi un hyperurbanisme associé aux structures portuaires et aéroportuaires. Ce sont des espaces de mobilité permanente où la station n’est que transitoire. Et, plus la ville se branche sur ces espaces de connexion intense, plus elle se démarque de la ville historique. Dubaï constitue l’illustration extrême de cette forme d’urbanisme. C’est en effet une ville construite toute en hauteur, autour de ses ports et aéroports. Elle constitue la vitrine par excellence du Moyen-Orient… tout en restant une ville sans habitants. Si l’on considère que ceux qui tirent profit de ce lieu vivent ailleurs, dans le désert, sous leurs tentes.
Mais on trouve aussi bien un hypo-urbanisme, celui qui correspond aux vitesses lentes, à la voiture principalement puisque ces zones se définissent par cette seule et unique modalité d’accès. De cet urbanisme minimal, les suburbs américaines ont fourni la première illustration historique, bien avant le déploiement du pavillonnaire en Europe, à raison de la disponibilité de ces espaces sauvages (ou plutôt, faudrait-il dire : dont les sauvages qui les peuplaient avaient été chassés). La voiture y est d’une beauté plus manifeste que la maison, tant l’on habite autant le moyen d’accès que son but !
Entre ces deux figures extrêmes que sont l’hyperurbanisme et l’hypo-urbanisme, la ville historique devient un espace parmi d’autres, voué aux étudiants et aux retraités, au commerce, aux services et à la culture. La fonction de centralité se perd au profit des ronds-points qui se multiplient et reconfigurent le paysage en orientant les déplacements vers les vieux centres historiques, les nouveaux centres commerciaux, les zones périurbaines et les lieux d’hyperconnexion (gares Tgv, ports et aéroports). La voiture est devenue le principal vecteur dans cet urbanisme « franchisé », un « container roulant », comme le dit Olivier Mongin pour souligner combien la rue a perdu sa signification de lieu de rencontre. Sans doute voit-on l’espace piétonnier réapparaître dans les rues des villes historiques. Mais il y apparaît comme un luxe, un support des commerces, où l’on voit le regard des passants alterner entre la contemplation des devantures et de l’écran de leurs portables.
Un lieu politique
Face à une telle transformation de l’habiter et de l’urbain, et compte tenu de l’ampleur qu’elle a prise, la dénonciation de l’architecture contemporaine au nom des qualités perdues de la ville historique paraît bien vaine. Et l’attente d’une solution « par le haut », par les acteurs politiques et économiques de la mondialisation, bien peu crédible. Mieux vaut procéder « par le bas », en prenant appui sur les acteurs de terrain, les professionnels et les élus des villes. C’est à ce niveau urbanistique que la lecture anthropologique de la ville peut se trouver prise en compte.
Plutôt que subir une mondialisation qui défait la ville, comment maintenant « faire monde par la ville » ? Comment y « faire société » de manière à conjurer autant les phénomènes d’entassement dans les mégalopoles du monde émergent que les logiques de séparation à l’œuvre dans les villes occidentales ? Comment faire pour que ceux qui les peuplent redeviennent des habitants à part entière et non plus des résidents provisoires et lointains ?
Comment faire monde par la ville ? Comment la réinscrire sur terre au lieu de la laisser devenir un nœud de connexions parmi d’autres, comme les autres ? En la réinscrivant dans son contexte, en revalorisant son site, en retrouvant le sens du paysage, le rapport au monde justement que celui-ci apporte. Lévi-Strauss n’explique-t-il pas, dans Tristes Tropiques, comment le paysage constitue un lieu où l’espace et le temps se confondent, un lieu qui nous remet au monde et qui permet à chacun de projeter son expérience du temps ?
En ce sens, il faut faire place à la nature dans la ville. La ville historique s’était extraite de la nature, pour faire monde à part. Il faut renverser ce rapport. En considérant la nature non pas comme un plus, un excédent décoratif, mais comme un monument. Car pour autant qu’un monument ait pour fonction de témoigner, de rappeler à la mémoire, le paysage rappelle dans la ville que la terre constitue notre seul bien commun. Ainsi le souci du paysage peut-il fournir à la ville une profondeur, une épaisseur faisant pièce à la dilatation de l’urbain dans le monde contemporain. Il constitue un enjeu majeur pour les urbanistes, une manière de faire prévaloir l’importance du site dans la conception des programmes urbains, de rééquilibrer donc le rapport entre les lieux et les flux.
Comment « faire société » par la ville ? Autrement dit, comment raccorder l’hyper et l’hypo-urbanisme et éviter cette ville franchisée rythmée par les seuls ronds-points distribuant les lieux à travers la seule gestion de la mobilité ? En reconfigurant les territoires pour qu’ils participent d’un ensemble. Un ensemble qui associe l’urbain et le rural, qui institue une multiplicité de pôles reliés entre eux afin d’éviter cet espace sectionné en une série de cercles concentriques comme cela reste la tendance dans les grandes villes européennes. La notion récemment promue de métropole doit avoir pour rôle de concrétiser cette alternative à la ville globale et de contrer les travers sociaux de celle-ci. Elle doit permettre d’agglomérer tous les territoires qui composent un ensemble et ainsi d’élargir la ville au lieu de laisser celle-ci devenir un mécanisme de séparation.
Comment retrouver le sens de la citoyenneté par l’urbain ? Née avec la ville et instituée dans le cadre national, la citoyenneté semble se perdre sous l’effet d’une urbanisation qui connecte les élites avec le reste du monde plus qu’avec la nation et qui attire la population des zones pauvres de ce monde pour les mettre à leur service. De fait, on assiste bien à un certain déclin de l’État-nation, ou plutôt, comme le dit Saskia Sassen, à une certaine « dénationalisation de l’État », de sa capacité à incarner les citoyens de cette nation. Et cela entraîne la fameuse montée du populisme à l’œuvre dans la plupart des nations européennes. « Je suis vous », dit le dernier représentant du genre, Beppe Grillo, en Italie. Mais il ne sait pas quoi dire d’autre et encore moins quoi faire. Olivier Mongin évoque une autre réponse, plus dure, à cette question : la méthode chinoise qui consiste à n’accorder que chichement un passeport urbain, le fameux hukou, de façon à réguler le processus d’urbanisation. Mais cela conduit à une séparation bien pire encore que celle des villes globales, l’enfermement des migrants excédentaires – et néanmoins fortement exploités – dans des sous-sols destinés à l’époque maoïste aux incrédules des bienfaits du régime.
Il n’en apparaît que plus nécessaire de déployer une nouvelle figure urbaine de la citoyenneté à partir du développement des métropoles, considérées comme l’alternative à la ville globale et ses variantes. Une citoyenneté urbaine qui se justifie, dit Olivier Mongin, si l’on considère que la métropole bien comprise peut, dans ce cadre, non pas remplacer l’État, mais le relayer utilement dans la lutte contre la désolidarisation à travers la gestion du rapport entre local et global pour laquelle elle se trouve mieux placée que l’État et plus efficace, si on la dote des outils nécessaires.
Jacques Donzelot
À propos de…
Olivier Mongin, la Ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris, Fayard, 2013, 696 p., 26 €.
Librairie
Christophe Prochasson, François Furet. Les chemins de la mélancolie, Paris, Stock, 2013, 568 p., 24 €
La disparition brutale de François Furet en 1997 m’a fait comprendre combien il avait compté pour moi. Nous nous étions rencontrés en 1960 dans un petit parti, le Psu, qui a joué un grand rôle au sein de la gauche pour faire cesser la guerre d’Algérie. J’étais à la fin de mes études, au moment où l’on doit choisir sa vie. Il m’y a aidé avec une grande générosité. Il m’a présenté un groupe d’amis historiens, plus âgés que moi d’une dizaine d’années, presque tous, comme lui, ex-communistes et anciens disciples d’Ernest Labrousse, qui sont restés pour moi des amis et des modèles. Nos chemins politiques ont ensuite quelque peu divergé mais sans entamer le moins du monde notre amitié et l’admiration que j’éprouve toujours à le lire.
En dehors de ses écrits, ma vision de Furet est faite d’une multitude de souvenirs qui s’enchaînent ou se télescopent. Pour les mettre en ordre et surtout pour comprendre la notoriété et l’hostilité exceptionnelles qu’il a rencontrées dans la dernière partie de sa vie, je ne pouvais qu’être intéressé par le regard distancé mais nullement hostile d’un historien comme Christophe Prochasson, qui l’a connu de plus loin. Il a lu tous les textes de Furet et une grande partie de ceux qui lui ont été consacrés, pris connaissance de toutes ses interventions à la radio ou à la télévision. Faisant confiance, en historien classique, aux documents plus qu’aux témoignages, il est même allé consulter ses archives, en cours de classement, sans y trouver, au reste, la toison d’or. Furet lisait beaucoup, mais il archivait peu.
Pour écrire une biographie de Furet, Christophe Prochasson savait qu’il devrait faire face à un double défi : celui de relier ensemble les différentes facettes d’un homme multiple qui a été présent tout au long de sa vie sur plusieurs terrains à la fois, la recherche et la vie universitaire, le journalisme, l’engagement intellectuel, le débat politique ; celui de trouver la voie juste pour restituer la pensée de Furet, entre les invectives d’une gauche bigote qui l’a diabolisé et les applaudissements des néoconservateurs qui l’ont hâtivement annexé. Prochasson a parfaitement relevé ce second défi ; moins bien le premier.
L’adhésion au communisme dans les années d’après-guerre fut pour Furet, comme pour bien d’autres de sa génération, un geste de radicalité rebelle. Mais dans son cas, la rébellion n’était pas en rupture avec la culture familiale. Il était issu d’un milieu bourgeois, mais de tradition laïque et de gauche. Son oncle, Georges Monnet, avait été l’un des ministres socialistes du Front populaire et jusqu’à la guerre, l’un des proches de Léon Blum. C’est avec l’accord de ses parents qu’il a rejoint le maquis, encore adolescent, en 1944. La gauche est toujours restée sa famille. Sa réflexion est restée fixée sur la question de la faisabilité de la démocratie et de l’égalité.
