De la ville industrielle à la ville des flux
La construction des grands ensembles, les « cités » de banlieue, est liée à une certaine conception, fonctionnelle, de l’urbanisme. Mais, à l’heure où les flux prennent le pas sur les lieux, ces grands ensembles apparaissent totalement caducs. La rénovation urbaine peut-elle suffire à reconnecter les populations aux villes centres, et à leurs opportunités ?
L’anomalie que constituent les grands ensembles dans le paysage de nos villes aurait bien, selon les urbanistes en charge de leur rénovation, une explication valant excuse : la situation d’urgence où se seraient trouvés leurs prédécesseurs lorsqu’on leur a demandé, à partir des années 1950, de construire des logements pour satisfaire les besoins d’une population qui se déplaçait massivement vers les villes pour profiter du boom industriel de l’après-guerre. Mais pourquoi a-t-on recouru à cette formule urbanistique quasi unique du grand ensemble ? Pourquoi retrouve-t-on celle-ci, déjà, dans les constructions de l’entre-deux-guerres, comme avec la cité Loucheur de Strasbourg, édifiée au début des années 1930, mais encore et toujours dans les dernières productions de masse, comme la cité Hautepierre, également à Strasbourg, qui date du début des années 19701 ? De l’une à l’autre, la formule a, bien sûr, évolué, passant d’une simple disposition des immeubles en losange à une structure en nid-d’abeilles, sensiblement plus sophistiquée quant à l’art de relier les bâtiments et donc leurs habitants en un seul ensemble. Mais il y va bien toujours du même objectif, de ce souci de soustraire l’ensemble en question à l’espace de la ville, d’en faire un monde relativement à part. Pourquoi donc construire de tels ensembles plutôt qu’élargir la ville telle qu’elle est ? Pourquoi surtout cette formule de la cité sociale a-t-elle acquis, durant quasiment un demi-siècle, un tel statut d’évidence ? Une telle persistance interdit, en effet, d’en faire le seul fruit de circonstances fortuites, d’une erreur passagère imputable à la précipitation provoquée par l’urgence. Il y va d’un choix raisonné, d’autant plus affirmé qu’on le retrouve, avec quelques variantes, dans toutes les nations qui connaissaient alors un développement industriel.
Une telle fortune de la formule, tant dans l’espace que dans la durée, du milieu de l’entre-deux-guerres à la fin des Trente Glorieuses, appelle aussi bien à se demander pourquoi, à partir des années 1980, elle va apparaître partout comme une anomalie. Que s’est-il alors passé dans la ville qui a rendu si rapidement caduque une structure conçue délibérément à ses marges ? Pourquoi veut-on, soudain, réintégrer dans la ville cette structure que l’on avait conçue à dessein en dehors d’elle ? Qu’est-ce qui fait que cette disposition devient, tout à coup, une anomalie et non plus un avantage ? Est-ce parce que le projet urbain qui portait le grand ensemble aurait révélé un vice technique de fabrication ou bien parce que, la ville ayant changé, la philosophie qui le portait se trouvait condamnée ? Mais quelle est alors la philosophie de la ville que véhicule cette rénovation urbaine ?
L’urbanisme fonctionnel : restaurer la qualité des lieux
Pourquoi a-t-on construit des grands ensembles séparés de la ville plutôt qu’élargi celle-ci afin d’y loger les nouveaux arrivants ? Pour comprendre l’adoption de cette formule, il faut se replonger dans la pensée qui a servi de référence à leurs constructeurs : celle que l’on a rassemblée dans les recueils des Congrès internationaux de l’architecture moderne (Ciam) qui se sont tenus entre 1928 et 1958. Par architecture moderne, il faut entendre urbanisme fonctionnel, lequel consiste en l’art de séparer les quatre fonctions constitutives de la ville industrielle que sont l’habitat, la production, le commerce et les loisirs, les transports enfin. Chaque fonction doit disposer d’un espace spécifique, les transports comme les autres. L’important étant que les transports soient considérés comme n’étant rien d’autre qu’une fonction, mais subordonnée aux autres, destinée à permettre les passages nécessaires d’un espace à l’autre pour le bon accomplissement de chacune, ne devant donc en aucune manière perturber le bon fonctionnement de chacun de ces espaces par des irruptions sans raison ou des concentrations exagérées.
Pourquoi cette théorie de l’urbanisme fonctionnel a-t-elle été adoptée par la plupart des États occidentaux durant cette période ? Parce que les villes d’alors offraient précisément la démonstration des méfaits flagrants d’une domination des flux sur les lieux. Parce que les lieux se trouvaient comme dévastés par les flux de population attirés par les villes. On parlait alors d’« attraction néfaste » pour désigner cet effet de l’industrialisation qui conduisait à « siphonner la société », à vider les campagnes de leurs habitants pour les entasser dans des conditions qui ne pouvaient que nuire à leur moralité, à la production, à l’ordre public.
