Le président et ses incarnations
La victoire de François Hollande et la défaite de Nicolas Sarkozy ont assurément des causes multiples, au premier rang desquelles la crise économique, le chômage et la colère de la population, en France comme dans d’autres pays d’Europe, face à des politiques d’austérité. Avoir présenté la continuation de la même politique économique pour seul horizon restera l’énigmatique stratégie d’un président sortant qui a cru pouvoir se passer de programme (« Deux ou trois mesures suffiront », aurait-il dit à ses conseillers). Même si l’écart de voix n’a pas été considérable et si la droite est fondée à rappeler que la plupart des gouvernements européens en place ont été défaits dans les urnes depuis 20081, il est difficile de ne pas voir aussi dans l’issue électorale de cette lutte toujours hyperpersonnalisée le résultat de l’affrontement entre deux « styles » politiques au sens fort.
Le partage des rôles, qui semblait d’abord net, entre l’« hyperprésident » et le « candidat normal », s’est rapidement compliqué. D’un côté, le président sortant prétendit soudain, au sortir de cinq années de pouvoir, « rendre la parole au peuple » en s’engageant à multiplier les référendums sur des questions sensibles et à court-circuiter les « corps intermédiaires qui prétendent parler au nom des Français et qui, en réalité, confisquent leur parole » ; de l’autre, le candidat qui avait mis en avant sa « normalité » endossa bientôt le style et jusqu’aux gestes du seul président de gauche de la Ve République, qui fut souvent comparé à un « monarque républicain ».
Hollande : la double détente du « candidat normal »
La formule du « candidat normal » s’est cependant révélée payante, et toute son habileté est apparue peu à peu : si, d’un côté, l’axe choisi par F. Hollande rompait avec un certain imaginaire d’exceptionalité associé à la Ve République depuis sa fondation gaullienne, de l’autre, il se doublait de l’idée d’un certain « retour à la normale » après une parenthèse sarkozyste marquée par une transgression des attentes liées à la fonction présidentielle. Par le premier trait, il s’inscrivait subliminalement dans la contestation des excès de pouvoir personnel que la gauche n’a cessé d’imputer à la Ve République présidentialiste et que plusieurs candidats de gauche (aux primaires socialistes Arnaud Montebourg, pendant la campagne Jean-Luc Mélenchon et le thème de la VIe République) ont explicitement portée durant cette séquence ; par le second trait, il prenait appui sur le sentiment (développé de son côté par François Bayrou) que la fonction même avait été malmenée par Sarkozy.
Mais la normalité revendiquée par F. Hollande ne s’opposait pas seulement à l’omniprésence agitée de N. Sarkozy. Elle ne prit sans doute toute sa valeur polémique qu’avec l’épisode imprévu qui lui ouvrit la victoire aux primaires : l’affaire new-yorkaise de Dominique Strauss-Kahn. La plus vieille question de la philosophie politique, ou de l’éthique politique, celle posée par Socrate à Alcibiade, resurgissait alors : « Tu veux gouverner les autres, mais sais-tu déjà te gouverner toi-même ? » Aux figures de ce que Platon appelait la pleonexia, c’est-à-dire le fait de vouloir toujours davantage et sans fin, s’opposa soudain comme un heureux contre-modèle celle d’un candidat sobre, à l’image provinciale, non dénuée d’une certaine « ringardise » rassurante et sérieuse, en cohérence avec un discours mesuré sur la nécessité de réduire les déficits et la dette sans renoncer à une relance de la croissance, capable de séduire ce qu’il fallait de centristes tout en marquant sa volonté de s’attaquer à la finance internationale. Les signes s’inversaient : le personnage « hors normes » qu’était Strauss-Kahn positivement (par son intelligence, son charisme, sa compétence économique, sa richesse, sa position de directeur d’une des principales organisations mondiales) le devenait négativement (par la multiplication des scandales sexuels), le « candidat normal » Hollande apparaissait comme un recours, un soulagement. En temps de crise, la sobriété et le rejet de la richesse ostentatoire apparaissent comme les marques nécessaires d’une « décence ordinaire » (selon la notion venue d’Orwell), dès lors qu’il s’agit de montrer que les gouvernants ne festoient pas quand le petit peuple trinque.
Sarkozy : le décalage entre l’homme et la fonction
Une force (et un exploit pour le candidat de 2007 qui était ministre du gouvernement sortant) du personnage de Sarkozy avait été de représenter une transformation générationnelle, une énergie volontariste, mais aussi un éloignement vis-à-vis des codes linguistiques et culturels traditionnels du milieu politique « énarchique », une volonté de « modernisation » à marche forcée de l’État, une soif de « politisation » polémique plutôt associée à la gauche et qu’il a fait passer à droite.
Cette faculté à « repolitiser », à assumer des clivages, à provoquer et à bousculer les lignes de partage (en inventant le signifiant flottant de la « France qui se lève tôt2 » et en s’emparant de la « valeur travail », dont certaines maladresses de la gauche, comme le discours sur la « fin de la valeur travail3 », pouvaient donner l’impression qu’elle l’avait « abandonnée ») a été sans aucun doute un attrait du candidat Sarkozy en 2007.