Contrairement aux « nouveaux philosophes » pour lesquels il n’avait pas grande estime, Furet n’a pas jeté Marx avec l’eau du léninisme pour le remplacer par Tocqueville. Il a fait dialoguer les deux sur le désir d’égalité. Tocqueville considère cette aspiration comme un mouvement irrésistible entraînant les sociétés modernes et Marx, de façon plus eschatologique, comme une promesse d’émancipation. Les pages consacrées par Prochasson à la façon dont Furet fait dialoguer Marx et Tocqueville sont les meilleures du livre. Il surestime néanmoins, me semble-t-il, l’influence de Raymond Aron dans sa découverte de Tocqueville, qui doit beaucoup en revanche à ses plongées successives dans le milieu universitaire américain.
Le reproche essentiel que je ferais au livre est d’avoir préféré une analyse thématique à l’ordre chronologique, qui donne tout son sens à la biographie comme explication d’une personne par le développement de sa vie et de sa pensée. Délaisser la suite des événements qui composent la vie d’un roi mort il y a plus de sept siècles et vite canonisé, comme l’a fait Jacques Le Goff pour Saint Louis, se justifie parce que la dimension mythique du personnage et les ressassements de la mémoire collective ont complètement recouvert la réalité de sa vie. Furet appartient au contraire tout à fait à notre époque. L’homme pensait vite, au point qu’on avait toujours l’impression d’être à la traîne quand on discutait avec lui, et il changeait vite de point de vue. Pour comprendre son itinéraire intellectuel, il faut le relier à l’évolution de ses positions politiques.
Quand il publie avec Denis Richet sa première Histoire de la Révolution, il a quitté le communisme pour l’histoire sociale telle que l’enseigne Ernest Labrousse et continue à penser la Révolution en termes de classes. C’est en montrant que l’opposition entre Girondins et Montagnards ne reposait sur aucune différence sociale et que l’alliance de la petite bourgeoisie éclairée avec l’avant-garde des classes populaires n’est qu’un mythe rétrospectif qu’il a provoqué l’ire d’Albert Soboul, grand prêtre de la vision jacobino-progressiste de la Révolution, dominante à l’Université.
Dans son article « Le catéchisme révolutionnaire », Furet abandonne le déchiffrement social de la Révolution pour celui des enjeux politiques et idéologiques de la mise à bas de la royauté. Avec Mona Ozouf, il entreprend une révision globale de l’historiographie révolutionnaire qui va laisser sans voix, au moment du bicentenaire, les adeptes de la version « union de la gauche » de la Révolution. Il le fait à ce moment-là avec un sens stratégique aigu qu’il doit à son expérience du monde politique et journalistique. Mais ce serait une erreur de ne voir chez ce grand débatteur qu’un pur stratège, comme Prochasson nous en donne parfois l’impression en confondant l’impact médiatique de ses positions et leur apport conceptuel.
À la différence des post-soixante-huitards dévorés par la passion de la réussite personnelle, c’est la passion idéologique qui dévorait la génération de Furet. Avec bien d’autres historiens, il s’est tourné vers Labrousse, l’histoire sociale et l’école des Annales parce qu’il y voyait un moyen de traduire son engagement communiste dans la recherche universitaire. En quittant le marxisme, il s’est éloigné des sciences sociales parce qu’il avait associé les deux au même mode de raisonnement déterministe. L’élection de Furet à la tête de l’Ehess, la Mecque des sciences sociales, ressemble à celle d’un pape qui aurait perdu la foi. Il fut pourtant un président éclairé et novateur.
D’autres ont quitté le communisme sans bousculer leur vision d’historien. Mais Furet a passé sa vie à se reprocher ce moment d’aliénation intellectuelle et à tenter de se l’expliquer. C’est une des clés de son itinéraire. Le Passé d’une illusion, qui restera peut-être son plus grand livre, a pris l’allure d’un testament intellectuel à cause de sa disparition précoce et inattendue. Mais Furet préparait déjà un nouveau livre consacré à Napoléon. L’illusion des intellectuels fascinés par le communisme… ou le fascisme, qu’il analyse, ce fut la sienne. Ce livre pourrait lui tenir lieu d’autobiographie d’ancien communiste comme celles que plusieurs de ses amis historiens ont écrites : Emmanuel Le Roy Ladurie, Alain Besançon, Annie Kriegel entre autres. Mais en s’abstenant de parler de lui-même, Furet évite les complaisances de la subjectivité pour affronter sans faux-fuyant l’automystification des intellectuels et leur passion du mensonge assumé, qu’il a lui-même partagées.
C’est pourquoi je n’aurais pas placé, pour ma part, l’analyse de la vie et de la pensée de Furet sous le signe de la mélancolie. Certes, les nombreux drames familiaux et personnels qu’il a traversés ont pu loger en lui des états d’âme de cette sorte. Il a également été marqué par l’adhésion sans joie d’un Tocqueville à une dynamique de la société qui contredisait ses propres valeurs ou par la difficulté d’adhérer à la liesse populaire en mai 1945, avouée par Raymond Aron qui voyait les camps de la mort nazis libérer leurs quelques survivants alors que le goulag stalinien continuait à se remplir en toute impunité. Mais il y avait dans le goût de Furet pour le débat d’idées une recherche de la vérité à tout prix, une façon de se mettre en danger qui n’avait rien à voir avec l’esprit de chicane ou avec la mélancolie. L’ardeur qu’il mettait à combattre les idées toutes faites, les petits mensonges qui se cachent souvent sous les grands sentiments révélait au contraire une capacité énergétique étonnante. Ses interrogations, même si elles pouvaient prendre parfois l’allure de provocations, n’étaient jamais gratuites. Si la démocratie qui avait survécu aux convulsions du xxe siècle continuait à nourrir, à ses yeux, de profondes contradictions, elle restait sa patrie et son horizon.
André Burguière
François Azouvi, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Fayard, 2012, 475 p., 25 €
À une thèse reçue comme une vérité (les Français, en particulier les intellectuels, n’auraient été sensibles au génocide des juifs qu’à partir des années 1970-1980), ce livre oppose un ferme démenti : il y a eu, chez nombre d’intellectuels français (et notamment des catholiques et des protestants), une prise de conscience précoce et forte de l’immensité et, sinon de l’unicité, du moins du caractère exceptionnel de l’extermination. La culpabilité aussi était là. Mais il y a eu par la suite une sorte de confusion, à propos des premières décennies de l’après-guerre, entre deux développements historiques : ce qu’on a appelé le « syndrome de Vichy », qui tendait effectivement à minimiser chez les Français la responsabilité de la « nation France » dans les événements passés et à accabler Vichy comme une trahison particulière de « certains Français », et, d’autre part, un prétendu « syndrome de la Shoah », qui n’était pas encore appelée ainsi mais qui aurait été fortement occultée.
Surtout dans le contexte français, un démenti infondé ou mal justifié du syndrome de la Shoah risquait d’apparaître comme une forme de révisionnisme. Ce n’est sûrement pas le cas de l’enquête de François Azouvi, à la fois passionnante, argumentée et précise, fondée sur une documentation considérable, dont témoignent aussi l’important appareil de notes et l’index des noms cités. Azouvi distingue trois moments de la prise de conscience. De 1944 à 1961, la partie sur « Le génocide dans la culture française » lui permet de rappeler ce qui est le plus oublié et qu’on traite du coup de « silence » : des noms et des événements (dont, par exemple, le Journal d’Anne Frank, ou le Dernier des justes, d’André Schwarz-Bart, prix Goncourt 1958). La deuxième période (années 1960) montre comment le génocide entre dans l’espace public, à la faveur de controverses très vives (le procès Eichmann, le Vicaire, pièce de Rolf Hochhuth, la guerre des Six Jours). Dans la troisième partie, « De la grâce de Touvier au procès Barbie », la Shoah devient une question d’État, le problème politique de la mémoire française.
La démonstration est clairement menée et sans appel. Ce qu’on désigne comme un silence est une méprise, peut-être une vision inconsciemment fixiste aussi, qui voudrait une mémoire de la Shoah figée dans le marbre et partagée également dès la sortie des camps. Or ce qu’Azouvi reconstruit particulièrement bien, ce n’est pas un silence, mais des étapes, des tournants et des transformations, y compris dans le langage, chaque fois pour de multiples et complexes raisons qu’il éclaire excellemment. On sait, par exemple, le rôle que le film du même nom a joué au début des années 1980 pour imposer définitivement le terme de « Shoah », à la place d’« holocauste » notamment. Les débats autour du Vicaire, la pièce « scandaleuse » de Rolf Hochhuth jouée en 1963, mettront en première ligne le raccourci « Auschwitz » pour désigner l’ensemble des camps de la mort. À l’inverse, les intellectuels chrétiens de l’immédiat après-guerre, surtout catholiques, qui dénoncèrent le génocide et parfois, déjà, le rôle de l’antijudaïsme chrétien, n’en restèrent pas moins enfermés dans le registre théologique ancien des rapports entre le judaïsme et l’Église, un registre qui ne sera effacé (ou ne commencera à s’effacer) qu’à partir du concile Vatican II. L’« oubli » injuste de ces intellectuels méritants vient donc aussi de leur langage inadéquat pour parler de l’événement.
Au total, et au-delà même de la thèse sur le « mythe du grand silence », cette reconstitution nécessaire de « l’histoire de la mémoire » de la Shoah intéresse aussi par le rappel et la mise en perspective des multiples réflexions, discours, positions, controverses qui ont alimenté le débat public sur le sujet en France depuis cinquante ans.
