Tous périurbains ! Tous urbains ! Introduction
Déjà remarqué lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, le vote Front national du périurbain est devenu l’événement de celle de 2012, accroissant ainsi l’opprobre dont cette partie de l’espace urbain était déjà l’objet. Peu de temps avant, des dossiers de magazines sur le périurbain visant plutôt la maison individuelle, les modes de vie et le caractère énergivore de ces territoires soumis au règne de la voiture avaient fait polémique (Télérama, février 2010). Mais l’inquiétude suscitée par le vote périurbain en faveur du FN a fait déborder le vase et envenimé le débat politique : voilà que ces territoires périphériques (ils sont « péri », ils se détachent du centre) étaient peut-être les réservoirs d’un populisme qui se traduit mentalement et spatialement par un retrait vis-à-vis des centres-villes. Tel est le point de départ de ce dossier1 : le désir de mieux comprendre ce qui se passe dans des territoires considérés de plus en plus comme à la marge.
Tous périurbains !
Rendez-vous compte ! Voilà que ces gens qui partent habiter dans les zones périurbaines se voient soupçonnés de voter « avec leurs pieds », selon une formule utilisée pour désigner des choix de localisation bien particuliers. Faire le choix du périurbain, c’est une manière de pouvoir disposer des avantages de la ville centre, de ses équipements et de ses lieux de prestige, sans l’inconvénient d’avoir à contribuer au coût de leur entretien, puisque ledit périurbain ne doit verser des impôts qu’à des communes dortoirs peu exigeantes en la matière. Sans doute cet éloignement de la ville centre se paie-t-il, en retour, par des frais de déplacement plus élevés et une aliénation à la voiture qui est l’un des ressorts de « la ville franchisée2 ». En effet, qui paie le prix, en termes de pollution, de leurs allers et retours incessants, sinon la société tout entière ? À cette double manifestation d’égoïsme, ils ajoutent le péché d’un vote xénophobe, d’un rejet de l’autre, de l’immigré des cités, en l’occurrence. Et voilà que le débat public se déplace des relégués des cités aux oubliés du périurbain ! On ne peut guère mieux démontrer que l’éloignement par rapport à la ville se traduit par une perte des qualités consubstantielles à celle-ci que sont le partage de l’espace, le respect des lieux et la tolérance des autres. Dans un article paru dans Le Monde peu après la publication de la cartographie des suffrages et du vote FN en particulier, le géographe Jacques Lévy fit de ce constat un théorème : plus on s’éloignait du centre aggloméré d’une ville, plus on allait dans des zones disposant d’un faible « gradient d’urbanité », plus on votait populiste.
La première partie de ce dossier revient sur la pertinence du constat du vote FN et de ce théorème. Assimiler ainsi la condition périurbaine à la perte de certaines qualités humaines pouvait toutefois justifier une critique en retour : n’y avait-il pas là une manière hâtive de stigmatiser une population sans chercher à comprendre les motivations de ses choix d’habitation ? Cette façon de qualifier une population exclusivement par son lieu d’habitation ne faisait-elle pas prévaloir abusivement la géographie sur la sociologie ou l’économie ? On assista ainsi à une excitation croissante de la réflexion sur ce sujet de la composition sociale des communes ayant « mal voté ». Certains tenant, comme Jean Rivière ou Martine Berger, à relativiser le suffrage en question selon la classe sociale et/ou à faire varier celui de chacune des catégories en fonction de la présence ou non de populations immigrées à proximité de leur environnement. Cette tendance à la relativisation ne faisait, d’ailleurs, que ressortir davantage la netteté crue des thèses de ceux qui, comme Christophe Guilluy, voyaient dans ce vote du périurbain lointain la forme d’une protestation des classes populaires autochtones contre l’état d’abandon où elles se trouvaient par l’effet d’une mondialisation qui renforçait, à leurs dépens, la population des métropoles (voir l’entretien avec Laurent Davezies et Christophe Guilluy). Mais quelle est la population des métropoles ? Celle des centres gentrifiés, mais aussi celle des cités qui se trouvent, de fait, moins reléguées que ces catégories modestes ne disposant plus du moyen matériel de vivre en ville ni de celui, moral, de rester dans les cités où elles sont devenues minoritaires (sur la banlieue, voir l’article de Hugo Bevort et Aurélien Rousseau). Mesurée à l’aune de ce débat, la question du périurbain renvoie donc vite à l’affrontement entre partisans de la mondialisation et partisans du repli national.
