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Rêve français

février 2012

#Divers

Rêve français

François Hollande tient visiblement à l’expression « le rêve français », titre de son livre (paru en août 2011), et vocable martelé lors de plusieurs meetings, débats et le soir même de sa désignation comme candidat à la présidentielle au sortir des primaires : « Je veux réenchanter le rêve français. » Dans son livre, François Hollande précise :

Ce rêve français, c’est la République dans ce qu’elle a de meilleur, de plus exigeant, de plus critique d’elle-même chaque fois qu’elle est en dessous de l’espérance qu’elle suscite. Ce rêve français, c’est celui qui fait que chaque génération a la perspective de vivre mieux que la précédente. C’est l’égalité en acte. Ce rêve français, je veux le ramener à l’horizon de la conscience de chacun et de tous. Le rendre à nouveau possible et vivant, afin que la marche de la France vers le progrès s’impose à nouveau.

Bien sûr, on hésite à accueillir ce morceau de lyrisme républicain autrement qu’avec l’ironie et le scepticisme qui sont aujourd’hui de mise face à des envolées de meeting qui semblent plus que jamais vouées à se fracasser sur la « réalité » gouvernementale de la « gestion de crise » et sur son horizon d’austérité à tous les étages. Le scénario a déjà été parcouru par les socialistes, de « changer la vie » à « rigueur oblige ». D’autre part, le « rêve français » peut apparaître comme une démarcation assez transparente de l’American dream, qui a eu sa version progressiste, de Luther King à Obama. Mais on fera difficilement grief à François Hollande de vouloir s’inspirer d’une des campagnes les plus « inspirées », justement, d’une de celles qui ont incité des millions de laissés-pour-compte américains à aller voter pour un homme qui a su redonner au discours du progrès social ses lettres de noblesse. Réplique implicite à la quête frauduleuse d’une identité nationale exclusive, ce vocable identifie le projet national au projet républicain, égalitaire et universaliste, en tant que ressource critique et promesse sociale dont il est suggéré qu’elle a été abandonnée par le gouvernement actuel. L’expression pourrait viser juste si elle parvient à rappeler que le passé national républicain est porteur de valeurs malmenées (comme l’égalité) et que l’espace national est encore un lieu d’action politique possible, mais sans donner aucun gage aux nationalismes. On notera cependant la quasi-disparition, dans l’évocation de ce « rêve » assez minimaliste, d’un autre terme : celui de « socialisme ».

Jean-Claude Monod

Peuple

Une élection présidentielle devrait marquer le grand retour du peuple. Symboliquement au moins, celle-ci ne déroge pas à la règle : le sentiment d’urgence caractéristique des temps de crise accroît le désir de peuple. Par là, il faut entendre la nécessité pour une démocratie de se ressourcer dans la seule source de légitimité qui est encore unanimement admise. Ni les experts ni les hommes politiques ne peuvent plus revendiquer l’alliance entre le savoir et la loi. L’élection est le moment où le peuple tranche : de là on conclut souvent qu’elle est le seul événement authentiquement démocratique.

Avec son slogan « Prenez le pouvoir », son projet de constituante et son verbe haut, Jean-Luc Mélenchon est le meilleur représentant actuel de cette fiction du peuple souverain et autolégiférant. Elle a sa grandeur, que les attaques en « populisme » ne suffisent pas à réduire. Mais elle a aussi ses limites, qui viennent de ce que l’on considère illusoirement que la démocratie marque la fin de toute domination et la dissolution du pouvoir dans la volonté. Lorsqu’on se réfère emphatiquement au peuple, on joue toujours sur deux tableaux : celui des pauvres (plebs) et celui de l’ensemble des citoyens (populus). Cette synthèse entre le social et le politique est plus que jamais nécessaire, mais à la condition que l’on n’oublie pas que la dynamique démocratique ne se limite pas à l’idée du peuple souverain. Le peuple est constitué de sujets de droit qui ne sont par principe liés à aucune appartenance, pas même à l’appartenance nationale.

La confusion entre le peuple et l’État n’est pas seulement le fait de la modernité, elle se rejoue plus que jamais lors de l’élection présidentielle où un seul individu est supposé incarner l’intérêt général. Les candidats, qui s’opposent en tout, se réclament néanmoins tous du peuple : par ce simple fait, ils démontrent que le peuple est devenu inassignable comme sujet. Ce n’est une mauvaise nouvelle que pour ceux qui réduisent la démocratie à la souveraineté populaire.