Ainsi, la cherté des loyers provoquée par cette inflation de la demande entraînait-elle fatalement une exiguïté des logements, et celle-ci une propension de leurs locataires à préférer vivre au dehors, les hommes au bistrot, les femmes au trottoir et les enfants à la rue, pour reprendre la formulation alors habituelle des méfaits de la ville sur la famille… À cette démoralisation de la vie familiale s’ajoutait l’instabilité professionnelle consécutive à la confusion des lieux d’habitation (les fameux garnis logeant les ouvriers et leurs familles) et des lieux de travail (les ateliers, comme on appelait les espaces de production avant la mise en place de l’usine fordiste). Confusion aggravée par le rôle du bistrot, qui servait à la fois de lieu de débauche (où les ouvriers venaient dépenser leur paie plutôt que d’en faire profiter leur famille) et d’embauche (par des patrons qui venaient y chercher de la main-d’œuvre à raison de leurs commandes et au détriment de leurs concurrents). Quant à l’ordre public, il se trouvait à la merci du moindre mouvement d’humeur affectant une partie de la population ouvrière, que la promiscuité des lieux portait à se propager à la vitesse de l’éclair dans l’ensemble de la ville. Partant de ce tableau très hugolien qui servait à décrire les méfaits de la ville, on comprend aisément qu’une doctrine urbanistique proposant de séparer les fonctions et surtout de réduire le rôle des flux, de les soumettre aux seuls besoins des déplacements du logis à l’emploi et réciproquement ait pu paraître aux États technocratiques qui commencent à se former, dans les années 1930, comme la solution rationnelle enfin apportée aux problèmes que l’industrialisation engendrait dans les villes.
À tous ces maux et ceux du logement surtout, les grands ensembles apportaient un remède décisif, en raison de leur capacité à réduire le rôle des flux pour restaurer la qualité des lieux. Par leur construction à distance de la ville, on pouvait réduire le coût du foncier, surtout si on préemptait le terrain. On pouvait aussi éviter les effets néfastes de la ville grâce à une technique architecturale qui consistait à séparer les lieux du logement de ceux du mouvement, à travers la fameuse dalle, qui faisait du grand ensemble un monde à part, séparé des flux. Cette séparation permet de concevoir un espace essentiellement dévolu aux logements, de faire valoir leur qualité hygiénique et leur confort, d’autant plus aisément que les tentations du dehors ne figureront plus alors dans le champ visuel des habitants. Les rues, les places, les bistrots disparaissent au bénéfice des espaces verts, des dispensaires et des écoles.
Il faut prendre le temps de déambuler dans l’une de ces cités, non encore rénovée, pour comprendre ce que fut ce monde devenu maintenant étrange à nos yeux, ces immeubles qui s’élèvent comme autant de monuments érigés en l’honneur du logement, ces espaces intermédiaires purement intercalaires, qui n’ont pas d’autre raison d’être que de permettre à la lumière du soleil de pénétrer les logements et d’offrir la vue sur une nature apaisante, ces dalles d’où l’on émerge pour suivre d’étroits sentiers dirigeant les habitants vers un seul endroit : l’entrée de l’immeuble où se trouve leur logis.
La ville des flux et la dévalorisation des grands ensembles
Que s’est-il donc passé depuis un peu plus d’une trentaine d’années pour que cette formule de la cité sociale soit devenue une anomalie dans le paysage de la ville et non plus le remède rationnel à ses méfaits ? Essentiellement que, le processus d’urbanisation étant achevé, la question urbaine a changé de nature. Tant que celle-ci restait commandée par le processus d’urbanisation, le problème était de savoir comment loger les gens afin d’éviter qu’ils ne s’entassent et que cela produise des effets nocifs. Dès lors que cette urbanisation intensive se trouve achevée, le problème devient : comment faire en sorte que la population qui se trouve dans une partie du territoire urbain, dans un quartier périphérique d’une ville ou dans une ville située dans la périphérie d’une autre plus importante, puisse accéder aux opportunités de ce centre comme à des ailleurs plus ou moins lointains par l’intermédiaire de celui-ci ? Ce qui compte donc, ce n’est plus d’aller à la ville et pour cela de trouver à s’y loger mais, une fois installé, de disposer en son sein de la place qui offrira le meilleur accès aux flux conduisant vers le plus grand nombre de directions possibles et aisément praticables, tout en nous soustrayant aux nuisances associées à ces flux, que celles-ci soient physiques (sonores, par exemple) ou sociales (l’irruption des indésirables). Autrement dit, les flux tendent maintenant à l’emporter sur les lieux en importance. Ou, plutôt, ce sont les flux qui déterminent la qualité des lieux.