Jean-Louis Schlegel
Henry Rousso, La Dernière Catastrophe. L’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, coll. « Nrf essais », 2012, 338 p., 21 €
Les ouvrages consacrés à l’historiographie ne sont habituellement pas destinés à un large public. Caricaturalement, on pourrait les résumer ainsi : des historiens qui écrivent à propos d’autres historiens, eux-mêmes lus par leurs confrères. Henry Rousso1, spécialiste du régime de Vichy, de son souvenir, connu pour son engagement contre le négationnisme2 (le Dossier Lyon III, 2004), propose certes une réflexion historiographique très riche dans la Dernière Catastrophe, mais cette dernière s’inscrit pleinement dans le contexte de notre époque, encore marquée par « l’âge des extrêmes » (Eric Hobsbawm) que fut le court xxe siècle.
Au centre de son livre se retrouve la tension suivante : comment écrire l’histoire du temps présent d’une part, alors que la profession historienne a longtemps estimé que l’histoire n’était possible que grâce au recul obtenu par le temps qui passe, et d’autre part, face aux témoins encore en vie qui valorisent l’expérience de la présence face à la connaissance médiate de l’historien ? Henry Rousso nous invite à nous pencher sur la signification de la « contemporanéité » :
Qualificatif qui peut s’appliquer à tout ce que nous reconnaissons comme appartenant à « notre temps », y compris la tradition, la trace, le souvenir d’époques révolues.
Cette notion est au cœur de l’histoire du temps présent, qui se consacre à l’étude d’un temps qui n’est pas encore achevé. Elle se conjugue par ailleurs avec l’historicité, définie comme
une conscience ou une perception de soi, une image subjective que l’homme ou les sociétés ont de leur propre dimension temporelle.
En plus de la tension initiale historien/témoin, le xxe siècle est aussi porteur de celle opposant le besoin d’oublier les grandes catastrophes à la nécessité de les comprendre, ce qui fait dire à Rousso, tout en donnant le titre de son livre, que « toute histoire contemporaine commence avec la “dernière catastrophe en date” » (p. 19). Pour nous, l’ombre de la Seconde Guerre mondiale et ses corollaires tragiques planent toujours : l’avenir n’est plus un horizon positif, mais bel et bien négatif. L’histoire revêt désormais un caractère traumatique.
L’écriture de l’histoire du temps présent n’est pas une invention des années 1960-1970. Ses origines sont concomitantes de celles de l’histoire en général. C’est le xixe siècle qui, lors de l’institutionnalisation de la discipline historique, a instauré une coupure entre histoire et histoire contemporaine. Pour comprendre cette distinction, Henry Rousso se penche sur les conceptions de l’histoire et du contemporain de l’Antiquité à nos jours. S’appuyant sur les travaux de François Hartog pour la période classique, il souligne qu’alors seule l’histoire de « ce qui est advenu du temps des hommes » est envisageable. La Guerre du Péloponnèse, ouvrage fondateur de Thucydide, est finalement la première œuvre d’histoire immédiate. Les méthodes et les objectifs n’en sont pas pour autant les mêmes qu’aujourd’hui :
L’histoire se constitue donc à l’origine comme regard et comme action sur les vivants, et non comme étude, souvenir ou dette envers les morts.
À l’époque médiévale, le temps, pensé à partir de la religion chrétienne, est conçu comme une période linéaire : le contemporain a encore moins de sens que lors de la période précédente. Ce n’est que lors des périodes dites moderne et contemporaine que la méthode historique se transforme, et par là la façon de concevoir le contemporain. Dans ce processus, la Révolution française a joué un rôle fondamental en érigeant une cassure entre le passé et le présent. L’histoire devient progressivement autonome, scientifique, jusqu’à être la « discipline reine du xixe siècle » (p. 58), ses praticiens étant investis de nouvelles responsabilités et appelés à jouer un rôle moteur dans l’histoire du monde. Ce mouvement rend suspecte l’histoire trop proche, inapte à offrir le recul nécessaire à l’historien. Ce rejet ne signifie pas que l’on cesse de l’écrire : au contraire, la Révolution française nourrit un flux important d’écrits à son sujet (Michelet, Quinet, Jaurès). De même, ces remarques ne sont pas universelles, puisque les historiens américains pratiquent l’histoire contemporaine, y appliquant souvent la méthode positiviste.
La Grande Guerre mettra fin à la conception de l’histoire telle qu’instituée au xixe siècle. Les espoirs investis dans la rationalité laissent place à une réflexion marquée par l’idée d’un monde chaotique, « d’une histoire soudainement […] sortie de ses gonds » (p. 88). Recrutée par le nationalisme, sommée de fournir des explications pour aider à apaiser le traumatisme, l’histoire perd de son objectivité alors qu’on fait appel à elle pour des missions d’expertise et pour honorer la mémoire des combattants. L’historien débute son long « compagnonnage », non dénué de conflits, avec le témoin. Celui-ci n’est que renforcé par l’après-nazisme, qui donne un caractère encore plus « urgent » à la compréhension du passé, perçu comme un fardeau. Des organismes ad hoc évoluant à l’écart de l’Université se forment en France (l’actuel Institut de l’histoire du temps présent) et en Allemagne (Institut für Zeitgeschichte) pour étudier cette histoire proche et troublée. L’histoire développe des liens avec le tribunal alors qu’il faut juger les crimes du passé, et ne peut plus ignorer les effets politiques de ses travaux dans des sociétés en reconstruction.
L’éloignement de la catastrophe n’a pas conduit à un reflux de l’histoire du temps présent, au contraire. Les années 1960-1970 sont les grandes années de son institutionnalisation et du début de son hégémonie par rapport aux périodes plus anciennes. En France, l’historien René Rémond joue un grand rôle dans la réhabilitation de cette « histoire en mouvement », souvent résumée à l’histoire politique et événementielle depuis la fondation de l’École des Annales. Allant à rebours des conceptions traditionnelles, Rémond souligne que le recul historique risque de faire perdre de précieux témoins aux historiens. L’histoire orale est le parent indispensable de ce renouveau. Fille des évolutions historiographiques, l’histoire du temps présent répond aussi à une « demande sociale » d’histoire, qui fait émerger une seconde tension
[entre] exigence du souvenir et nécessité de l’oubli qui caractérise les débats récents autour des dernières catastrophes du siècle.
Dans le dernier chapitre, Henry Rousso analyse les rapports désormais importants entre histoire, justice et droit. Le droit à la mémoire a fait son apparition et de nombreux événements historiques dramatiques sont désormais jugés à l’aune de la Shoah. Le développement de l’histoire du temps présent est aussi corollaire d’une histoire qui s’ouvre au monde. Plus inquiétant,
[elle] s’est développée dans le contexte d’une crise du futur, une crise de l’avenir, dans un régime d’historicité présentiste.
Pour autant, l’histoire du temps présent n’est pas tant un symptôme qu’un antidote à ce « présentisme ». Elle permet, grâce au recours aux méthodes historiques, de mettre à distance les passions d’un passé encore trop présent, en l’inscrivant dans une série plus longue. La mission de l’historien du temps présent est in fine double :
D’un côté, la mise au passé du présent, de l’autre, la mise au présent du passé.
Un seul regret se dégage à la lecture de cet essai extrêmement stimulant : l’histoire culturelle, pan important de cette histoire du temps présent, est peu évoquée et donne en conséquence l’impression que cette histoire très contemporaine se réduit uniquement à sa dimension guerrière.
Benjamin Caraco
Michel Melot, Mirabilia. Essai sur l’Inventaire général du patrimoine culturel, Paris, Gallimard, 2012, 288 p., 22 €
C’est vraisemblablement Callimaque, bibliothécaire d’Alexandrie, qui inventa le genre des mirabilia, au iiie siècle avant J.-C., en listant, rassemblant, compilant le maximum d’informations sur tel ou tel thème. Michel Melot, qui a dirigé l’Inventaire général du patrimoine culturel de 1996 à 2003, après avoir été conservateur et directeur du département des estampes et de la photographie à la Bibliothèque nationale, dresse un tableau du fonctionnement de cette institution, en dégage la philosophie et en questionne les résultats.
Cet ouvrage est particulièrement agréable à lire car l’auteur y mêle souvenirs, analyses historiques et politiques des actions du ministère de la Culture de Malraux à nos jours, réflexions sur les patrimoines, sur l’art, sur l’Inventaire… Il n’ordonne pas ses Mirabilia de manière chronologique par exemple, mais selon ce qu’il souhaite expliquer à son lecteur, d’où des pistes qu’il reste à explorer, des convictions plus ou moins argumentées, des visions personnelles sur l’œuvre d’art, le musée, les artistes, la photographie, avec comme référent Malraux et son Musée imaginaire. Car finalement il s’agit bien de cela, faut-il ou non rassembler des œuvres, les exposer dans un musée, pour quoi et pour qui ?
Callimaque de Cyrène est à l’origine de la classification des sept merveilles du monde ; il n’en existe plus qu’une, la pyramide de Khéops. De la même façon, l’Inventaire a été créé en 1964, suite à une proposition d’André Chastel, « Pour un inventaire national » (Le Monde du 22 septembre 1961), par le ministère des Affaires culturelles confié à André Malraux en 1959. Cet Inventaire contribue à la politique patrimoniale de la France : création d’une « direction du patrimoine » en 1978, « Année du patrimoine » en 1980 et depuis, d’innombrables rapports, colloques, ouvrages, associations visant à le promouvoir sous toutes ses formes (industriel, naturel, immatériel…).