Michaël Fœssel

Jeunesse

« Je ne m’adresse pas à vous par mode ou par calcul ou parce que je crois que la jeunesse n’est que d’un bloc » mais « parce qu’elle est au cœur de la cohésion nationale », a déclaré François Hollande à Strasbourg en novembre 2011. Pour lui, la jeunesse « est notre seul capital, sa réussite sera la nôtre ».

N’y a-t-il pas un sous-entendu dans ces déclarations s’adressant à la jeunesse, « au cœur de la cohésion nationale », et ne serait-il pas utile, essentiel, de l’expliciter ? Dépassons en effet les bons sentiments : si ce n’est pas par « mode » ou « calcul », si on ne pense pas non plus sérieusement que la jeunesse rassemble parce que tout le monde s’en inquiéterait ou en serait solidaire (les jeunes entre eux, les adultes qui sont des parents, les personnes âgées qui se soucieraient de leurs petits-enfants), quel est alors le cœur du problème ? C’est plutôt que la jeunesse et l’adolescence sont au centre non pas de la cohésion, mais des contradictions de la démocratie et cela par essence, comme le moment de démocratisation par excellence, Mai 68, l’a montré. La jeunesse, c’est la rupture et le renouvellement, c’est la désobéissance et l’avenir, c’est la violence et l’amour, c’est l’extrême et l’engagement, la destruction et la création, les signes distinctifs et la volonté d’universel, etc. Bref, tenir compte de la jeunesse, c’est vouloir la liberté et l’autorité, le travail et la transgression. Celui qui ne veut qu’un des deux joue sur une rhétorique creuse et tombera dans l’enrôlement ou la démagogie. Disons-le donc clairement : oui, elle sera au cœur de la cohésion nationale si on assume et transcende ses contradictions, donc les contradictions nationales, qui sont d’ailleurs internationales (voir les pays où « la jeunesse » se révolte). Oui, à cette condition, mais à cette condition seulement, le moment sera celui de la jeunesse, c’est-à-dire celui des contradictions surmontées, inhérentes à la liberté, l’égalité, la fraternité, donc d’une vraie cohésion, et non pas d’une rhétorique contre une autre.

Frédéric Worms

Care/dépendance

Le care et la dépendance ont en commun d’avoir été introduits de manière tonitruante dans le débat public (« La dépendance n’est pas qu’un problème financier, c’est une question de morale qui nous touche au plus profond de nous-mêmes », a dit Nicolas Sarkozy), puis d’en avoir disparu en catimini, ce qui est certes révélateur, non pas de l’importance des questions qu’ils recouvrent – qui est centrale ! – mais de l’instrumentalisation des mots qui mettent ces questions en scène, et risquent de les entraîner dans leur succès ou leur chute. Le care, de fait, recouvrait (y compris dans le discours de Martine Aubry en 2010, « Le care, c’est une société d’émancipation ») une réorientation politique de fond, non seulement sur la protection sociale, sur le soin et la santé, mais sur le respect et le soutien, la reconnaissance de tâches centrales et méprisées, le féminisme, la justice, l’environnement. Mais il fut « lancé » comme un ballon d’essai sans le moindre suivi, par exemple, sur les retraites et la pénibilité, et testé comme un mot, rencontrant l’ironie parce qu’il était anglais, à cause des « bons sentiments » qu’il était censé évoquer, alors qu’il prouvait par les résistances et le refus qu’il a rencontrés la pertinence de ses revendications. Quant à la dépendance, on ne peut croire qu’elle n’ait été, elle aussi, qu’un ballon d’essai, comme si elle s’adressait à un public (ou, pire, à un électorat) parmi d’autres, comme s’il ne s’agissait pas, avec les autres thèmes du care ou du soin, dont la jeunesse, le travail, la souffrance, etc., d’une question d’intérêt public, en plein accroissement clinique, social et politique ! Les mots n’apparaissent ou ne disparaissent pas par hasard, leur surgissement et parfois aussi le silence qui les suit prouvent l’importance des questions qu’ils recouvrent, mais aussi la fragilité de ces questions, lorsqu’elles dépendent, justement, du soin ou de l’absence de soin mis à en parler dans le discours public!

F. W.

Durable

En 2007, Nicolas Hulot avait réussi à mettre le développement durable au cœur du débat présidentiel. Grâce à son talent de lobbyiste, il avait convaincu les principaux candidats de signer son pacte écologique. Cet activisme a eu des prolongements dans les premières années du quinquennat avec le Grenelle de l’environnement, le projet de taxe carbone et les travaux de la commission Stiglitz. Malgré la succession de rapports alarmistes sur le réchauffement climatique et ses conséquences, le thème est cette fois-ci peu présent dans la campagne. En période de chasse aux recettes budgétaires, il est significatif que personne ne reparle de la taxe carbone. Le mot « durable » est d’ailleurs presque totalement absent du vocabulaire des candidats : quand la croissance fait aussi cruellement défaut, peu importe aux électeurs qu’elle soit soutenable. Seul surnage le débat sur la sortie du nucléaire, les écologistes en ayant fait leur cri de ralliement au détriment d’un discours global et articulé sur la transformation du modèle économique.