Cette approche politique de la question périurbaine est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. D’une part, elle ne permet pas de prendre la mesure de la variété des périurbains (il saute aux yeux qu’il y a un périurbain choisi et un périurbain subi), ni de saisir ce qui sous-tend des modes de vie indissociables du devenir de la ville centre elle-même (voir le texte de Marie-Christine Jaillet sur Toulouse, l’article de Céline Loudier-Malgouyres sur le retrait résidentiel et la présentation des travaux d’Éric Charmes sur l’émiettement du périurbain, voir aussi la comparaison proposée par Cynthia Ghorra-Gobin avec les États-Unis où on ne parle pas de périurbain mais de suburbain). D’autre part, elle risque de passer à côté de ce que nous enseigne le périurbain : une diversification des pratiques des habitants et une mobilité qui n’est pas prise en compte par notre organisation territoriale et manque alors ce qu’on appelle la métropolisation (voir l’entretien avec Vincent Feltesse, président de la Communauté urbaine de Bordeaux et député de la Gironde).
Tous urbains !
Il est donc une autre manière de traiter la question du péri urbain que celle qui consiste à le considérer comme une anomalie condamnable ou bien comme un lieu où l’on se trouverait fatalement condamné à vivre si l’on fait partie des classes populaires autochtones. Elle revient à analyser le phénomène de la périurbanisation non pas tant comme un état particulier que comme un processus affectant toute la ville, comme partie intégrée et intégrante du mouvement général d’urbanisation de toute la société et donc de la mondialisation. C’est pourquoi nous avons donné comme titre à ce dossier : « Tous périurbains ! » Une autre manière de dire : « Tous urbains » ? Pour le coup, c’est la manière dont le processus de périurbanisation affecte la ville, la défait et la recompose tout autrement qui devient important. Tant au plan quantitatif (la disparition de la ville au profit de l’urbain dissocié de l’urbanité, la « non-ville », pour reprendre la célèbre formule de Françoise Choay) que qualitatif : que se passe-t-il quand les flux l’emportent sur les lieux ? Comment les formes urbaines se transforment-elles sous l’emprise des flux ? Comment la société se trouve-t-elle façonnée par l’effet de ce nouveau maillage de l’habitat qui fait reposer la qualité de chaque lieu autant sur les connexions qu’il procure que sur l’environnement qu’il offre ? C’est d’abord dans cette perspective du renouvellement de la réflexion sur l’urbain que ce numéro a été conçu, non sans lien avec nos propres travaux3.
C’est pourquoi la seconde partie n’hésite pas à s’interroger sur les ressorts de l’« urbain généralisé » : vu comme un phénomène planétaire (celui de la planète urbaine selon l’expression de Thierry Paquot), celui-ci mérite d’être un peu mieux compris (voir les textes de Jean-Michel Roux, Jacques Donzelot et Michel Lussault). L’urbain généralisé, c’est aussi le mouvement d’urbanisation rapide et le plus souvent informel décrit par Doug Saunders dans Du village à la ville4, qui ne correspond pas à un mouvement de sortie de la ville vers le périurbain mais à un mouvement inverse d’entrée dans la ville depuis le périurbain, qui passe par des quartiers tremplins et par la constitution d’une rente immobilière et foncière, comme quoi l’accès à la propriété n’est pas qu’une affaire française. Marx et Engels doivent se retourner dans leur tombe, mais l’accès à la propriété et au patrimoine est une condition première et en voie d’universalisation ! C’est un constat et non pas un parti pris… La crise de 2008 a été provoquée par des crédits portant sur le logement aux États-Unis, et la crise immobilière espagnole parle d’elle-même avec tous ses immeubles à l’abandon.