C’est en 2004 que l’État confie aux régions la charge des richesses artistiques nationales. On dénombre alors : « 8 000 statues de la Vierge Marie, quelques milliers de maisons, de manoirs et de chapelles, 500 hôpitaux, 400 aéroports, 180 phares, 7 raffineries de pétrole et 4 centrales nucléaires. » Cette fièvre patrimoniale et classificatoire se répand sur l’ensemble de la planète, l’Unesco crée son label en 1972 et de nombreux pays valorisent leur patrimoine, souvent à des fins commercialo-touristiques. L’auteur précise bien que l’Inventaire n’est pas un récit, pas plus qu’une histoire, qu’il ne cesse de chahuter les frontières géographico-administratives, qu’il ne peut se satisfaire d’une œuvre solitaire, qu’il est infini… Il en appelle à un « wiki-inventaire » alimenté par n’importe quel citoyen fier de raconter l’histoire de sa propre maison ! Tout peut être inventorié et par la suite patrimonialisé. Michel Melot, avec humour, nous ouvre les portes de l’association des collectionneurs de plaques d’égout, à New York ; il nous fait également découvrir les châteaux d’eau, les silos, les usines en friche ou en activité, les locomotives à l’arrêt ou encore utilisées, les terrils, les canaux, etc. Il mentionne André Chastel, qui ambitionnait de tout répertorier « de la cathédrale à la petite cuillère ». Et note :
Tel est le maquis dans lequel l’Inventaire général vient se perdre. Il regarde avec intérêt les cabines de bain de Deauville et les moulins de l’île de Ré, mais s’arrête sur la plage devant les boutiques pour vacanciers. Dans chaque église la même question se pose : il faut décider du degré d’art où doit s’arrêter le patrimoine. On n’a pas encore inventé l’artomètre.
Il n’est pas possible de faire l’inventaire (!) des idées contenues dans cet ouvrage. Il déborde de réflexions neuves, stimulantes et non conformistes sur des sujets passionnants, comme : l’histoire de l’art existe-t-elle ? Y a-t-il un patrimoine mondial de l’humanité ? Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Que fait-on de sa copie ? Et des images ? Quel objet peut être muséographié ? En quoi l’état gazeux de l’art nous importe ? Tout cela est mené au pas de course et le livre refermé, le cerveau du lecteur comme une bille dans un flipper (qui certainement appartient à l’inventaire et est exposé dans un musée…) poursuit son activité à un rythme endiablé… Malraux, encore : « Notre art est un art sacré qui ne sait pas ce qu’il sacre. » L’auteur ajoute que, si les dieux se sont multipliés et n’incarnent plus une dimension universelle, l’argent mondialise les musées comme il mondialise les esprits et c’est là où le patrimoine, ordinaire comme savant, vient perturber le marché en révélant à chacun que ces « œuvres » possèdent une valeur, qui n’a pas de prix, et échappent ainsi à son emprise. D’où le cri de guerre final : « N’y touchez pas ! Ceci n’appartient pas qu’à vous. L’inventaire rend à chacun sa partie d’imaginaire. »
Thierry Paquot
Camille Peugny, Le Destin au berceau, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2013, 128 p., 11, 80 €
Ce qui dans l’univers physique se nomme déterminisme prend, en société, le nom de destin. Lorsque les mêmes configurations sociales produisent durablement les mêmes effets, il nous faut bien admettre l’existence d’une certaine corrélation péjorative à l’égard des projets de ceux dont la position sociale initiale n’est pas favorisée. L’essai de Camille Peugny attire notre attention sur une urgence. Urgence, car il ne s’agit pas simplement de pointer les insuffisances de notre système républicain de formation et de sélection. Il est ici question de préciser le lien entre ce qui menace la cohésion sociale et un fatalisme dominant les parcours de vie. Le constat établi par les statistiques étudiant les cohortes d’individus est sans appel. Malgré les efforts des différentes politiques publiques, malgré la massification scolaire, la reproduction sociale n’a pas reculé. Le « berceau », la position sociale initiale des individus, dessine encore largement le parcours qui sera le leur. Le coefficient d’adversité que la réalité sociale impose aux groupes sociaux est non seulement différent selon les milieux, mais encore force est de constater que les cartes du « jeu » social ne sont pas rebattues au cours des itinéraires scolaire, universitaire et professionnel.
Si une telle situation est socialement et politiquement dangereuse, c’est en raison du démenti qu’elle représente à l’égard des règles du jeu républicain. Jeu qui repose sur la croyance, voire l’adhésion, plus ou moins explicite à un modèle méritocratique dont la formulation la plus ramassée pourrait être : « Quand on veut on peut. » Ce qui suppose la rétribution des efforts accomplis au cours d’un supposé « moment d’égalité » dont l’existence et les règles sont assurées par l’école. Si la méritocratie implique l’existence d’inégalités, celles-ci ne peuvent être légitimes qu’à la condition d’être les résultats d’un jeu dont les règles n’apparaissent pas faussées. C’est ainsi que la massification scolaire, l’ambition de porter 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, au lieu de multiplier les chances, ne fait, après un constat statistique, que nourrir une certaine désillusion quant aux vertus du modèle scolaire républicain.
Pour la société française, qui a fait de l’école la principale voie de mobilité, c’est un constat d’échec : le déclin de l’immobilité sociale demeure extrêmement modeste au regard de l’effort consenti pendant le dernier demi-siècle. En termes de démocratisation, le bilan de la massification scolaire demeure extrêmement faible.
La massification aura donc été plus une démographisation qu’une démocratisation. Il ne sert effectivement à rien d’offrir au plus grand nombre la possibilité de participer à la compétition scolaire si celle-ci est socialement biaisée. Car c’est bien à une telle conclusion que nous conduit l’analyse statistique. L’école n’est pas cet univers, ce milieu au sein duquel mérite et aptitudes se trouvent spontanément rétribués. Loin d’une quelconque aspiration égalitariste dont son essai est totalement exempt, Camille Peugny s’attache à cerner le processus en vertu duquel l’accroissement du nombre de diplômés n’a que très peu modifié la composition des élites à partir des filières d’excellence.
Le mythe de l’école républicaine, l’acceptation de ses verdicts reposent sur un présupposé fondamental considérant le temps de formation des individus comme l’occasion de rebattre les cartes du jeu social à l’aide d’une évaluation dégagée de toute faveur accordée à certains. Or l’école n’est pas hors du social. Si on peut parler aujourd’hui d’un « naufrage du mérite » (p. 14), c’est précisément parce que premièrement, l’augmentation du nombre de diplômés n’a pas fondamentalement modifié l’accès aux positions sociales dominantes. Deuxièmement, parce que les filières réputées conduire à ces positions sont massivement empruntées par les enfants dont les parents occupent déjà les positions sociales les plus favorables.
En effet, l’ampleur de la reproduction des inégalités au fil des générations montre que la distribution des individus dans la hiérarchie sociale ne se fait pas au hasard, mais selon des logiques liées à la naissance, à l’enfance et à la socialisation dans différents milieux sociaux. Plus encore, c’est la société, dans sa façon de fonctionner et dans les « règles du jeu » qu’elle met en place, qui est à l’origine de la reproduction des inégalités.
Considérer l’école et les verdicts qu’elle rend comme socialement neutres constitue donc un véritable déni de la question sociale, qui pour C. Peugny effectue un véritable retour en raison d’une crise qui, par les dégâts sociaux qu’elle induit, lève le voile ayant, en période de croissance, dissimulé le caractère dual de la société. Tant que les écarts sociaux entre positions dominantes et subalternes ne sont pas accentués, il est facile de croire à une moyennisation de la société, qui augure de la possibilité d’un espace social fluide, donc aisé à parcourir par les individus. Or le caractère durable d’une crise devenue l’ordinaire du temps économique laisse apparaître clairement la distinction entre ceux que la précarisation menace et ceux que leur dotation initiale met à l’abri. Dans un pays tel que la France, où sévit la tyrannie du diplôme initial ainsi qu’une orientation lourdement conditionnée par l’origine sociale, une grande partie de ceux qui ont accédé aux études supérieures – considérées comme gage de promotion et de sécurisation sociales – s’aperçoivent à quel point le diplôme obtenu ne constitue ni le moyen d’une réelle promotion, ni une garantie contre le déclassement.
Si la persistance de la reproduction sociale est constatée, une question demeure : pourquoi l’accroissement du nombre de diplômés a-t-il si peu d’effet sur l’immobilité sociale ? C’est ici qu’il faut se tourner vers la « filiarisation croissante du système éducatif » (p. 72). Il y a par exemple plus de bacheliers mais on constate que les différentes filières menant au baccalauréat sont socialement clivantes. Les voies générale, technologique et professionnelle, qui mènent toutes au baccalauréat, donc aux études supérieures,
ne préparent pas au même avenir [puisque] le tiers seulement des enfants d’ouvriers bacheliers en 2009 décrochent un baccalauréat général, contre les trois quarts des enfants de cadres supérieurs.
Sous l’homogénéité trompeuse, le nombre de bacheliers, se trouvent donc maintenues les conditions d’une reproduction des parcours de vie.
C’est précisément par la prise en compte de ces derniers que Camille Peugny propose, sinon une solution, du moins une façon de favoriser la fluidité sociale. En effet, puisque l’avenir des enfants semble toujours lourdement esquissé par la situation des parents, pourquoi ne pas organiser l’autonomie des jeunes ? Pourquoi ne pas les défamilialiser ? Il ne s’agit aucunement de s’attaquer aux liens familiaux, mais de rompre ceux qui induisent une continuité entre positions sociales des parents et des enfants. Comment parvenir à réduire le poids de l’ascendance sur la descendance ? Camille Peugny nous propose d’emprunter deux voies. Premièrement, un dispositif universel d’accès à la formation.
Cela instaurerait un vrai droit à la formation tout en transformant en profondeur l’accès de la jeunesse à l’autonomie et à l’âge adulte.