Bernard Perret

Excellence

Le président candidat Nicolas Sarkozy aime le mot d’« excellence » : « Voilà des gens sympathiques, vous n’avez pas peur de l’excellence », dit-il à un parterre d’entrepreneurs lors du forum Oseo Excellence. Il veut « récompenser ceux qui le méritent et punir ceux qui le méritent ». On ne se lasse pas, en période électorale, d’opposer la méritocratie à l’égalitarisme, de faire dire aux uns qu’ils ont peur des « bons », aux autres qu’ils méprisent les « mauvais ».

Or, l’opposition n’est pas entre ceux qui sont pour l’excellence et ceux qui sont contre ! Elle est entre ceux qui définissent d’abord ce qu’il faut faire ou ne pas faire, et après veulent le faire excellemment, et ceux qui croient pouvoir définir, ou plutôt invoquer de manière vague, l’excellence (et son contraire) et ne disent rien de ce dans quoi on excelle ou, pire, le masquent délibérément. Veut-on seulement des élèves excellents ou aussi une éducation excellente ? Si on veut la seconde, on voudra aussi les premiers, et on soutiendra tout autant le mérite des uns, et même leur distinction, que les faiblesses des autres, et même leur rattrapage ! Mais si on veut les premiers sans la seconde, on aura des élèves excellents, mais pas d’éducation (nationale), ou très peu, excellente ! Et ainsi de suite. Bref, on se sert de l’excellence comme critère de distinction a priori alors qu’elle n’est qu’un critère second, quoique nécessaire. On devrait définir d’abord des choses excellentes, pour tous, pour promouvoir ensuite ceux qui sont les meilleurs pour les réaliser, alors que l’inflation actuelle du terme veut mettre les gens en concurrence, sans savoir sur quoi, et chacun pour soi. D’un côté, l’excellence est un instrument, une qualité, au service de choix clairs, de l’autre une valeur qui peut devenir une idéologie, c’est-à-dire en masquer d’autres, bien plus dangereuses.

F. W.

Crise

« On a une espèce d’intimité de crise », dit M. Baroin, en parlant de ses relations avec M. Sarkozy. « La crise de la dette » : tout est là, sauf que la dette n’est pas du tout en crise. Elle grossit même et éprouve les États, détruit les sociétés, partage les esprits, mais crée en revanche des liens intimes, voire des « couples de crise » comme celui de Merkel/Sarkozy – sur l’intimité duquel nous avons cependant des doutes. De ce couple, la crise fait la fortune – en même temps que le malheur. La situation de crise exceptionnelle fera-t-elle l’homme d’exception ? M. Sarkozy patine. Mais selon Le Figaro, ce ne sera pas non plus M. Hollande qui, face à la crise, « cherche encore ses propositions ». Mais au fond, M. Hollande a-t-il besoin de répéter autre chose que ceci : « La France n’est pas protégée de la crise car elle n’est pas bien présidée ? » M. Bayrou lave encore plus blanc : tous les dirigeants, gauche et droite réunies, font semblant de « subir la crise, alors qu’ils en sont la cause principale ». Heureux qui n’a pas gouverné depuis vingt ou trente ans ! Tous veulent « s’emparer de la crise » (Marine et Jean-Marie Le Pen) pour tirer leurs marrons du feu. N. Sarkozy n’est pas en reste, qui se présente en « protecteur » et « rassureur », en homme d’action, pour persuader le bon peuple de son efficacité. J’agis, dit-il – mais rien ne change.

Nous ne sommes pas dans « une » crise, mais dans « la » crise. Elle nous est devenue familière, nous nous habituons, nous vivons avec. Elle se construit sur le mode des poupées russes : dans la crise financière s’emboîte la crise économique, puis politique, écologique enfin, et, sous-jacente à toutes, surprenante pour eux-mêmes, la crise psychologique de Français « champions du monde du pessimisme ». Tout est (en) crise, tout n’est que crise. Pourtant, chaque jour, médias et politiques promettent qu’on va en sortir, et répètent ce mantra en faisant semblant d’y croire. S’il pouvait s’autoréaliser ! Comme l’écrivait Beckett : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. »

Jean-Louis Schlegel

Fonctionnaires

« L’État ne peut pas tout », avait dit Lionel Jospin en 2000. Certains ont vu dans cette phrase l’annonce de sa défaite aux élections présidentielles, deux ans plus tard. Aujourd’hui, à l’heure de la perte du triple A, de la crise des dettes souveraines, de la mise sous tutelle d’un certain nombre de pays européens par le Fmi, les candidats à la présidentielle ne savent plus très bien quoi faire de cet État, ni de ceux qui le composent, à savoir les fonctionnaires.