Enfin, l’urbain généralisé, c’est le retournement des territoires urbanisés, le géographe Augustin Berque le dit fort bien :
L’urbain diffus qui succède au monde urbain ne peut pas faire monde à son tour – comme la campagne l’avait fait par rapport à la forêt, puis la ville par rapport à la campagne –, non seulement parce qu’il n’est pas viable écologiquement mais, en outre, parce qu’il n’a plus aucune limite qui puisse l’instituer comme tel. Il ne peut pas exister, il est acosmique. C’est dire qu’il nous faut reprendre le problème à la source : à partir de la Terre5…
« Faire monde » exige d’instituer des limites, si aléatoires et provisoires soient-elles. De fait, la forêt amazonienne se déboise, les déserts se désertifient en subissant les effets du réchauffement climatique et les océans perdent de larges variétés de poissons. Aujourd’hui, confrontés que nous sommes à l’urbain diffus, il faut refaire « monde », renouer avec la campagne, avec la forêt, avec le désert et même avec l’océan qui sont tous sous la pression de l’urbanisation. Ainsi faut-il renverser le cours de l’histoire urbaine, non plus se replier sur la ville contre les dangers de la nature mais revaloriser ce qui a été urbanisé de force dans une nature qui n’est pas l’envers de la technique6. Dans cette optique, on lira avec d’autant plus d’intérêt la réflexion du paysagiste Michel Corajoud, qui invite à travailler dans ces zones hors de la ville centre où l’urbanisation a effacé la nature à peu près partout… si l’on excepte les territoires patrimonialisés, les parcs et les forêts. Il faut préserver ces derniers, renverser les tendances lourdes de l’urbanisation, et ne pas se satisfaire du slogan qu’est le retour au village ; le village d’hier est fini et nous ne le réinventons que comme des « néo-urbains ». On l’a compris, loin des caricatures ou de la dénonciation aisée des caricatures, emparons-nous des interrogations liées à ce type de territoire, que l’on ne peut réduire à sa sociologie électorale. L’avenir passe par là, chez nous comme ailleurs… dans les conditions les plus diverses.
- 1.
Une journée de réflexion avait été organisée par la revue Esprit et le club Les Métropolitaines après les présidentielles : y étaient intervenus Vincent Feltesse, Jean-Michel Roux, Jacques Donzelot et Michel Lussault.
- 2.
Pour l’urbaniste architecte David Mangin, les trois moteurs de « la ville franchisée » (titre de son livre devenu un classique en quelques années, publié aux éditions de la Villette en 2004) sont la voiture, la maison individuelle et le lotissement, et la place prépondérante des espaces commerciaux (les malls) et des équipements en tous genres (culturels, ludiques, sportifs…). Voir son entretien dans Esprit, « Les flux, l’architecture et la ville », février 2008.
- 3.
Voir Michel Lussault, l’Avènement du monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Paris, Le Seuil, 2013 ; la France des cités de Jacques Donzelot, à paraître chez Fayard en avril 2013 ; la Ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine d’Olivier Mongin, à paraître chez Fayard en septembre 2013.
- 4.
Voir la position d’Olivier Mongin sur ce livre, « Éloge de la ville tremplin, ou le pari urbain de l’informel », dans Esprit, novembre 2012.
- 5.
Augustin Berque, « Le rural, le sauvage, l’urbain », dans Études rurales, 2012, no 187, « Le sens du rural aujourd’hui ? 50 ans d’une revue dans le monde », Ehess Éditions, p. 51-62.
- 6.
Voir les travaux de Dominique Bourg, et le chapitre « Une espèce en voie de disparition : le paysan français », dans Michael Bess, la France vert clair. Écologie et modernité technologique, 1960-2000, Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 56-76.