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Esprit, 1932-2007. Poursuivre une entreprise d'« intelligence collective »

Où en est la revue au regard de son histoire, de la situation intellectuelle et des défis technologiques actuels ? Rappeler ce qui nous semble définir la spécificité de la revue, comme lieu indépendant et pluraliste, c’est aussi retracer les grandes lignes de notre travail rédactionnel, transversal et qui reste d’actualité, malgré les incertitudes pesant sur l’avenir de l’écrit.

À la mémoire de Pierre Mayol (1945-2007)

Numérique ou papier ? Depuis le développement grand public d’internet, les revues dans leur ensemble sont contraintes de se demander si leur modèle de développement et de relation avec leurs lecteurs passe par la dématérialisation et la fin du support papier. Les revues scientifiques et techniques, qui touchent un public ciblé et captif, ou les revues subventionnées au titre de la recherche publique peuvent trouver dans la libre disposition en ligne une solution cohérente avec leur vocation (www.revues.org). D’autres revues, au profil académique, peuvent choisir de se fédérer dans un site commun afin de vendre leurs articles à l’unité, comme c’est le cas avec le portail « Cairn », qui regroupe plus de cent vingt revues (www.cairn.info). Les revues indépendantes et généralistes – qui ne sont pas très nombreuses – doivent pour leur part inventer une manière de soutenir leur autonomie et de toucher un public potentiellement intéressé. Aucun modèle n’est, à l’heure actuelle, exclusif.

En témoignent cet automne les choix différents de trois publications qui annoncent une même ambition de contribuer au débat public en ouvrant l’espace intellectuel français aux productions étrangères. La revue La Vie des idées, d’une part, lancée par La République des idées fin 2002 pour rendre compte des grands débats d’idées qui ont lieu à l’étranger, renonce au format papier et se développe en lançant un nouveau site ambitieux (www.laviedesidees.fr). Une initiative des éditions Amsterdam, d’autre part, mise sur le double support, papier et numérique, en lançant en kiosque La Revue internationale des livres et des idées et en donnant accès à une présentation sur leur site (http://revuedeslivres.net). La dernière initiative, enfin, Nonfiction (www.nonfiction.fr), qui se propose de rendre compte de l’actualité des essais en France et à l’étranger, parie sur la seule présence en ligne en se lançant d’emblée exclusivement comme site. Dans tous les cas, les modèles économiques restent à inventer et resteront probablement précaires, mais des idées originales de complémentarité avec les médias classiques sont imaginables, comme un autre site consacré à l’actualité intellectuelle, Telos (www.teloseu.com), tente de le faire en plaçant ses articles publiés d’abord en ligne dans différents journaux européens.

Nous avons, pour notre part, opté pour le double support en ouvrant en 2002 un site internet, renouvelé en mai 2006, offrant aux abonnés des moyens de tirer parti du fonds de la revue, aux lecteurs occasionnels de suivre nos numéros et à ceux qui découvrent Esprit des éléments de présentation historique variés, des textes inédits, des entretiens, des portraits, etc. Le site est également un moyen de nous inscrire dans les échanges intellectuels au niveau européen, avec notre participation au portail des revues européennes Eurozine (www.eurozine.com). Nous poursuivons dans cette voie avec la numérisation de l’ensemble de la collection de la revue, de manière à commercialiser dans quelques mois un Dvd-rom présentant en fac-similé tous les articles parus depuis 1932 (760 numéros) avec les commodités offertes par les outils de navigation et de recherche informatique (recherche par auteurs, par dates, par thème, en plein texte, etc.).

Pour nous, le support numérique valorise donc le fonds, l’histoire, la continuité du travail des équipes successives d’Esprit, et non l’éphémère ou l’instantané, comme on le croit trop facilement en considérant les facilités de la navigation sur internet. Même si la numérisation présente un intérêt patrimonial en rendant disponible pour chacun une collection complète, elle ne vise pas à muséifier l’histoire de la revue. Les facilités du support numérique sont en effet pour nous une opportunité d’offrir une circulation fluide entre le présent et le passé, les numéros anciens et le travail actuel, la continuité des thèmes et la nécessaire prise en compte des ruptures historiques. La numérisation de la collection de la revue apparaît ainsi comme un travail prospectif sur l’avenir de la revue et rétrospectif sur notre lien à son histoire. C’est aussi l’occasion pour nous de nous situer dans l’histoire de la revue et de faire le point sur notre manière de lire le présent.