Avant, on « dégraissait le mammouth », aujourd’hui, on « réforme l’État », on veut faire mieux avec moins; « moins de fonctionnaires, mieux payés, mieux formés, mieux considérés », a dit le chef de l’État. Les autres candidats essaient eux aussi de capter les voix de la fonction publique. Jusqu’à Marine Le Pen, qui semble avoir mis de côté la rhétorique antifonctionnaire caractéristique de l’extrême droite. Jean-Luc Mélenchon, sans surprises, souhaite embaucher dans la fonction publique, pour réduire le chômage et produire un effet d’entraînement. François Hollande, lui, tergiverse, notamment sur la création de postes dans l’Éducation nationale.

Y a-t-il un lien entre la taille de l’État et sa puissance ? Nous sommes ici au cœur du paradoxe du volontarisme actuel : plus le président réduit le poids de l’État français, plus il en réaffirme l’importance, incarnée dans sa propre personne, à l’étranger comme à l’intérieur. Tailler dans les effectifs en augmentant les missions, n’est-ce pas se préparer des lendemains qui déchantent ? Ne vaudrait-il pas mieux revoir la vision française de l’État, remettre à plat la question de la décentralisation (notamment le rapport entre fonction publique d’État et fonction publique territoriale, question qui sera un véritable défi pour la gauche), réfléchir sur le fond à l’école de demain ? Tout cela prend du temps, certes, mais quand on se pare des ors de la République alors qu’on a vendu les bijoux de famille, quand on prône le jacobinisme en vilipendant ceux qui font tourner l’État, on risque, au bout du compte, de se voir demander : « L’État français, combien de divisions ? »

Alice Béja

Travail

En 2007, la « valeur travail » tenait le haut de l’affiche. Nicolas Sarkozy avait même réussi à amasser des voix autour de son slogan « Travailler plus pour gagner plus ». Cinq ans et une myriade de rebondissements dans la crise économique plus tard, bien peu de candidats s’aventurent encore sur ce terrain miné par les promesses non tenues. Le taux de chômage record incite les hommes politiques à parler plutôt d’« emploi ». François Hollande propose ainsi un « contrat de génération » destiné à favoriser l’embauche des jeunes tout en évitant le licenciement massif des seniors. À droite, on reste discret sur la question du chômage : la seule mesure du quinquennat en faveur du pouvoir d’achat (l’exonération des heures supplémentaires) n’étant pas exactement accordée à une période de chômage de masse. Reste alors le poncif habituel, nourri par la comparaison avec l’Allemagne : il faut « remettre la France au travail ». Et, pour se faire bien comprendre, on stigmatise les profiteurs des prestations sociales ou l’inactivité des attributaires du Rsa. À défaut de travail, qu’on leur trouve au moins une activité.

Pour retrouver le chemin de l’emploi, il faut réindustrialiser et, si possible, « consommer français ». Mais du travail comme tel, de son contenu et de ses contraintes, il n’est pratiquement plus jamais question. Sauf pour évoquer son « coût », par définition toujours trop élevé pour les employeurs. Il y aurait pourtant à dire sur le « coût du travail » du point de vue des travailleurs, et sur les mutations profondes de la condition salariale dans le monde contemporain. Sans doute les revendications en la matière ne sont-elles pas ajustées aux temps de crise et d’inquiétudes.

M. F.

Allemagne

Nom d’un pays voisin qui nous pose deux questions. Celle du miracle, ou comment un pays européen, de taille comparable au nôtre, dégage un excédent commercial phénoménal et discute de la répartition des baisses d’impôt, dans un monde qu’on dit marqué par l’inévitable déclin économique de l’Europe ? À cette première question, tous répondent : réindustrialisation et soutien aux Pme. La droite y ajoute le nom du dernier chancelier Spd : Schröder, qui signifie réforme, du marché du travail ou de l’éducation. Et le président candidat de commencer les travaux pratiques en convoquant, à trois mois du premier tour, un sommet social.