Mais ce qui avait fait la force du candidat a bientôt fait la faiblesse du président, et du « candidat président sortant » de 2012. Max Weber a bien pointé le fait que le danger auquel est exposé un pouvoir fondé sur le charisme personnel est l’entrée dans le quotidien, la « quotidianisation » : pouvoir fondé sur la croyance dans des qualités extraordinaires, il a besoin d’entretenir la croyance en ce caractère extraordinaire. D’où la recherche d’une sorte de quadrature du cercle : il fallut, pour le président Sarkozy, être à la fois quotidien et exceptionnel, toujours présent mais sans lasser, incessamment actif. L’image du président comme « arbitre », prisée par les pères de la Ve République, s’est vite perdue au profit de celle d’un « joueur » sans cesse en action.
La médiatisation à outrance est à double tranchant : la « quotidianisation » de la fonction est aujourd’hui structurellement décuplée par l’omniprésence offerte par des médias complaisants, fascinés puis rapidement « révulsés » ; on peut dire que l’« hyperprésidence » a produit une hyper-quotidianisation de la fonction. Celle-ci était renforcée, dans le cas de Nicolas Sarkozy, par une mise en scène de sa vie privée et par l’effacement de la différence entre le « corps » abstrait du souverain et le « corps » physique, concret, sportif et suant4 (avec la reprise du footing pour les caméras), voire désirant (avec l’exhibition de la conquête féminine : « Avec Carla, c’est du sérieux »), par l’impulsivité, jusqu’à l’insulte.
C’est pourtant encore sur la personnalisation et l’ego que, de façon surprenante, le candidat Sarkozy a tablé en 2012, se fiant à son image d’homme énergique, expérimenté et « décidé » contre la « mollesse », le caractère oscillant imputés à l’adversaire. Quant à la capacité à opérer une « politisation » offensive dans le registre de la « droite décomplexée », elle prit une forme pénible et même insupportable dans l’entre-deux tours : « vrai travail », « islamisation » associée au droit de vote des étrangers non communautaires aux élections locales, reprise de l’idée d’une « présomption de légitime défense » pour les policiers (idée que Claude Guéant avait qualifiée de « droit de tuer » quand elle avait été lancée par Marine Le Pen), etc.
Cette montée aux extrêmes de la droite a sûrement permis à N. Sarkozy d’obtenir un report assez élevé des voix du FN, mais elle a confirmé l’idée que les normes républicaines attachées à la position de président étaient soit méconnues, soit sciemment piétinées par N. Sarkozy sur un point politiquement majeur : la fonction présidentielle est conçue, dans la logique républicaine, comme la garante de l’unité de la nation, de l’égalité en droits des citoyens, là où le président sortant attisait des divisions pernicieuses.
Le rôle et le pathos
François Hollande a paru « travailler » à se construire la stature d’un candidat crédible, comme on compose un « rôle », réalisant une transformation physique préalable, mais aussi une métamorphose de sa personnalité « blagueuse » pour se mettre en conformité avec la solennité de la fonction, et empruntant à son modèle Mitterrand une gestuelle, des phrases, etc. Cela suscita parfois un malaise, une certaine ironie face à ce qui prenait l’allure d’une imitation quasi superstitieuse ; mais cela créait aussi le sentiment que Hollande avait une certaine distance au rôle (présidentiel) qui mêlait conscience de la hauteur de la fonction et humilité au moment de l’approcher. Composant son personnage présidentiel comme un rôle, Hollande dissociait relativement la question de celle de son ego, hormis des qualités personnelles de constance, de cohérence et un souci affiché de la justice qui correspondent bien à des qualités attendues pour cette fonction. Sarkozy, de son côté, semblait convaincu de posséder déjà ce « charisme de la fonction » puisqu’il détenait celle-ci, et mit en avant un charisme propre, des qualités personnelles (d’énergie, de capacité de décision, de force de conviction), voire « affectives ». Après l’annonce de sa défaite, son dernier discours à la Mutualité détonnait encore par son ton extrêmement personnel, oscillant entre la communion – qui rappelait les accents d’un télévangéliste américain – avec une salle tout acquise et prête à vibrer à ses déclarations d’amour (« Vous avez été formidables »), la confession de son bonheur d’avoir gouverné la France, l’autocongratulation et la victimisation, appelant au respect de la fonction présidentielle et de l’adversaire dont il aurait été, de son côté, doublement privé. Ce pathos de l’authenticité et de la subjectivité blessée et reconstruite, mêlé à la polarisation idéologique, n’a cessé de contribuer à la cristallisation autour de Nicolas Sarkozy de passions contraires – militants de droite « électrisés » et électeurs de gauche ulcérés. Hollande, on l’a beaucoup dit, suscite peu de passions. Mais n’est-ce pas finalement l’ultime avantage de ce faux « homme sans qualité » ?
- 1.
Le Monde rappelait le 9 mai (p. 11) que 16 pays de l’Union européenne sur 27 avaient connu une alternance liée à la crise, seulement quatre (en Allemagne, Suède, Estonie et Lettonie), tous conservateurs, ayant résisté.
- 2.
Sur la construction de « signifiants flottants » comme opération politique majeure pour instaurer des « chaînes d’équivalence » au sein du peuple, voir Ernesto Laclau, la Raison populiste, trad. fr. J.-P. Ricard, Paris, Le Seuil, 2008 et J.-C. Monod, « La force du populisme : une analyse philosophique. À propos d’Ernesto Laclau », Esprit, janvier 2009.
- 3.
Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article « De la “fin de la valeur travail” au “travailler plus pour gagner plus” : quelques réflexions sur les usages du travail dans le discours idéologique français », dans F. Heidenreich, J.-C. Monod et A. Oster, Repenser le travail/Arbeit neu denken, Berlin, Lit Verlag, 2009.
- 4.
Voir Georges Vigarello, « Ce monde où l’on court », Esprit, novembre 2007.