Deuxièmement, la mise en place d’une formation continue universelle qui permettrait à chacun de ne pas subir tout au long de son parcours social la tyrannie de la formation initiale. Sachant qu’aujourd’hui la formation continue s’adresse en majorité aux populations déjà socialement et professionnellement favorisées, un tel dispositif, présenté sous la forme de bons mensuels de formation, permettrait de renouveler tout au long de la vie des moments d’égalité, des occasions de rebattre les cartes de la donne sociale. Pourquoi ne pas user d’une partie des moyens affectés au traitement social du chômage et de l’insertion professionnelle sous la forme d’un capital alloué à chacun ? Ce capital serait constitué d’un temps de formation auquel chacun aurait droit et dont il pourrait user tout au long de sa vie. Il s’agit donc de passer « de la société héréditaire à l’universalité des droits » (p. 107).
Émeric Travers
Nicolas Clément, Sauf les fleurs, Paris, Buchet Chastel, 2013, 80 p., 9 €
Un court récit, limpide, à la violence toujours présente et toujours contenue, comme l’est le pathétique ; la violence est dans l’écriture, elle évacue la plainte, elle impose la présence du personnage central, Marthe, la narratrice. La violence est esquive : elle évite tous les clichés, elle dit et nie en même temps le malheur, elle réinvente l’écriture. Cette violence est la résistance à celle dont son frère, elle-même et sa mère sont victimes : le père frappe, souvent et fort ; la mère en meurt. Pas d’inutile pathos, mais la nue réalité : les coups abîment, et ils portent à l’incandescence l’amour pour la mère. La gentillesse de certains au village, de l’institutrice (« la voix douce pour tordre les moqueries »), la chaleur et la placidité des animaux de la ferme qui réconfortent (la vache Garonne, surtout), la nature champêtre, l’amour sans complications mais non sans force et sensualité découvert par Marthe et qu’elle porte à Florent ne sont pas là pour adoucir, atténuer ; ils sont là, simplement – comme fusaient, dans l’enfance, les insultes des camarades : le réel est multiple, et le récit refuse toute tendance au mélodrame. Le village peut lui aussi être maternel, comme la campagne, et tous les hommes ne sont pas machos. Mais le père est là.
L’élan du récit est porté par la vitalité de Marthe : vivre, quand même, ne pas se laisser voler sa vie. Vivre plutôt que se plaindre ; vivre car la mort rôde dans les coups du père (« Je lâche Il faut partir Ou Papa te tuera »). Résistance vitale, puisée dans l’amour pour Léonce, le petit frère, la mère, les animaux, la nature ; surtout peut-être dans les mots. Les mots pour sauver la vie ; elle les note depuis l’enfance, jusqu’aux insultes reçues des camarades dans le car scolaire (« Ils nous parlent, banane, on ne va pas faire les difficiles »). Et l’institutrice lit Eschyle après la classe, Marthe l’a découvert ; elle apprendra le grec, puisque les Grecs « retiennent mademoiselle Nathalie après la classe ». Elle sera « professeur de grenier et de livres anciens ». Quand le père tue la mère, quand il est emmené en prison, elle suit Florent à Baltimore ; elle s’y inscrit à l’université pour apprendre le grec ancien, pour s’immerger dans Eschyle, qu’elle traduit obstinément :
Lire, écrire, traduire, c’est reformer le sein, étaler l’origine, aérer le fumier d’où sortiront les fleurs derrière chaque tort redressé.
La simplicité du récit puise elle aussi dans les tragiques grecs : l’Orestie plane d’entrée de jeu comme une menace ; cette simplicité, c’est celle de la machine infernale de Cocteau. La reconstitution du meurtre de la mère par le père rappelle, par voie judiciaire, Marthe au village. Nouvel Oreste passionnément du côté de la mère morte contre le père assassin, elle l’abat devant tous. En cinq pages, la tragédie a repris la main. Le récit a donc été écrit en prison ; le procès a lieu le lendemain. La tristesse n’est pas de mise, l’espoir ténu de l’acquittement est presque indifférent (« Garonne a vêlé ce matin, la petite s’appelle Harmonie »).
Ainsi va la vie, qui reste la vie, au-delà du judiciaire, au cœur des choses : « À présent place aux choses, conclut Marthe, palpez comme tout commence. »
Chantal Labre
Jens Christian Grøndahl, Les Complémentaires, Paris, Gallimard, 2013, 240 p., 18, 90 €
Dans ce roman paru au Danemark en 2010, Jens Christian Grøndahl poursuit son autopsie de la banalité au quotidien, traquant les éléments de rupture qui, à travers les fragments de vie, viennent se glisser subrepticement dans le récit de ses héros tout en cherchant à restituer le lien indicible entre cheminement intime et histoire collective.
Concentrée sur trois journées, l’intrigue plonge au cœur d’une famille – un père, David, avocat réputé, une mère anglaise, Emma, peintre amateur qui s’est consacrée à sa fille, Zoé, une artiste vidéaste. L’auteur fait alterner les voix de David et d’Emma, laissant libre cours aux émotions plurielles qui les assaillent quand l’insolite fendille leur schéma mental et bouscule leurs certitudes : une croix gammée dessinée sur la boîte aux lettres familiale, le dîner avec Nadeel, le compagnon pakistanais de Zoé, le vernissage de sa première exposition font resurgir des souvenirs occultés. Le puzzle, ainsi reconstitué, s’accompagne de réflexions sur le sentiment identitaire, le multiculturalisme ou encore la responsabilité du créateur.
Les paramètres familiers de l’univers de Grøndahl traversent le roman, mais sont déclinés autrement : en un style ramassé, entre évocation elliptique de sentiments enfouis, rappel fulgurant de contradictions, instantanés de faits de vie et discussions âpres, Grøndahl s’attache au regard d’autrui qui, seul, peut témoigner du temps passé et en garder une trace.
Des circonstances étranges précèdent toujours la formation des couples. Lors d’une soirée chez un photographe qu’il ne connaissait pas, David a quasiment été kidnappé par Emma qui s’est aussitôt offerte à lui, de même que dans Silence en octobre3 le narrateur, chauffeur de taxi la nuit pendant ses études, rencontre sa future femme en la prenant en course et, ému par son désarroi, l’abrite chez lui. Commencée par hasard, la vie commune s’inscrit dans la durée, sans heurts apparents, scandée par l’attention et les soins portés aux enfants, dans le partage des tâches quotidiennes et la construction d’une vie professionnelle et sociale.
La sexualité ne semble pas jouer un rôle déterminant, perçue plutôt comme une séquence fugace arrachée à la monotonie de ces actes répétitifs qui forment la trame de jours heureux car paisibles. Les objets – un vieux plat hérité ou un vase oublié dans un coin –, les lieux immobiles – les maisons que l’on ne quitte ni ne transforme –, les rituels immuables – préparation des repas ou thé – concourent à conforter la sensation de pérennité.
Les années s’écoulent sans que rien de définitif ne semble devoir troubler la sérénité des héros quand, soudain, suite à un message insolite, – ici, une croix gammée sur la boîte aux lettres et une carte postale envoyée à David par sa mère ; une voix de femme s’adressant à Martin interceptée sur le répondeur par l’épouse Irène dans Sous un autre jour4 ; un courrier posthume de son ami Adrian reçu par le narrateur dans Bruits du cœur5 – les liaisons anciennes, les errances, les trahisons, les tentations, les échecs refont surface, révélant la fragilité d’un équilibre fait de concessions et d’oublis. Emma se souvient avoir trompé David avec son ancien amant lors d’une escale à Londres, David reprend contact avec son premier amour, Naomi, atteinte d’un cancer ; de même, Irène, abandonnée par Martin dans Sous un autre jour se demande ce qu’a signifié sa liaison extraconjugale de quelques mois avec Thomas, un homme de quinze ans plus jeune qu’elle et dans Quatre jours en mars6, Ingrid pressent que son compagnonnage avec un homme marié est sur le point de s’achever.
L’histoire intime, centrée autour du couple et des relations entre parents et enfants sur plusieurs générations, retrouve alors l’histoire collective et s’y inscrit avec ses secrets et ses failles. David doit affronter ses origines juives, ses relations difficiles avec son père et le drame de sa mère, Dora, ayant perdu parents et frère dans l’Allemagne nazie ; Emma fait référence à la Palestine où son grand-père, officier dans l’armée britannique, a été blessé tandis que dans les Mains rouges7, Sonja finit par raconter sa participation à des actes de violence ou que dans Piazza Bucarest8, Elena, se confiant au fils du journaliste avec qui elle a contracté un mariage blanc pour pouvoir sortir de Roumanie, revient sur le régime de Ceaucescu.
L’art et la posture du créateur sont fortement présents dans les Complémentaires à travers Emma, qui refuse de montrer son travail et privilégie sa vie de famille et Zoé, qui expose et se met en scène nue avec son compagnon dans son installation vidéo. Architecte ou collectionneur dans Bruits du cœur, historien d’art dans Silence en octobre, musicien dans Sous un autre jour, journaliste dans Piazza Bucarest, le héros de Grøndahl fait siens les débats sur les tendances et les conditions du marché de l’art.
Mais au-delà des correspondances entre ce roman et les œuvres précédentes, son titre même, qui reprend en français l’intitulé de l’installation vidéo de Zoé, Complementarities (p. 197), en symbolise l’aboutissement : l’exil, le multiculturalisme, la quête identitaire, la rencontre entre le singulier et le collectif, la complexité de la transmission explosent littéralement au rythme des images filmées, aussi choquantes soient-elles pour certains, parents, critiques ou politiques. Tout ce qui précède le vernissage de Zoé ne semble plus qu’un prétexte qui prépare et autorise la réussite finale. Les hésitations des protagonistes, les affirmations de leurs doutes, les liens douloureux qu’ils entretiennent avec leurs origines, leurs ambitions, leurs amours peuvent désormais s’expliquer par un lourd déficit en image. Ils s’assument mal, se contentent des faits, se trompent souvent et restent fondamentalement vulnérables parce qu’ils ont besoin de se dissimuler dans le regard d’autrui pour se sentir le droit d’exister. Zoé instrumentalise sa spécificité et celle de l’homme qu’elle aime, revendiquant les différences de sexe, de culture, de religion, de pays et les jetant aux yeux de tous avec l’arrogance de la jeunesse. Si David et Emma, retrouvant des gestes de tendresse après avoir agité violemment leurs fantômes respectifs dans une confrontation inhabituelle, vont sans doute continuer à parler « de ce qui les occupait, pas d’eux-mêmes ou de leurs origines » (p. 22), Zoé invite au risque et à la liberté.