Il se produit ainsi un renversement complet de la logique que l’urbanisme fonctionnel avait incarnée. Bien sûr, ce basculement ne signifie pas le remplacement soudain et total d’une logique organisationnelle de la ville par une autre, mais la prévalence progressive de l’une sur l’autre. Il y avait bien, dans la ville d’autrefois, un souci de disposer de la meilleure place, celle où se trouvaient les habitants les plus aisés, les services de prestige, les meilleures voies de circulation. Mais cette préoccupation constituait le luxe d’une minorité favorisée, pas vraiment un souci organisateur des politiques urbaines, qui restaient surtout commandées par le souci d’offrir un logement hygiénique et confortable à cette population qui affluait massivement vers les villes. Dans la société totalement urbanisée où nous vivons depuis lors, il y a bien la persistance de l’arrivée de nouveaux venus, principalement d’origine immigrée, et de problèmes associés à leur arrivée. Mais leur logement ne pose pas un problème en soi, ou plutôt, il n’en pose que parce qu’ils ont tendance à se concentrer dans les lieux que désertent la majorité des autochtones, ces copropriétés dégradées que leur louent les marchands de sommeil ou encore ces maisons que lesdits marchands achètent dans des vieux centres pour les découper en une multiplicité de chambres louées chacune à un prix très élevé à des familles en situation irrégulière (comme on a pu le voir dans le village de Villiers-le-Bel). Mais, pour les politiques publiques, le problème principal est devenu la nécessité d’offrir une mobilité résidentielle aux habitants, de façon à ce que leur mobilité sociale trouve là une récompense et/ou une motivation. Et le principal ressort de cette envie de mobilité résidentielle se trouve bien dans l’importance croissante que prend l’endroit où l’on habite, à raison des lieux de qualité auxquels il donne particulièrement accès, en fonction aussi de la valeur de l’environnement, physique et social, naturel ou urbain, du lieu de cet habitat.
De cette prévalence des flux dans la ville contemporaine, la ville dite, justement, des flux, quelles sont alors les conséquences quant au traitement des problèmes engendrés par la ville ? Dans le modèle antérieur, il s’agissait de contenir les flux pour préserver les lieux, pour éviter les effets d’entassement associés au processus d’urbanisation. Dans la nouvelle disposition, la valeur des lieux se trouve, au contraire, directement fonction des branchements aisés qu’ils offrent avec les flux. Quand la connexion avec les flux commence à compter plus que la fonction dévolue aux lieux, on voit les individus se détacher des zones d’habitat instituées – comme les grands ensembles – pour partir à la recherche d’une localisation choisie, du moins dans la mesure de leurs moyens.
Le phénomène que cette prévalence des flux explique le plus facilement est, bien sûr, la diffusion de l’habitat urbain dans une périphérie allant s’élargissant autour des villes, gagnant des villages ou des petites villes proches des grands centres, à travers des formules de construction de maisons groupées ou isolées. Mais ces constructions s’effectuent toujours à proximité relative des grands axes routiers ou des lignes de chemin de fer. Car cette liberté n’est praticable qu’à condition de disposer d’un accès aisé aux flux tout en évitant leurs nuisances. Le maintien de la connexion aisée avec la ville constitue la condition nécessaire pour s’offrir le plaisir d’un environnement désiré en raison de son attrait naturel, du retrait qu’il offre par rapport à la ville, de la jouissance qu’il procure d’un territoire boisé, d’une vue agréable sur le paysage environnant, d’un voisinage sans problème. Et, bien sûr, cette recherche distribue la localisation de l’habitat à une distance du centre qui se trouve fonction des moyens de chaque ménage. Le calcul présidant au choix du lieu de l’habitat revient à mettre en balance le coût et le temps du déplacement avec le bénéfice d’un environnement naturel plus ou moins attractif, plus ou moins protecteur, dispensant des services en termes de scolarité, de loisir et de culture de plus ou moins bonne qualité. Ainsi voit-on facilement comment le bénéfice de cette liberté de choix va en diminuant au fur et à mesure que l’on s’éloigne des centres importants pour se loger dans le périurbain lointain ou le pays profond.