Indépendance, travail collectif et questions transversales

Pour caractériser aujourd’hui les axes de travail éditorial de la revue, on peut repérer trois constantes d’Esprit : la défense de son indépendance, le travail collectif, des interrogations continues.

Les conditions de l’indépendance

La continuité de l’histoire d’Esprit, c’est tout d’abord la permanence d’une institution intellectuelle autonome. Entendons par là un lieu, une sociabilité, un travail collectif et un lectorat. Un lieu indépendant et identifié, qui permet un travail continu, extérieur aux enjeux disciplinaires du monde savant, aux pressions et aux urgences médiatiques ou politiques. Une sociabilité qui réunit plusieurs générations autour de convictions fortes, philosophiques, intellectuelles, religieuses pluralistes, dans l’apprentissage et la pratique d’un art de la discussion et du désaccord pour analyser le temps présent. Un travail collectif, croisé, multiple, parce qu’aucune approche ne suffit à elle seule à rendre compte de ce qui nous arrive. Un lectorat, abonné ou occasionnel, dont la curiosité, la fidélité et le soutien encouragent notre travail, et sur lequel repose, en fin de compte, le modèle économique de la revue.

Une intelligence collective

Mais Esprit, c’est aussi la permanence d’une intuition : celle qui postule que pour lire le monde contemporain, il n’y a pas de réponse toute faite et qu’un auteur ne dispose pas seul du sésame ou de la clé de lecture lui ouvrant l’intelligence de son temps. Trop vite présentée dans les notices de dictionnaire comme la représentante d’une philosophie constituée, le personnalisme (une expression qui n’existe pas à sa fondation), la revue tire son intuition originale et féconde de l’affirmation d’une autonomie rédactionnelle par rapport, d’une part, au monde catholique (la revue ne vient pas du et n’est pas orientée vers le monde catholique) et, d’autre part, à la stratégie de constitution d’un mouvement social et politique « de troisième voie ». Pluraliste et séculière (au double sens de revue présente dans le siècle et indépendante, en particulier, de toute hiérarchie ecclésiale et de toute mouvance politique instituée) dès sa fondation, la revue n’aurait pas eu une si longue histoire, elle n’aurait pas réussi à passer le témoin entre plusieurs générations si elle n’avait fait qu’illustrer une philosophie, aussi stimulante ou inspirante soit-elle. Née dans une république laïque où le catholicisme était sociologiquement majoritaire, la revue observe aujourd’hui les recompositions religieuses dans un contexte laïc où l’islam cherche sa place comme deuxième religion française.

Ces éléments constitutifs restent pertinents, mieux : indispensables. Pas plus aujourd’hui qu’hier, il ne s’agit de déverser une lecture préformatée du monde, mais de tenter de suivre, mois après mois, les événements dans ce qu’ils ont d’inattendu ou de déroutant, de débusquer aussi ce qui n’est encore guère apparent ou d’esquisser des interprétations qui rendent le réel moins opaque. Bien qu’un tel programme ne s’interdise en principe aucun sujet, des thèmes privilégiés peuvent néanmoins être évoqués.

L’épreuve du réel et des questions toujours en chantier

Au regard de l’histoire longue de la revue, sur 75 ans, trois préoccupations, déclinées en fonction du contexte historique, apparaissent récurrentes : la volonté d’interpréter le temps présent sans prétendre contempler l’histoire depuis un piédestal ou une position de surplomb, le souci de sortir d’une grille de lecture franco-française des événements mondiaux, l’attention au réel plutôt qu’aux idéologies, aux dilemmes et aux contradictions plutôt qu’aux systèmes clos.

Le travail rédactionnel de la revue est en effet tout d’abord focalisé en priorité par une attention aux événements du siècle, de la Grande guerre à l’effondrement des totalitarismes en passant par les catastrophes de la Shoah et du Goulag, c’est-à-dire dans ce qu’il a de douloureusement déroutant pour des philosophies de l’histoire optimistes, de sombre, de négatif et d’inattendu pour les idéologies simplistes du progrès (technique, scientifique, économique…). Esprit a donc déterminé ses choix éditoriaux face à l’histoire de son temps, sans privilège de lucidité vis-à-vis de quiconque mais sans esquiver non plus ses responsabilités : sécularisation, crise des années 1930, guerre, existentialismes, décolonisation, modernisation française, développement des sciences humaines, combat antitotalitaire, ruptures de la mondialisation, pour marquer quelques jalons évidents. Elle a contribué à inspirer et à bousculer la gauche française, en prenant part aux engagements du xxe siècle, avec ses vicissitudes, ses limites, mais aussi ses lucidités, en maintenant l’exigence d’une gauche démocratique contre les tentations « tribuniciennes » des partis institués.