Sylvie Bressler
Brèves
Yves Michaud, Ibiza mon amour. Enquête sur l’industrialisation du plaisir, Paris, Nil Éditions, 2012, 364 p., 20, 30 €. Le Nouveau Luxe. Expériences, arrogance, authenticité, Paris, Stock, 2013, 194 p., 18 €
Auteur d’un ouvrage de référence sur Hume, l’auteur de l’Art à l’état gazeux (Paris, Stock, 2003), qui a créé et animé l’Université de tous les savoirs et dirigé l’École des beaux-arts pendant sept ans (voir son article « De l’enseignement des beaux-arts », Esprit, novembre 1995), est avant tout un empiriste et un iconoclaste aux allures de postmoderne qui ne court pas après les valeurs. Bon connaisseur d’Ibiza où il habite une partie de l’année, Michaud propose une incursion dans l’île (une île qui est une marque, Ibiza brand), ce qui lui permet de montrer comment celle-ci n’est plus l’Ibiza utopique des hippies des années 1970, et comment « le luxe » est devenu une industrie qui a ses normes et ses contraintes, même si la sensation pure et le plaisir sont toujours la règle (« Il ne vous serait pas venu à l’idée de fêter votre anniversaire sur un Riva d’acajou en buvant du champagne face au coucher de soleil. Une entreprise d’événements de luxe vous le propose – et peu importe si Amartya Sen n’y voit pas un progrès »). Dans le Nouveau Luxe, le philosophe prend le relais de l’observateur et s’interroge sur les liens du tourisme de luxe et des ressorts identitaires du sujet contemporain, ce qui revient à s’interroger sur l’arrogance et le culte de l’authenticité (« Tout sentir est aussi vrai que faux, aussi authentique qu’inauthentique »). Le tempérament philosophique du postmoderne qu’est Michaud ne le poussant guère à trouver des réponses dans les pensées contemporaines (le Dasein de Heidegger est selon lui un vide abyssal et banal), il doit reconnaître que le malaise (celui du plaisir formaté) est profond et généralisé mais qu’il a un bel avenir devant lui, puisqu’il n’est pas si désagréable que cela !
O. M.
Dominique Schnapper, Travailler et aimer. Mémoires, Paris, Odile Jacob, 2013, 232 p., 22, 90 €
Depuis sa première enquête sociologique sur Bologne (l’Italie rouge et noire) jusqu’à ses réflexions sur le Conseil constitutionnel, dont elle fut membre, Dominique Schnapper a développé un travail personnel original, dont le cœur est constitué par ses ouvrages sur la citoyenneté démocratique (la France de l’intégration, la Communauté des citoyens, la Relation à l’autre). Il fallait sans doute la forme d’entretiens (avec Sylvie Mesure et Giovanni Busino) pour surmonter la réticence de l’auteur à revenir sur son parcours. Il est en effet difficile d’imaginer une plus grande absence d’affectation et de complaisance dans la manière de parler de soi que celle dont témoigne ici Dominique Schnapper. Sa discrétion tient plutôt à son style de travail, sobre et persévérant, qu’à un effacement personnel, comme en témoignent ces souvenirs qui livrent un diagnostic sans complaisance sur l’histoire intellectuelle récente et la situation de la sociologie française. Lucide sur les embûches d’une carrière inévitablement marquée par la figure de son père, Raymond Aron, elle reconnaît la surdétermination politique d’une partie de la réception de ses travaux sur l’intégration au moment où le souverainisme « républicain » faisait feu de tout bois contre le « péril communautaire ». Alors qu’elle a toujours pratiqué des enquêtes de terrain, elle s’inquiète de l’enfermement de sa discipline dans l’observation quantitative, coupée de toute interrogation philosophique : « Le sens même et la justification du point de vue sociologique, c’est de confronter les idées philosophiques à la connaissance rationnelle que les sociétés démocratiques modernes prennent d’elles-mêmes par l’intermédiaire des sciences humaines. Sans cet horizon philosophique, la discipline se réduit à un recueil de données sur l’évolution sociale. »
M.-O. P.
Gisèle Berkman, La Dépensée, Paris, Fayard, 2013, 264 p., 19 €
La volonté « dépensière » de l’univers contemporain pris en otage par l’économisme donne lieu à une réduction de la pensée à une marchandise comme les autres. Faut-il en conclure que la dépense empêche la pensée et que celle-ci ne se dépense pas et doit rester gratuite face à ce qui coûte ? Certainement pas, comme Marcel Hénaff l’a montré dans le Prix de la vérité. Reste que penser, c’est aujourd’hui le plus souvent mettre en scène à ses risques et périls de la « pensée flottante » sur un plateau de télévision, c’est faire du spectacle. Mais cet ouvrage ne se contente pas de refaire du Heidegger sur un mode élitiste (la « dépensée » n’est pas la bêtise), de réfléchir sur la dépense inutile dans le sillage de Georges Bataille ou d’instituer un procès de la société dans une nouvelle version de Baudrillard ou des situationnistes. Certes, l’auteur s’en prend au cognitivisme ambiant comme au subjectivisme du sujet-roi, tout ce qui nous fait oublier que la dépensée (la non-pensée, le mal-pensé, la pensée faussaire) passe par des tuyaux et des institutions qui cultivent les rapports de force et la vitesse. C’est pourquoi ce livre, qui ne clame pas qu’on ne pense plus (il rappelle que la pensée exige de « se dépenser » autrement que sur le mode de l’échange d’argent) et que nous courons à la catastrophe, en appelle à l’invention de lieux où penser encore (ici, on pensera aux revues !).
O. M.
Jean-Michel Ducomte, Jean-Paul Martin, Joël Roman, Anthologie de l’éducation populaire, Toulouse, Éditions Privat, coll. « Le Comptoir des idées », 2013, 390 p., 15 €
En réunissant et en commentant ces textes de référence de l’éducation populaire, les auteurs ne scellent pas un tombeau pour une histoire achevée mais saisissent l’occasion d’interroger ce projet sur ses potentialités : en quoi est-ce toujours un projet d’avenir ? Le parcours chronologique, qui va des Lumières aux interrogations contemporaines, illustre la diversité des traditions (laïque et confessionnelle, républicaine et socialiste, syndicaliste et utopiste…) et la consolidation d’un savoir-faire. La pérennité institutionnelle des associations d’éducation populaire (les auteurs sont proches de la Ligue de l’enseignement), liée à la professionnalisation et à la politique de sous-traitance de l’action publique, marque un succès paradoxal : l’efficacité gestionnaire est reconnue mais que devient le projet civique ? Le recueil offre donc un retour aux sources qui met en perspective l’ambition du savoir émancipateur : « donner à la démocratie des acteurs susceptibles d’en faire vivre les mécanismes et d’en comprendre les enjeux ».
M.-O. P.
Philippe d’Iribarne, L’Islam devant la démocratie, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2013, 186 p., 16, 90 €
Y a-t-il une incompatibilité entre islam et démocratie, ou du moins certains aspects de l’esprit démocratique, comme l’acceptation de la division politique, de la pluralité et du conflit des opinions, du doute et de l’incertitude en général ? Qui n’a été au moins effleuré, devant la rareté démocratique en terre d’islam, par cette interrogation ? Des velléités démocratiques, des tentatives de réforme existent en islam depuis deux siècles et, récemment, le « printemps arabe » a déferlé dans plusieurs pays mais les difficultés égyptiennes et tunisiennes entretiennent le doute. Fidèle à ses recherches sur les racines culturelles du vivre ensemble, Philippe d’Iribarne tente de comprendre l’obstacle en reconstruisant l’« univers mental singulier » de la révélation et de la tradition musulmane. Une étude précise de lignes de force du discours coranique et de la tradition philosophique des origines (Averroès, Avicenne…), des enquêtes sur la référence coranique et ses usages modernes en pays d’islam, un examen des rapports entre certitudes croyantes et incertitude démocratique lui font conclure que les rapports entre islam et démocratie sont nécessairement difficiles, sans que l’avenir soit fermé partout et au même degré. Mais l’enquête historique et l’analyse politique s’accommodent-elles bien de cette approche culturelle, qui cherche à saisir une « essence » ? Au-delà du débat très vif entre spécialistes de sciences sociales et humaines sur la méthode, l’auteur répond aux objections et entreprend une démarche comparative (notamment avec les Évangiles) permettant à chacun de se faire une opinion.
J.-L. S.
John Scheid, Les Dieux, l’État et l’individu. Réflexions sur la religion civique à Rome, Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2013, 218 p., 20 €
Cet ouvrage présente la controverse opposant les historiens de l’Antiquité romaine au sujet de la religion : existe-t-il à Rome un sentiment religieux personnel ou le culte romain correspond-il au modèle d’une religion avant tout civique ? En d’autres termes : pouvons-nous comprendre une expérience du religieux – juridique, collective, ritualiste – si opposée à la nôtre, sans projeter rétrospectivement sur elle les notions de croyances personnelles ou de piété populaire, en réalité issues de la tradition chrétienne ? L’auteur, professeur au Collège de France, ne présente pas ce débat de manière neutre : il n’est pas convaincu par les adversaires de la religion civique, marqués, souvent à leur insu, par une conception romantique de la religiosité. Pour en défendre la pertinence, il revient pédagogiquement sur la définition de la Cité et de la citoyenneté romaine, ce qui permet de mieux comprendre l’idée d’obligations rituelles visant à garantir l’unité politique du peuple romain. Les mises au point érudites ne perdent jamais de vue le conflit des interprétations et son arrière-fond philosophique : la controverse menée aujourd’hui sous la bannière de la « déconstruction » n’innove guère, selon l’auteur, par rapport aux débats du xixe siècle qui, dans la suite de la pensée de Hegel, étaient surdéterminés par la question de l’avènement du christianisme. L’ensemble met en perspective bien des interrogations contemporaines sur le sens du syncrétisme, la séparation du public et du privé ou la place de l’émotion dans l’expression de la foi.