Mais la revalorisation des centres anciens, surtout ceux des grandes villes, s’explique tout aussi bien que l’étalement urbain par cette prévalence croissante des flux. Parce que ces quartiers populaires centraux offrent l’accès à une multiplicité de flux, parce qu’ils sont des lieux propices au croisement de ces flux, mêlant le bénéfice du proche et du lointain, dans la composition de la population comme dans la combinaison des horizons. Parce qu’ils fournissent un environnement urbain non moins désirable, sinon plus, que l’environnement naturel, car il facilite les rencontres, personnelles ou professionnelles. Ce qui fait de la ville le marché du mariage, selon la formule du sociologue américain Edward Glaeser2. Elle fournit aussi et surtout le lieu d’habitat de prédilection de la fameuse classe créative identifiée par Richard Florida3.
La dévalorisation des grands ensembles trouve, elle aussi, son explication dans l’effet produit par ce renversement de la prévalence entre les lieux et les flux au bénéfice de ces derniers. Car c’est toute leur raison d’être, toute la logique de leur façonnement qui se trouve, pour le coup, remise en cause. Ils devaient soustraire les gens à l’attraction de la ville et, pour cela, déjà, les tenir à l’écart des voies qui y conduisaient trop facilement. Pour les contenir dans leur logis, outre l’hygiène et le confort, ils disposaient d’une vue apaisante sur un espace dégagé destiné à y faire pénétrer la lumière du soleil, à la différence des taudis de la ville. Mais c’est le maintien dans le logement qui constituait le but de cette ouverture, beaucoup plus que la jouissance effective d’un environnement naturel fait pour être contemplé plus que pour être utilisé, sinon rapidement, de la sortie de la dalle à l’entrée dans l’immeuble. Ces cités n’offraient donc ni l’attrait d’un environnement choisi, dont on dispose pour son usage, comme dans le périurbain, ni le bénéfice de l’urbanité des centres, de l’accès qu’ils facilitent vers des directions plus ou moins lointaines. Figure de proue de la ville industrielle, la cité sociale devient donc logiquement le repoussoir de la ville des flux, l’espace où l’on se trouve relégué lorsqu’on ne dispose pas de l’avoir nécessaire pour s’en extraire.
Reconnecter la cité avec le territoire de la ville
Les chantiers de la rénovation urbaine4 montrent comment ce programme entreprend de faire réintégrer les cités sociales en question dans la ville des flux. En les faisant bénéficier justement des deux éléments qui leur manquent maintenant pour exercer un quelconque attrait sur les habitants de la ville, pour devenir un lieu où l’on peut choisir d’habiter et pas seulement où l’on peut se loger. D’une part, en fournissant à ceux qui y vivent un accès facilité aux flux, mettant à leur portée les opportunités du territoire urbain. D’autre part, en remodelant leur environnement de façon à ce qu’il offre aux habitants un retrait résidentiel de qualité, procurant une ambiance apaisante qui permet de compenser le stress que procure ce monde des flux qu’est devenue la ville.
Le premier de ces objectifs paraît atteint partout où s’effectue une rencontre aussi heureuse qu’imprévue entre le programme de rénovation urbaine et celui des tramways, dont l’installation démarre à la fin des années 1980. Ces tramways ont d’abord pour but de remplacer, autant que possible, la circulation automobile, dans les centres-villes, par un mode de transport doux, de connecter la ville centre avec les communes avoisinantes où vivent nombre de ceux qui y viennent pour travailler ou se distraire. Mais ils permettent aussi de desservir ces quartiers sociaux où l’on avait installé la population ouvrière et une partie des employés. À ce nouveau tracé des transports en commun qui configure la ville-métropole, y intégrant les habitants des quartiers sociaux, la rénovation urbaine apporte sa contribution par le percement d’immeubles permettant l’installation d’une nouvelle trame urbaine propre à rendre lisible du dehors l’espace de la cité, faisant disparaître son opacité inquiétante pour celui qui n’en connaissait pas les contours intérieurs. On a ainsi pu voir à l’œuvre cette magie du tramway urbaniste, pour reprendre l’heureuse formule de l’architecte Agnès Berlan-Berthon à propos de Bordeaux et de l’incorporation des communes pauvres de sa rive droite dans l’ensemble de l’agglomération par ce moyen. La même magie se donne à voir dans l’agglomération lyonnaise, ou même à Rouen, où c’est un bus avec voie réservée qui fait office de tram pour relier les Hauts de Rouen à la ville.