À travers tous ces événements, un fil rouge de l’interrogation porte sur le vivre-ensemble, l’affectio societatis, la Cité en somme, dans son acception la plus large. C’est pourquoi la démocratie fait l’objet d’une attention centrale : la démocratie comme ensemble de règles dont il s’agit de délibérer, mais aussi comme promesse inachevée appelant notre engagement. S’intéresser à la démocratie, c’est certes reconnaître la validité des procédures quand elles sont librement choisies, la force du droit, mais aussi admettre la recherche du moindre mal politique et la routine de la gestion, nécessairement porteuses de déception. Mais si la démocratie est un cadre dont on ne peut refuser sans risque les contraintes, c’est aussi un projet qui doit rester ouvert, avec une part « sauvage », inédite, avec une possibilité permanente d’invention, qui a besoin, pour apparaître, d’être irriguée par des convictions et des engagements. Est-il besoin de dire que la démocratie est aussi fragile, exposée au risque et à la nécessité de la division régulée ? C’est pourquoi l’analyse politique ne peut relever strictement d’une science positive : elle est aussi affaire de passions et d’affects, de convictions personnelles et de création. Car il s’agit aussi de se demander qui est le citoyen qui vit au cœur de cette Cité : comment vit-il ? quelles sont ses passions, ses peurs, ses joies, ses œuvres ? On le dit moderne et désenchanté, sceptique et relativiste, mais il est aussi méconnu et soumis à des approches réductrices qui composent son portrait à travers des données positives, triviales ou instrumentales. Enfin, la réflexion politique prend nécessairement la forme, dans le contexte français, d’une critique du rapport de l’État à la société, de l’invocation spontanée du « modèle français », de « l’hexagonalisme » insulaire et des limites des différentes cultures politiques françaises.

La nécessité d’un décentrement s’impose alors pour avoir sur notre système un regard extérieur, informé des expériences étrangères. La tradition philosophique française – allant jusqu’à Bergson, Merleau-Ponty, Levinas… –, qui a inspiré les équipes successives de la revue, se complète progressivement par des références venues des sciences humaines (de la philosophie politique revue par Socialisme ou barbarie, avec Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, jusqu’à l’œuvre singulière de Michel de Certeau) et surtout par l’international : les dissidents (Patocka, Havel), Hannah Arendt et la réflexion politique, la philosophie morale américaine (Charles Taylor, Michael Walzer, Ronald Dworkin…), l’école de Francfort et ses suites (Habermas, Honneth). Désormais, le corpus des références bouge et s’internationalise : il importe autant de lire aujourd’hui l’économiste indien Amartya Sen ou les sociologues Arjun Appadurai, Ulrich Beck, Partha Chatterjee ou Zygmunt Bauman, que nos classiques. L’exercice de la traduction et de la comparaison européenne et internationale prend de ce fait une place croissante dans le travail éditorial.

La tentation insulaire

Sur la moyenne durée, la difficulté française à sortir de son idiosyncrasie s’est renforcée dans la séquence historique ouverte par le tournant de 1989. La guerre froide, qui incitait paradoxalement à s’intéresser, via la prise en compte des mouvements de dissidence, à ce qui se passait dans les pays de l’autre côté du rideau de fer, s’est achevée dans une fausse euphorie : entre le deuil impossible de la Révolution au sein de la culture politique française et la crainte grandissante de la montée en force d’une mondialisation dans laquelle la France ne pourrait plus tenir son rang par de belles paroles (ou le verbe haut, selon les cas), la décennie 1990 n’a guère favorisé l’expression d’un projet politique fort. Elle s’est traduite par une perte de contact de la société française avec l’extérieur : l’invocation incantatoire d’un modèle français, offert en exemple à l’Europe en construction, a précipité l’insularité nationale, comme le désintérêt progressif pour la construction européenne l’a montré. Après l’effondrement du système soviétique, on croyait voir s’accorder les demandes de démocratie, de garanties juridiques par l’État de droit et d’ouverture à l’économie de marché. L’euphorie fut temporaire. Elle a laissé un sentiment d’inaccompli et de désenchantement aux différentes familles réunies dans le combat antitotalitaire. La prise en compte du marché comme mécanisme d’allocation des ressources et de production des richesses l’a emporté au début des années 1990 sur la critique du nouveau capitalisme marqué par l’internationalisation, la financiarisation, la flexibilisation du travail, etc. L’assimilation des effets de la mondialisation, qui signifie à la fois une circulation plus intense des flux et une fragmentation des territoires, a été difficile et tardive.

