Robert Castel
Il y a presque trente ans, on enterrait ici Françoise, la femme de Robert, la femme de sa vie… Car il faut bien qu’il y en ait une pour que s’installe cette part d’inconditionnalité qui fait qu’un couple dure et que la vie prend tournure.
Nous étions alors un groupe assez nombreux, réuni dans leur maison de Corbeil, où nous avions fait une cérémonie pour que Robert se décide à la laisser partir. Une cérémonie d’époque, c’est-à-dire avec ce qui restait de l’esprit des années 1970. Nous avions fait des discours, des chansons, des danses… Puis nous avions descendu le cercueil sur le long chemin qui menait à la route. C’est très lourd un cercueil, je ne le savais pas. Et j’ai retrouvé l’autre jour l’un des autres porteurs avec lequel nous avons pu parler de nos douleurs d’épaule.
Après cet événement, est-ce que la vie de Robert a changé de tournure ? Pas vraiment. Il a délaissé les clients de l’hôpital psychiatrique pour ceux de Pôle emploi. Mais c’est plutôt l’époque qui voulait cela, qui attirait l’attention sur les « surnuméraires », les « désaffiliés », comme il les appelait, les « normaux inutiles » comme je disais plutôt pour bien souligner que le temps où le destin des « anormaux » pouvait occuper le devant de la scène était bien fini.
Nous ne nous retrouvions plus dans sa maison de Corbeil qu’il avait abandonnée mais dans la mienne, dans le Vaucluse, où il avait son appartement. On y passait ensemble les fêtes de fin d’année et de longs moments l’été. Il venait y travailler et y a écrit une bonne partie de ses fameuses Métamorphoses…
Le mot métamorphose vaut pour sa vie aussi qui changeait de forme mais pas de fond. Dans sa vie, il était toujours partagé entre l’attrait pour ceux qui représentaient la déviance, la fêlure, et ceux qui incarnaient un ordre bienveillant. Il venait donc dans cette maison avec des compagnes représentant chacun de ces deux genres. Il y avait celles qui étaient marquées par cette fêlure, et puis celles qui incarnaient le souci d’un ordre bienveillant, des psychiatres encore ou des bienfaitrices d’un autre genre.
Et parfois même, il en rencontrait qui incarnaient une synthèse entre ces deux genres. Comme sa dernière compagne, Edna, que je tiens à saluer pour le souci qu’elle a pris de lui tout en le séduisant par sa propre part d’étrangeté.
Si j’évoque cette oscillation de Robert entre le goût de la fêlure et celui de l’ordre bienveillant, c’est pour essayer d’expliquer la particularité de sa position dans la vie. Il venait d’une famille pauvre partie en vrille (si l’on peut appeler ainsi la corde à laquelle il a retrouvé son père pendu quand il était enfant). Il était aussi, selon ses mots, un « miraculé » de l’école de la République, en laquelle il avait une véritable foi. Il tenait debout en ayant un pied dans chacun de ces deux genres, et même parce qu’il avait un pied dans chacun… Et qu’ainsi il restait fidèle aux deux expériences qui ont déterminé son entrée au monde. Cela explique aussi la singularité de la société que l’on trouvait autour de lui. D’une part, des gens qui avaient du mal à avancer dans la vie. D’autre part, des gens qui incarnaient l’ordre, psychiatrique ou universitaire, qui s’attachaient à lui parce qu’ils retrouvaient, dans sa posture, une réassurance quant aux raisons qui les avaient poussés à incarner cet ordre. Il faisait le lien entre ces deux parties de la société d’une manière qui revenait à réconcilier le malheur des uns avec la raison républicaine.
Cette position d’interface entre la fragilité sociale et le bon ordre républicain faisait de lui quelqu’un de très attachant mais aussi de très entêté dans ses certitudes… au moment de la Montée des incertitudes. Durant plus de quarante ans de discussions avec lui, je n’ai jamais su vraiment si nous avions un accord de fond et un simple désaccord de forme dans l’expression de nos pensées respectives… ou bien l’inverse !
Mais c’est sans doute cela l’amitié, ce qui résiste au doute, ce qui est plus fort que notre besoin de nous rassurer par des certitudes ou des croyances.
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En hommage à Robert Castel (1933-2013), sociologue, auteur notamment des Métamorphoses de la question sociale (Paris, Fayard, 1995, rééd. Gallimard, 2000) et de la Montée des incertitudes (Paris, Le Seuil, 2009).