Quant au souci de rendre l’environnement attractif, il se manifeste le plus souvent par une stratégie couplant les avantages de l’espace urbain avec ceux de l’espace naturel. À la faveur de la rénovation urbaine, on installe dans les cités quelques commerces, des locaux associatifs, des salles de sport. On les dispose même parfois de part et d’autre d’une avenue traversant la cité et conduisant à un jardin public, comme à la Duchère ou à Vaulx-en-Velin, dans l’agglomération lyonnaise. Là où une conversion aussi ambitieuse des espaces intermédiaires paraît difficile, on s’emploie à organiser l’appropriation des espaces communs par les habitants. En multipliant les aires de distraction pour les enfants et les bancs pour accueillir les parents, mais surtout en « résidentialisant » les immeubles, selon un procédé inauguré dans le quartier Teyssère, à Grenoble, par l’architecte Philippe Panerai. L’attribution aux habitants du rez-de-chaussée du terrain des abords des immeubles, sous forme de jardins privatisés dont la clôture grillagée est rendue discrète par des plantations de verdure, permet de dissuader les habitants des étages supérieurs de jeter leurs détritus par la fenêtre, mais aussi d’organiser le contrôle implicite des allées longeant ces bâtiments par l’effet de retenue que l’occupation de ces pieds d’immeuble peut produire sur les habitants des étages, les dissuadant de jeter leurs ordures. Le jardin intervient aussi sous sa forme dite partagée, lorsqu’il concerne, non plus les bas des immeubles, mais de grands espaces offerts à ceux des habitants qui le souhaitent et qui y apprennent à voisiner autrement, en échangeant leurs produits selon les principes de la culture villageoise dont ces habitants sont encore peu éloignés.
Reconnecter les cités avec la ville, offrir aux habitants la possibilité de s’approprier leur territoire immédiat, est-ce suffisant pour en faire des quartiers comme les autres dans la ville des flux ? Deviennent-elles, elles aussi, des lieux d’habitation que l’on peut choisir ? La diversification de l’habitat dans ses formes (par la démolition-reconstruction) et dans ses statuts (locatif social, locatif libre ou accession à la propriété) a été conçue à cette fin : attirer une population plus variée et faire que celle-ci s’investisse assez dans les lieux pour que leur image change au sein de l’agglomération. Mais il faut bien reconnaître qu’un tel objectif paraît loin d’être atteint. D’une part, en raison du faible attrait de ces logements en accession pour les classes moyennes (blanches, soit dit implicitement) que les protagonistes de ce programme prétendaient faire revenir. Ceux qui achètent ces logements sont généralement issus de ces quartiers et y restent, en raison de l’effet d’aubaine d’une acquisition beaucoup plus avantageuse qu’ailleurs. Mais, surtout, la présence de ces nouveaux acquéreurs va rarement de pair avec un investissement dans le quartier. Les logements se vendent lorsqu’ils sont construits du « bon » côté d’une avenue qui les sépare de la cité et dont les immeubles les plus proches de celle-ci ont été détruits, comme dans le quartier du Meinau à Strasbourg.
De ce programme de rénovation urbaine, les promoteurs attendaient un effet déterminant par le rétablissement d’une mixité sociale des habitants. Mais ce résultat escompté ne se retrouve pas à l’arrivée, sauf dans quelques cités particulièrement bien situées et ayant bénéficié d’investissements très importants, comme à la Duchère, à Lyon. Encore cette mixité chèrement acquise n’y produit-elle guère d’effets positifs sur l’ensemble du quartier, tant celui-ci reste placé sous le signe du rejet. Si l’on en juge, du moins, par les moqueries que subissent les rares élèves issus du collège de ce quartier qui accèdent à un lycée général (on les y appelle « les Schœlcher », soit le nom du collège en question). Si la rénovation urbaine ne réussit pas, à elle seule, en tout cas, à améliorer suffisamment l’image de ces quartiers en changeant la disposition des lieux, c’est donc que celle-ci se trouve autant, sinon plus, associée à l’état de la population qui y vit, au rejet dont elle se trouve l’objet, au sentiment d’échec qui lui est associé, et qu’une transformation de l’habitat ne peut suffire à combler.
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Ce texte est extrait de la France des cités. Le chantier de la citoyenneté urbaine, à paraître le 17 avril 2013 chez Fayard.
- 1.
Voir Jacques Donzelot, « Chronique de la France des cités (IV). Strasbourg : le tram et les cités », Esprit, octobre 2011.
- 2.
Voir Edward Glaeser, Des villes et des hommes. Enquête sur un mode de vie planétaire, Paris, Flammarion, 2011.
- 3.
Voir Richard Florida, The Rise of the Creative Class, New York, Perseus Book Group, 2002.
- 4.
Voir les cinq « Chroniques de la France des cités » publiées par J. Donzelot dans Esprit entre juin et novembre 2011, et rééditées dans la France des cités…, op. cit.