M.-O. P.
Frédéric Attal, Histoire des intellectuels italiens au xxe siècle. Prophètes, philosophes et experts, Paris, Les Belles Lettres, 2013, 772 p., 35 €
Voici un ouvrage que l’on peut sans trop s’avancer qualifier de « référence ». Frédéric Attal nous offre un panorama très complet de ce qu’ont été les intellectuels pour l’Italie du xxe siècle. On a tendance, en France, à considérer l’intellectuel comme un produit « bien de chez nous », difficilement exportable. Pourtant, contrairement à la France, où l’idée de nation était présente bien avant l’émergence de la figure de l’intellectuel à la fin du xixe siècle, en Italie, les intellectuels se sont donné pour mission de forger cette idée, au lendemain de l’unité italienne, puis, après la Seconde Guerre mondiale, de la refondre, après le fascisme auquel certains d’entre eux avaient participé (voire l’avaient pensé, comme Giovanni Gentile). Le livre de Frédéric Attal a pour originalité de se concentrer sur les groupes, les réseaux (par exemple ceux qui se tissent, au début du xxe siècle, autour de revues comme La Voce, La Critica ou Leonardo), plutôt que sur des figures individuelles. Il comporte également des notices biographiques fort utiles, ainsi qu’une chronologie synthétique mettant en parallèle le contexte politique, économique et social et le contexte intellectuel et culturel.
A. B.
Maya Kandel, Mourir pour Sarajevo ? Les États-Unis et l’éclatement de la Yougoslavie, Paris, Cnrs Éditions, 2013, 384 p., 25 €
Comment les États-Unis décident-ils d’entrer en guerre ? Au moment où les annonces et les reculs de Barack Obama sur la Syrie focalisent l’attention sur les choix du président en personne, ce travail approfondi fait entrer le lecteur au cœur du cheminement complexe des débats de politique étrangère à Washington, où interviennent députés et sénateurs mais aussi groupes de pression et relais d’opinion. Avec la guerre de désintégration de Yougoslavie, on n’observe pas une décision précipitée (comme le passage en force de Bush Jr. sur l’Irak) mais au contraire l’hésitation à s’impliquer, puis le lent et sinueux chemin qui, de 1991 à 1995, mène à l’action. Pour comprendre les étapes de ce passage, il faut combiner à la fois l’analyse historique du conflit (remarquablement synthétisée), la sociologie de la décision publique dans les arcanes de la Défense, du renseignement et de la diplomatie et, finalement, le sens des opportunités et des rapports de force politiques entre la présidence et le Congrès. Au final, le poids des argumentaires et leur résonance par rapport à la culture politique ressortent bien : les Américains, qui considèrent que leurs intérêts stratégiques ne sont pas directement en jeu, sont sensibles à l’idée que les Bosniaques, dès lors qu’ils sont agressés, ont le droit de se défendre. Mais cette ligne est par ailleurs incompatible avec le déploiement conséquent d’une force d’interposition de l’Onu, ce qui crée un blocage long à surmonter. Le débat très ouvert qui entoure la politique étrangère aux États-Unis fait aussi émerger les héritages multiformes de la relation à l’Europe, entre souvenirs des guerres mondiales, de la guerre froide et frustration américaine devant l’impuissance de l’Europe vis-à-vis de ses conflits intérieurs.
M.-O. P.
Jean Rolin, Ormuz, Paris, P.O.L, 2013, 224 p., 16 €
Le dernier Jean Rolin, dira-t-on ! Que ceux qui n’ont pas encore eu l’occasion de lire un Jean Rolin – la Clôture, Terminal frigo, l’Explosion de la durite… – profitent d’Ormuz. On y trouve tous les ingrédients d’un Rolin. C’est un livre de géographe qui traque les espaces en marin (métier qui fut le sien) : avec ce texte, on ne parcourt plus les ports de l’Atlantique, on passe d’un émirat à l’autre (une rapide description de Dubaï où il s’installe dans un hôtel vaut tous les textes critiques de cette urbanisation délirante) tout au long du détroit d’Ormuz, en empruntant de petits esquifs et des bateaux semi-clandestins qui se glissent entre navires de guerre américains ou iraniens et pétroliers qui se croisent de la mer d’Arabie au golfe Persique. C’est aussi un livre hautement politique et donc hautement explosif : Rolin aime les zones de tension, là où tout risque de finir par une bombe et de partir en fumée. C’est enfin un livre plein d’humour et souvent drôle, un ouvrage où le document et la fiction s’entrechoquent. L’écrivain/géographe/enquêteur suit à la trace (c’est du moins ce qu’il fait croire) un dénommé Wax, qui a décidé de traverser à la nage le détroit pour rejoindre l’Iran. Une décision où il faut voir une volonté d’accalmie, une mission de paix, mais on ne sait plus trop à la fin si Wax est un double de l’écrivain. En tout cas, il semblerait qu’il se noie dans le détroit. Faire la paix dans le détroit d’Ormuz ! Une folie, la noyade assurée… mais aussi une gageure d’écrivain.
O. M.
Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), Paris, Gallimard/Le Seuil, coll. « Hautes Études », 2013, 145 p., 17 €
Le pivot secret de cette chronique familiale, qui retrace les contrecoups de la Grande Guerre sur trois générations, est André Breton. Le poète surréaliste en effet, mobilisé en 1914, appartenait à la génération du grand-père de l’auteur (Robert) et faisait la grande admiration de son père (Philippe, qui écrivit dans la collection « Écrivains de toujours » au Seuil une histoire des surréalistes). Mais la discrétion de Breton sur son expérience d’infirmier à l’hôpital psychiatrique de Saint-Dizier pendant la guerre fait aussi partie de ces silences qui intriguent Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste reconnu de la période, dont le travail vise précisément à « retrouver la guerre » par-delà la froideur des archives, les dénis et les recouvrements de la mémoire. Explorer les non-dits, les chagrins issus de l’expérience de la tranchée, peut apparaître, bien sûr, dans le registre psychologique, comme une vocation familiale, la poursuite d’un désir enfantin de réparer les liens distendus entre les siens, ce qui ne nous donnerait à lire qu’un récit de famille comme il en existe tant. Mais il s’agit aussi d’un problème historique et politique : comment le silence des anciens combattants s’est-il installé ? L’historien peut-il, aujourd’hui, au seuil des commémorations du centenaire, surmonter cette rupture de transmission ? L’incompréhension familiale, la condamnation des échecs professionnels et personnels de l’ancien combattant, qui ne s’est jamais vraiment remis de la montée au front, se transmuent en une autre enquête. Celle-ci donne l’occasion de comprendre, à travers les derniers moments du mouvement surréaliste, les échecs du pacifisme et des esquives politiques des admirateurs d’André Breton. Ce « récit de filiation » s’élargit donc en une histoire des malentendus générationnels : difficile retour à la vie civile et sentiment d’échec des anciens combattants, optimisme de l’après-guerre et messianisme révolutionnaire de leurs enfants puis interrogations et quête des origines des petits-enfants, moins pressés de juger leurs aînés et avides de recueillir les traces d’une histoire à la fois pesante et mal transmise.
M.-O. P.
En écho
GUERRES ET INTERVENTIONS OCCIDENTALES – Une seconde édition, revue et augmentée, du livre de Gilles Andréani et Pierre Hassner Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme (Paris, Presses de Sciences Po, 2013) donne l’occasion à Pierre Hassner, dans une postface, de faire le point sur les dilemmes de l’intervention internationale. Depuis la première édition de ce volume, en 2005, les interventions en Libye et au Mali ont accru les ambiguïtés stratégiques, la première en affaiblissant le principe de « responsabilité de protéger » qui avait remplacé la notion de « droit d’ingérence », la seconde en rappelant les difficultés à reconstituer un État failli. En arrière-plan, la menace du nucléaire iranien et l’impasse en Syrie révèlent la faiblesse des institutions multilatérales. Le général Desportes fait le bilan des interventions en Irak et en Afghanistan, et Gilles Andréani fait un parallèle entre le Kosovo et la Libye. Dans la revue Politique étrangère (2013, n° 2), Michel Goya met pour sa part l’intervention française au Mali en perspective, en soulignant en particulier que l’action sur le terrain tire les leçons des échecs afghans : déploiement rapide, contre-offensive immédiate, combat rapproché, autant de surprises pour des groupes combattants jusqu’alors plus mobiles que les armées régulières.