La seconde question est celle de la gouvernance européenne, personnalisée et syncopée sous le nom de « Merkozy ». Où va cette dyarchie inégale ? La France est-elle réduite au rôle de caution de l’hégémonie allemande pour amortir la frustration des autres Européens ? C’est la critique de la gauche. A-t-elle une influence, même lente, pour délivrer l’Allemagne de ses inhibitions et de ses égoïsmes ? C’est l’argumentaire d’autodéfense de Sarkozy, appuyé sur les interventions de la Banque centrale européenne (Bce). Ou bien, finalement, les interdépendances, révélées par la crise au moins autant que les inégalités, accélèrent-elles l’accouchement d’une Europe fédérale ? Ce serait une position à défendre, mais personne ne la représente pour le moment dans la campagne.

Michel Marian

Euro

Si Marine Le Pen est la seule avec Nicolas Dupont-Aignan à vouloir sortir de l’euro, les autres candidats sont loin de brandir la monnaie unique comme un étendard. Il n’est plus possible, en effet, de dire aux Français que l’euro les protège des conséquences de la crise financière, comme cela pouvait s’entendre en 2008, et la rigidité allemande est désormais perçue comme un problème majeur, à droite comme à gauche. Cela n’empêche pas Nicolas Sarkozy de jouer gros sur le sauvetage de l’Union monétaire. Il trouve là l’occasion inespérée de se montrer en train de faire l’Histoire, pendant que les autres candidats en sont réduits à la commenter. Si l’accord franco-allemand débouche sur une refonte rapide des traités, François Hollande aura du mal à trouver la bonne posture : comment se démarquer sans courir le risque d’apparaître comme le fossoyeur de la monnaie unique ? Mais les événements vont s’accélérer – nul ne sait où en sera l’Europe à la veille du scrutin – et le président candidat aura du mal à entretenir jusqu’au bout l’illusion qu’il en maîtrise le cours. La situation économique et sociale sera de toute façon trop dégradée pour que les électeurs songent à le récompenser pour son activisme.

B. P.

Protectionnisme

Ne doit plus être tabou. Ne l’est plus, non seulement pour Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, mais pour des francs-tireurs, ou des éclaireurs, sur les ailes des partis de gouvernement, Laurent Wauquiez ou Arnaud Montebourg. Mais à condition d’être « moderne » ou « intelligent ». Pas de destruction du marché unique européen, pas même ou pas exactement un rétablissement des droits de douane. Mais alors que faire pour arrêter la chute des emplois industriels (moins 400000 depuis dix ans) ? Avant – c’est-à-dire avant 2008 –, on pouvait penser que la tertiarisation, la voie anglaise vers les services financiers, était une solution. Elle a mauvaise presse aujourd’hui, c’était même pour Christian Estrosi une « politique criminelle ». Comment donc résister à la concurrence de pays qui mettent les enfants au travail à 8 ans, n’ont pas de protection sociale et dilapident le CO2 ? Une campagne d’opinion pour acheter du made in France ? On s’en dispute la paternité. Un Small Business Act pour réserver certains marchés publics aux Pme ? Les trois grands partis l’envisagent. Un bras de fer à l’Omc pour contraindre les nouvelles puissances à la réciprocité ? Sûrement, mais quand l’Europe sera en meilleure position. Le protectionnisme ? Au sens propre impossible, à faible dose, non clivant.

M. M.

Dette

« La dette est l’ennemie de la gauche et de la France » (F.Hollande). Que faut-il entendre ? Que la gauche aussi combat la dette ou que la dette est l’amie de la droite ? Pour cette dernière, M. Hollande précisément est « l’homme de la dette ». Oui, mais quand, et comment ? Pas de chance pour la droite : M. Sarkozy est, lui, « le président de la dette par excellence » (Mme Le Pen), et le parti socialiste peut fustiger son action : « La droite creuse la dette, c’est vous qui payez la note ! » La dette, c’est ta dette. Et elle est « odieuse », cela se comprend, à M. Mélenchon, ce qui nous change des adjectifs techniques soft sur la dette souveraine, publique, financière, budgétaire, sociale, et même éthique.

La dette ? De qui, de quoi, de « pourquoi » et de « quand » déjà ? Elle est comme le furet, la dette : elle court, elle court, avec une sorte de vie propre, souterraine, détachée de la vie réelle des gens, mais ravageuse dans l’inconscient des peuples et des dirigeants : « Ça dette ! », diagnostique très freudiennement M. Mélenchon. En d’autres temps, elle aurait figuré parmi les allégories redoutées, et aux temps anciens de la tragédie grecque, elle aurait fait partie des Érynies, ces déesses infernales et persécutrices qu’Eschyle et Euripide parviennent cependant à retourner en Vénérables et en Bienveillantes. Faute de panthéons et de fictions qui permettent d’objectiver et d’éloigner la fatalité, nous en sommes réduits à l’interminable recherche des responsables et des coupables ici-bas, parmi nous. Et pourtant, le langage nous trahit : nous aimerions bien le confort de la fatalité, et qu’elle nous échappe, la dette. Qu’elle reste un serpent de mer hors contrôle, et peut-être même une bombe anonyme qui explose, avec des poseurs introuvables.