On n’a pas assez vu que la mondialisation n’était pas seulement une circulation sans frein des biens, des informations et éventuellement des personnes, mais un double mouvement d’ouverture et de fermeture, d’exposition aux opportunités des échanges mais aussi à leurs risques, ce qui renouvelle la demande de protection auprès de l’État. La formule du « libéralisme sécuritaire » résume ce mouvement par lequel l’État, qu’on disait sur le repli, s’impose à nouveau comme puissance tutélaire, mais au nom d’une garantie de sécurité, contre de nouvelles menaces nommées insécurité, terrorisme, catastrophes naturelles, concurrence internationale, délocalisations. C’est pourquoi l’analyse des formes de pouvoir doit encore compléter cette prise en compte des effets divergents de la mondialisation. Les relations internationales ne prennent plus la forme de la société des nations pacifiée, rêvée au moment de la disparition du monde communiste ; elles apparaissent plus instables que jamais, exposées à la prolifération des armes non conventionnelles, aux conflits civils, aux désastres écologiques, aux équilibres à retrouver, alors que le grand basculement, longtemps seulement annoncé, de la montée de la Chine et de l’Inde parmi les premières puissances mondiales produit des effets sensibles dans l’économie la plus ordinaire. La montée de l’anarchie mondiale menace les anciennes puissances établies, et en premier lieu l’Europe, qui a misé plus que les États-Unis ou la Russie sur le pari d’une régulation multilatérale concertée. Elle encourage aussi la montée de nouveaux pouvoirs autoritaires qui restent à ausculter, tant les formes de domination politique prennent des formes inédites : liées à des situations de rente économique, à l’émergence incontrôlée de pouvoirs religieux (instrumentalisés par des pouvoirs « laïques », objets de chantage en faveur du maintien de régimes corrompus), ailleurs encore à des oligarchies militaires ou affairistes qui prolifèrent aux dépens de leur population, se servent des passions identitaires, des ressentiments historiques, des situations de guerre civile… pour faire perdurer leur pouvoir au sein d’une déstabilisation permanente.

Dans la séquence la plus courte, il reste difficile de bien articuler l’optimisme qui prévaut du côté d’économistes constatant le décollage de régions entières de la planète, et les inquiétudes touchant à l’épuisement annoncé des ressources naturelles et aux « externalités négatives » de notre mode de développement. La révolution technologique a changé le mode de production économique et le modèle de développement, mais les maux de l’humanité se ressemblent étrangement à travers leurs vicissitudes diverses ; plus que jamais restent à l’ordre du jour des questions sociales déjà anciennement présentes : les inégalités, les migrations de population pour raisons économiques et politiques et donc les difficultés d’accueil et d’intégration des immigrés, les menaces écologiques et sanitaires globales, les rapports difficiles entre villes et banlieues (pas seulement dans les grandes métropoles), la position critique de la justice, de la police, de la prison et de la réinsertion… Progrès technologique et « mondialisation heureuse » ne prévalent pas sur un pessimisme profond, une représentation sombre de l’avenir. La prise en compte de nos responsabilités au regard d’un monde que nous savons fini et visiblement fragile reste faible. Le futur reste en manque de représentation, tandis que l’imaginaire semble captif d’un présent qui s’emballe, d’un monde de flux sans orientation nette, mais dont le mouvement semble toujours s’accélérer sans qu’aucun territoire ni aucune population n’échappent plus à son influence.

Actualité des revues

Le travail intellectuel dans ce contexte consiste d’abord dans une rupture de rythme. S’il est difficile de se repérer, ce ne sont pas des corpus constitués ni des individualités médiatisées, stars cosmopolites du monde académique mondialisé, qui donneront les réponses. C’est bien de cela qu’il est question dans une revue : chercher une intelligence collective. Le contradictoire est notre lot mais on peut saisir le réel au-delà du jeu des apparences. Face au divers, à l’indiscernable, le travail de description s’impose avant tout, car lui seul permet une critique pertinente, informée, et surtout susceptible de changer les choses. Il ne s’agit pas de plaquer une école de pensée sur le réel mais d’abord de se mettre à l’école du réel. La médiatisation sommaire capte la curiosité mais elle renvoie trop souvent à des simulacres, faisant fréquemment de la tentative de comprendre le monde un exercice vain ou désespérant. Il faut donc se porter à la hauteur d’une description exigeante pour ne pas arrêter les bonnes interrogations dans des réponses toutes faites.