VERS UN ÉCLATEMENT DE LA SYRIE – Depuis la réédition de l’ouvrage posthume de Michel Seurat (l’État de barbarie, Paris, Puf, 2012), les bons ouvrages permettant de saisir l’évolution récente et au long cours du régime des Assad en Syrie ne sont pas si rares. Si Xavier Baron, ancien correspondant de l’Afp dans la région et auteur d’un livre de référence sur les Palestiniens (les Palestiniens. Genèse d’une nation, Paris, Le Seuil, 2003), remonte à la période coloniale qui a précédé la naissance du régime militaire (Aux origines du drame syrien, 1918-2013, Paris, Tallandier, 2013), le livre de Souhaïl Belhadj se penche sur les ressorts internes du pouvoir du clan Assad (la Syrie de Bashar al-Asad, Paris, Belin, 2012). Plus en phase avec l’actualité immédiate, le texte de René-Éric Dagorn dans Sciences humaines (octobre 2013, n° 252), qui s’appuie sur la lecture de trois articles américains (Andrew Tabler, “Syria’s Collapse and How Washington Can Stop It”, Foreign Affairs, juin-août 2013 ; Ben Hubbard, “A Fractured Syria Will Be Hard to Repair”, New York Times, 18-19 mai 2013 ; Elizabeth O’Bagy, “The Syrian Army Renews Offensive in Homs”, Institute for the Study of War, 5 juillet 2013), montre à bon escient comment on assiste progressivement à un éclatement de la Syrie. Autour de l’immense zone désertique, trois Syrie apparaissent : la Syrie du pouvoir (incontesté dans la zone alaouite autour de Lattaquié et Tartous sur la façade méditerranéenne, contesté dans la zone qui s’étend tout en longueur de Hamas à Deraa en passant par Damas), la zone des rebelles qui suit la frontière turque depuis Kasab jusqu’au pays kurde, et la zone de peuplement à majorité kurde au nord-est. Le régime a toujours tenu en divisant, régné en fragmentant : il est en train de provoquer son éclatement géographique !
ENTRE HOLLANDE ET EUROPE – Le directeur de Commentaire, Jean-Claude Casanova, publie un article sur François Hollande (Commentaire, automne 2013, n° 143). Cela mérite l’attention puisque les longs textes politiques de Casanova ne sont pas si fréquents (on se souvient de son bel éloge de Robert Badinter dans sa revue) et qu’il est un centriste proche de François Bayrou. Le papier est original : en effet, les trois axes mis en avant par les médias et l’opinion pour caractériser la présidence Hollande, à savoir le mariage pour tous, l’accès de fièvre fiscale et la moralisation de la vie publique, sont secondaires pour Casanova (qui développe longuement ses arguments). Pour lui, l’avenir du futur présidentiable de 2017 (il n’en doute pas) se joue sur le terrain de l’éducation, de la réponse trop prudente apportée à la crise, du rôle alloué aux entreprises et de l’avenir de l’Europe.
Jean-Marc Ferry, qui n’a de cesse depuis deux décennies de réfléchir au devenir de l’Europe au prisme du paradigme postnational, se montre très inquiet pour celle-ci dans la revue Études (septembre 2013). Tout en mettant en avant les trois principes de Civilité, Légalité et Publicité, il en appelle à une nouvelle phase des relations entre responsables des États de l’Union : selon lui, « il faut dépasser le style diplomatique de la négociation discrète, voire secrète ; mettre en arène publique les oppositions, dissentiments et contentieux. Bref ouvrir l’espace public européen par une thématisation des différends ». Comment rendre possible cette nouvelle phase est une autre affaire : qu’en pensent les Grecs par exemple ? On trouvera des réponses implicites dans le dossier des Temps modernes (avril-juin 2013) qui comporte des textes sur la place et le rôle d’Athènes, sur le partage des responsabilités mais aussi des réflexions d’Étienne Balibar sur la crise européenne.
POÉSIE ET ARCHIVES DE PHILOSOPHIE : LA DÉMOCRATIE ET L’IMPERSONNEL – La démocratie n’étant pas au mieux de sa forme à l’échelle du monde, il faut résister à la mélancolie comme au nihilisme ambiant. Un beau dossier de la revue Poésie (n° 135, Belin) y parvient : il contient un magnifique texte de Walt Whitman intitulé « Le désir démocratique », fort bien présenté par Martin Rueff et Tiphaine Samoyault, et des propos de Jean-Luc Nancy (« La démocratie en tant que pouvoir du peuple signifie le pouvoir de tous en tant qu’ils sont ensemble, c’est-à-dire les uns avec les autres »).
En évoquant les figures de Lévi-Strauss, Bataille, Plotin, Blanchot et la pensée du dehors chez Foucault, la revue Archives de philosophie (juillet-septembre 2013, revue du centre Sèvres, archivesdephilo@wanadoo.fr) se penche sur la thématique de « La personne au-delà du sujet ». Non pas pour opposer l’impersonnel au sujet ou à la personne, mais pour en penser les liens : « Passer du sujet à l’impersonnel, écrit le coordinateur, permet d’avoir accès à cet étrange rapport entre la disparition d’une instance active, origine de l’acte de penser, d’un côté, et, de l’autre, l’avènement d’une expérience. Qui parle, dès lors, derrière le masque (persona), qui résonne (personare) ? » Personne et persona, un certain Mounier recourait à ce vocabulaire !
MARSEILLE – Dans la revue Tous urbains de septembre (n° 2, Puf, 5 €), Philippe Panerai porte un regard critique sur les nouveaux bâtiments inaugurés à Marseille : si le MuCem de Rudy Ricciotti répond à la commande et reprend intelligemment l’architecture méditerranéenne, le Centre régional d’études méditerranéennes (Crm), appelé la Villa, représente une « prouesse » architecturale (avec le plus grand porte-à-faux d’Europe) dont les espaces intérieurs se révèlent déjà peu utilisables. À lire aussi, entre autres, l’entretien avec Bernard Devert sur le logement et le dossier sur la voiture en ville.
LA SITUATION DES FEMMES EN FRANCE ET DANS LE MONDE – En lien avec le thème de notre dossier, signalons deux publications : La Revue socialiste (3e trimestre 2013, n° 51), dans un dossier intitulé « Le temps des femmes », publie notamment d’intéressants entretiens avec Françoise Héritier, Michelle Perrot et Irène Théry. À noter également l’entretien très éclairant avec Anne-Emmanuelle Berger sur l’histoire du féminisme aux États-Unis. Alternatives économiques fait paraître un hors-série intitulé « Femmes-hommes, l’égalité en action » (septembre 2013, n° 63), où l’on trouvera de bonnes synthèses chiffrées sur la situation des femmes en Europe, ainsi que des renvois concrets à des organismes et à des procédures mis en place pour lutter contre les discriminations et les inégalités.
Avis
Appel à abonnements. Depuis bientôt un an, Esprit a adopté une nouvelle formule. Nous avons voulu rendre la revue plus légère, plus maniable, plus incisive dans ses prises de position et l’angle d’étude des dossiers, sans renoncer bien sûr à notre travail de fond et de décalage par rapport à l’actualité. Car les revues sont aujourd’hui, plus que jamais peut-être, indispensables pour faire le lien entre une sphère d’expertise de plus en plus technique et une tendance au commentaire perpétuel qui ne laisse guère de place à la réflexion. La pensée, selon nous, n’existe pas hors du temps, mais elle ne doit pas se laisser engloutir par l’événement. La distance et la participation sont deux exigences qui ne sont pas contradictoires et que nous essayons de maintenir.
Mais notre revue est aussi une entreprise commerciale indépendante, qui ne se nourrit pas de subventions et n’a pas de mécènes. Esprit n’est pas non plus porté par une maison d’édition (faut-il le rappeler ? Esprit ne dépend pas des éditions du Seuil) : il nous faut donc imaginer le modèle économique qui correspondra le mieux à sa consolidation dans un contexte qui ne lui est pas particulièrement favorable (affaiblissement de la lecture, concurrence de l’internet, difficultés dans le secteur de la distribution, fragilisation des libraires). La revue Esprit a un coût et vit d’abord de ses lecteurs, de leur confiance et de leur intérêt. C’est pourquoi nous comptons sur vous pour favoriser la poursuite de cette aventure et pour parier sur une revue qui mise aujourd’hui à la fois sur le papier et sur le numérique (à travers notre site, www.esprit.presse.fr, et notre version pour tablettes et liseuses). Abonnez-vous, parlez de la revue autour de vous, et merci à vous, lecteurs fidèles, sans lesquels Esprit n’existerait pas.
L’association des amis d’Emmanuel Mounier organise le 20 octobre 2013 à Aix-en-Provence (La Baume) une rencontre amicale autour de deux thèmes : la situation en Europe, avec Jean-François Mattéi, et l’engagement chez Emmanuel Mounier et Paul-Louis Landsberg, avec Jean-Marie Glé. La participation à la journée est gratuite. Renseignements et inscriptions : Jacques Le Goff (jacques.legoff@univ-brest.fr).
Les rencontres internationales de Genève, qui auront lieu du 14 au 17 octobre 2013, sont cette année consacrées au thème « Le religieux aujourd’hui ». Parmi les intervenants, citons Danièle Hervieu-Léger, Georges Nivat, Olivier Roy, Jean-Louis Schlegel (plus d’informations sur www.rencontres-int-geneve.ch).
Signalons une nouvelle publication sur Paul Ricœur, dont on fête cette année le centenaire de la naissance et sur lequel nous reviendrons dans notre numéro de novembre : Pierre-Olivier Monteil, Ricœur politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
Dans les mois à venir, nous publierons un texte inédit de Paul Ricœur sur notre rapport à l’héritage classique, qui sera commenté par des philosophes contemporains. Nous reviendrons ensuite sur l’histoire globale ou histoire connectée qui, en décentrant le regard historique, permet de mieux penser la mondialisation aujourd’hui.
- 1.
Éric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
- 2.
H. Rousso, le Dossier Lyon III, Paris, Fayard, 2004.
- 3.
Jens Christian Grøndahl, Silence en octobre, Paris, Gallimard, 1999.
- 4.
J. Ch. Grøndahl, Sous un autre jour, Paris, Gallimard, 2005.
- 5.
Id., Bruits du cœur, Paris, Gallimard, 2002.
- 6.
J. Ch. Grøndahl, Quatre jours en mars, Paris, Gallimard, 2011.
- 7.
Id., les Mains rouges, Paris, Gallimard, 2009.
- 8.
Id., Piazza Bucarest, Paris, Gallimard, 2007.