J.-L. S.

Anatocisme

Qui a prononcé ce terme, la veille de l’annonce de la dégradation de la note de la France, le vendredi 13 janvier 2012 au soir ? Jacques Attali, François Baroin, Thomas Piketty, un enseignant de Dauphine, le patron de l’école d’économie de Paris ou Jean Tirole ? Aucun d’entre eux ! Non, c’est Marine Le Pen elle-même qui, devenue grand docteur en économie, a voulu prouver sa crédibilité sur ce terrain miné en s’aventurant, conseillée par Thibault de la Tocnaye et Jean-Richard Sulzer, devenus les spécialistes en chiffrage du FN, dans les arcanes du langage technique. « En termes économiques, a-t-elle déclaré devant des journalistes médusés, si l’on fait une analyse globale de la cinématique de cette hémorragie budgétaire permanente, on peut anticiper que leur déficit zéro devrait être atteint en 2015 […] et que parallèlement, leur dette va, par l’effet d’anatocisme des intérêts – c’est l’inertie des besoins d’emprunt ou communément l’effet boule de neige – continuer de s’accroître dangereusement. » Les grands esprits, certes encore peu nombreux, sortis de l’Ena ou de Hec, qui ont rejoint le FN, vont-ils faire long feu dans un parti où l’on sait qu’il faut parler « communément » ? L’avocat marseillais Gilbert Collard en sait quelque chose, et il va sûrement remettre les pendules à l’heure du langage commun et calmer les Diafoirus. Entre « anatocisme » (selon le dictionnaire, l’anatocisme est une « capitalisation des intérêts qui les rend à leur tour producteurs d’intérêts », Lemeunier, 1960. Mais le terme remonte aux Grecs et aux Romains : Cicéron parle ainsi d’« intérêt composé » et les Grecs d’un « prêt à intérêt d’intérêt ») et « effet boule de neige », le cœur du FN ne devrait pas balancer longtemps, car il y a un « effet boule de neige », qui n’affecte donc pas que les taux d’emprunt destinés à rembourser la dette, du recours à une trop grande technicité ! Mais qui eût cru que Madame Le Pen nous obligerait à rouvrir des dictionnaires ! Hier, on demandait à un responsable politique le prix d’un ticket de métro, on lui demandera peut-être prochainement de s’expliquer sur l’anatocisme ambiant.

Olivier Mongin

Assistanat

En mai 2011, Laurent Wauquiez, alors ministre des Affaires européennes, a dénoncé les « dérives de l’assistanat », véritable « cancer de la société française »; le terme a été au centre d’une querelle entre droite et gauche sur le modèle français, mais il mérite un examen pour lui-même.

L’usage du mot « assistanat » relève d’une figure de style que l’on pourrait appeler la dérive systématisée, ou accusatoire, ou encore, le discrédit par l’abus. Le principe en est simple : pour dénoncer une chose, sans le dire, vous prenez son excès, sa « dérive », vous le désignez par un terme péjoratif, vous le peignez se répandant partout, vous montrez du doigt des responsables. Et le tour est joué. Ainsi, nul ne dénoncera l’assistance, même si peu chercheront à comprendre qu’elle n’est pas seulement secours matériel ou financier, mais soutien individuel, justice sociale, intégration politique, venant non pas affaiblir encore, mais renforcer les individus. Réduisez en revanche l’assistance à une dimension quantitative, dénoncez son excès, appelez-la « assistanat », prenez une image biologique dévastatrice, soulignez par là sinon la responsabilité, du moins (ce qui est pire) les dangers de ses destinataires « pour la société ». Vous avez là une dérive systématique ou accusatoire. Ce n’est donc pas seulement l’emploi du mot « assistanat » qui est une dérive, mais son usage systématique pour discréditer l’assistance. Cette figure peut porter sur d’autres objets. Vous discréditerez le libéralisme, en l’associant toujours au néolibéralisme financier. Mais le cas de l’assistance n’est pas anodin : il discrédite par l’abus, oriente sur la voie du tout ou rien, du plus ou du moins, alors que la question est de compléter l’assistance matérielle par les autres dimensions de l’assistance – soutien, reconnaissance, justice – dont non seulement certains bénéficiaires fragiles, mais tous les citoyens et la société ont besoin.