En revenant à l’échelle nationale, un malaise s’exprime à travers les ratés de la représentation politique. Ratés par dépolitisation, scepticisme envers les partis de gouvernement (dont le loupé du 21 avril 2002 reste le symbole), mais ratée, tout aussi bien, la qualité du débat démocratique, comme on le voit à des élections où les slogans et les images l’emportent sur le fond. Le référendum européen a montré le déphasage français vis-à-vis de ses partenaires, l’affaiblissement de son crédit, de son influence et de sa capacité d’entraînement. Simultanément, il devenait difficile de se gargariser de l’excellence de notre modèle d’intégration, comme réponse réussie aux défis de l’Europe ou de la mondialisation. Les craquements de l’intégration, visibles par intermittence, se font entendre sur différents fronts, aussi bien avec les émeutes urbaines qu’avec les manifestations anti-Cpe, c’est-à-dire auprès de différentes jeunesses qui n’ont pas la même expérience des études, ni du travail, ni les mêmes perspectives d’avenir. Ce double malaise, si informulé ou invisible qu’il soit entre deux montées en force, ne peut rester sans réponse. La difficulté à garder l’attention sur les difficultés profondes, mais peu représentées, renvoie à la faible capacité des médiateurs, politiques, syndicaux, associatifs ou autres.

On appelle précisément « désintermédiation » le phénomène, provoqué par les nouvelles technologies, de mise en contact direct des internautes, par exemple, sans passage obligé par un journal ou les médias. Alors qu’on a longtemps rendu les médias de masse responsables de tous les maux de la démocratie (passivité des citoyens, déculturation, perte du sens des responsabilités, hédonisme et consumérisme), le développement des réseaux numériques inverse soudainement le discours : n’assiste-t-on pas à un phénomène radicalement inverse, dans lequel les individus prennent tous la parole pour s’adresser au tout-venant (blogs), où les professions de l’information ne sont plus les seules à pouvoir joindre un public large ? Non, désormais tous sont producteurs, créatifs, commentateurs, communicateurs… La possibilité d’échapper aux grands médias peut se perdre dans l’exhibitionnisme et le narcissisme ou signifier une dispersion dans des petites bulles de sociabilité. Elle peut aussi aider à constituer des réseaux d’entraide ou de savoirs spécialisés, des cercles d’échange autour d’intérêts spécifiques. Mais peut-on pour autant se passer des médiateurs quand il s’agit de sujets larges et d’intérêt général ?

Une revue est-elle affectée par cette recomposition du système des médias de masse ? Nous avons, fort heureusement, appris à nous passer du relais des médias pour rencontrer notre public. Et internet permet une diffusion fine auprès d’un lectorat intéressé qui ne savait pas toujours comment se tenir informé de nos parutions. Nous parions que le réseau des réseaux est positif de ce point de vue, car il permet une prescription éclairée, il facilite un repérage nuancé de la production intellectuelle de qualité. Il se peut aussi que les réseaux de demain soient complètement repris par la puissance du marché et la force de diffusion des grands groupes de communication. Mais l’avenir n’est pas écrit, et l’on peut aussi constater que le réseau permet de reconstituer un public autour de centres d’intérêts forts et bien exprimés, qu’il y a toujours une curiosité pour un travail consistant. Le monde des réseaux permet donc d’imaginer que des publics s’agrègent plus facilement, sans constituer le public de masse supposé par les précédents médias mais en étant assez forts pour qu’une économie de revue garde sa signification.

C’est pourquoi nous gardons la conviction qu’une revue peut rester un lieu de défense et d’illustration de l’esprit généraliste, si l’on entend par là une attention aux aguets aux changements du monde, ouvert dans sa dynamique de pensée. En tant que lieu autonome, une revue est aussi un support de rencontre entre des milieux qui s’ignorent ou se connaissent mal, un lieu où l’on peut élaborer des réflexions indépendantes des contraintes professionnelles ou disciplinaires, un lieu pour repérer dans le présent ce qui échappe au flux éphémère du contemporain, un lieu pour interpeller, d’où jeter des ponts vers d’autres thèmes ou d’où lancer de nouvelles questions.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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