F. W.

Dangerosité

À l’automne, le fait divers du Chambon-sur-Lignon a donné lieu à un projet de loi présenté au Conseil des ministres le 21 novembre 2011, envisageant une hausse des effectifs des forces de l’ordre et de nouvelles places de prison. Pour le ministre de la Justice, l’enjeu est « l’évaluation de la dangerosité des délinquants », qui ne peuvent être réinsérables que s’ils sont non dangereux. Cette rhétorique de la dangerosité réintroduit un ordre des événements. Elle convoque les visages responsables de la crise, des désordres, de tout ce qui ne va pas. Aussi se nourrit-elle en permanence du fait divers élevé en nouvel art de gouverner. Les faits divers permettent d’enchanter la politique à nouveaux frais comme combat contre la dangerosité. De ce point de vue, la dangerosité n’est pas la pauvre doublure de l’insécurité. Elle la révèle, mais dans une dramatisation supplémentaire, en exhibant des vies détruites ou menacées. L’insécurité est un état d’esprit applicable à un espace, la dangerosité est un état du corps. Paradoxalement, là où une vie est mutilée, la politique peut renaître : tel est le pari de la droite. Le gouvernement actuel n’a cessé de réagir par des lois à des assassinats, viols, séquestrations. La loi de décembre 2005 sur la récidive, qui en élargit considérablement la portée, fait suite à des affaires de viol ou de meurtre causées par des prisonniers tout juste libérés ou placés en liberté conditionnelle : cette même loi est révisée par la loi Dati en 2007, qui répond à une nouvelle affaire de viol. Il serait fastidieux d’évoquer tout l’arsenal juridique qui a jalonné ce quinquennat. Mais cela a notamment eu pour effet de nous plonger dans un traitement psychologique de la politique dans lequel les célébrations compassionnelles des hommes politiques soucieux de s’identifier aux victimes sont le pendant des figures de la dangerosité. Il reste que la référence permanente à la dangerosité nourrit une politique de la peur.

Guillaume le Blanc

Normal

Adjectif qui a servi de talisman à François Hollande pour son entrée en campagne. Au début de l’année 2011, il lui permet de se distinguer implicitement du golden boy, Dominique Strauss-Kahn, à la carrière prestigieuse et aux scores mirobolants dans les intentions de vote. La sortie de route de ce dernier confère ensuite un caractère prémonitoire à la revendication de normalité du candidat Hollande. Celui-ci change alors le substantif support de sa normalité et annonce une présidence normale face à Nicolas Sarkozy. Au moment où ce dernier cherche à se représidentialiser, Hollande pointe ses écarts vis-à-vis du fonctionnement normal des institutions et annonce un retour au « respect des citoyens et des valeurs de la république », qui touche au-delà de la gauche. Sarkozy et les siens reviennent dès lors à une revendication d’exceptionnalité, nécessaire en temps de crise. Hollande abandonne l’usage du terme, mais l’enjeu de personnalité a été posé et peut se révéler décisif : la posture d’antihéros permet-elle de remporter le trophée présidentiel ? Et de défaire celui qui se pose en sauveur pour la seconde fois ? L’homme normal, à la fois lisse et commun, est un personnage qui permet à François Hollande de développer ses qualités d’empathie et aussi son art de l’esquive. Ces talents démocratiques suffiront-ils à faire oublier le besoin de « roman national », de vision incarnée du pays qui gît, du moins jusqu’ici, au fond de chaque élection présidentielle ?

M. M.

Marine

Marine Le Pen. Le prénom choisi par celle qui pour l’état civil est toujours Marion, Anne, Perrine intrigue. Ce « mystère » relève évidemment de la vie privée, mais il donne à penser, voire à rêver. Le père n’est pas, malgré ses origines armoricaines et le fait qu’il soit lui-même le fils d’un marin-pêcheur de La Trinité-sur-Mer, un homme du grand large. Le look de pirate qu’il s’est longtemps donné, avec bandeau noir sur l’œil, n’y change rien. Et son tropisme politique fondamental est toujours resté celui d’une « forteresse-Europe », avec ses relents de mur de l’Atlantique. Tel n’est pas le cas de sa fille, beaucoup plus proche d’un populisme postmoderne à la néerlandaise, mariant libéralisme culturel et fermeté sur l’identité nationale. Le modèle des Pays-Bas, autre pays de marins par excellence, introduit paradoxalement un élément de continuité entre Jean-Marie et Marine. Le fondateur du Front a toujours été fasciné par l’anarchisme politique, auquel il a consacré sa thèse de droit, et qu’il a inclus dans le catalogue de sa maison de disques. Mais ce penchant libertaire a toujours été largement dominé par une fascination pour la geste fasciste. Ses véritables héritiers aujourd’hui regardent plus vers Budapest que vers Amsterdam, ce qui est logique. Avec Marine, il ne s’agit pas de se débarrasser seulement des « vieux démons », c’est surtout le projet d’un mouvement qu’on pourrait appeler national-libertaire qui se profile. Un peu comme Maurice Barrès en son temps, lorsqu’il faisait coexister dans le journal La Cocarde vieux communards et jeunes boulangistes, il s’agit de trouver une synthèse offensive entre aspirations à la justice sociale et prurit nationaliste, voire xénophobe. Mais peut-on concilier ouverture et fermeture, liberté romantique des mers et peur panique du débarquement des hordes misérables de l’autre rive ?

Daniel Lindenberg

Mou

Dans la guerre des mots à laquelle tend à se réduire la campagne présidentielle, un adjectif l’a emporté : « mou ». Il vise un candidat. Il prédéfinit son attitude. Il l’enferme dans une image. Il fait de lui un « responsable » « irresponsable » : influencé par les autres, sans décision, sans programme, figé dans l’impuissance, faible, ­fluctuant, victime de la social-démocratie, revenant sur sa parole, non convaincant parce que non sérieux, non crédible parce que non assuré. Le mot se répand, se popularise, se prononce comme un destin. Il impose un prisme à une vision du candidat sur laquelle lui-même semble sans prise. Tout est entendu avant même qu’il parle, tout est « achevé » avant même qu’il fasse. L’illusion se distille, vénéneuse, glacée. Le réel du candidat est oublié. Son apparence ? Une minceur pour donner le change. Ses propositions ? Des discours invérifiés. Son ton plus ferme ? Une tromperie que la première difficulté va effacer. Ses réactions ? La confirmation de sa faiblesse. Ses engagements ? L’inconsistance d’un politique n’ayant jamais eu de poste ministériel.

Qu’il faille constater le triomphe du recours aux « mots permanents » dans une campagne présidentielle est une évidence. Qu’il faille se méfier plus que jamais du danger délétère de ces mots en voie de banalisation est une autre évidence. Mais peut-être faut-il aussi s’inquiéter de voir s’imposer en 2012 ce jeu, aux traditions multiformes, entre le « dur » et le « mou », la nostalgie du « chef », comme la nostalgie du coup de menton purement artificiel qu’il peut cacher. Peut-être, enfin, ne faut-il pas oublier que l’attitude de Sparte reprochant à Athènes sa « mollesse », parce que jouant le discours et la réflexion, n’a pas fait gagner Sparte.

Georges Vigarello

Sale mec

Un propos de table, une indiscrétion, la rumeur qui enfle, des demandes d’excuses : on passe à autre chose dès le lendemain. Tout ceci est insignifiant, mais néanmoins réel. Comment, dans la crise mondiale, européenne et nationale sans précédent que nous traversons, peut-on se passionner pour de pseudo-insultes de cour de récréation ?

L’expliquer en partie par les dérives du système médiatique ou du bavardage internautique va de soi. Comptabiliser les méchants mots venus d’un camp ou de l’autre, imaginer ce que serait une publicité négative à l’américaine si elle était légale en France, là encore, est possible, mais ne mène pas beaucoup plus loin.

Les deux autres enseignements de cette insignifiance retentissante sont plus préoccupants. On nous dit qu’il n’y a plus de off. Si c’est vrai, c’est aussi embarrassant. En effet, cette suppression a forcément l’une des deux conséquences suivantes. Soit plus aucune parole n’est politique. Soit toute parole devient politique.

Le registre de la parole politique est singulier, ni plus ni moins que celui de la parole académique, médicale, militaire, etc., mais il l’est. Il suppose chez le locuteur un grand sens des responsabilités. Il évolue dans une marge étroite puisqu’il doit énoncer des banalités symboliques en même temps qu’une parole fondée, un projet, des principes. Pour ces raisons, le registre politique contraint celui, ou celle, qui l’utilise, à user tour à tour de l’hyperbole et de l’euphémisme. Il s’agit d’enthousiasmer sans fasciner, de rassurer sans démobiliser. Il faut jouer du conflit sans le nier ni l’attiser.

Comment imaginer un monde démocratique vivable dans les deux hypothèses où toute parole serait devenue politique en ce sens ou bien, au contraire, où aucune ne le serait plus ? Un monde de vaine violence verbale complété, aussi paradoxal que cela paraisse, par un rétrécissement aseptisé des propos. Un monde inapte à la démocratie. Un monde où la politique serait réduite au spectacle de gladiateurs, à l’infantilisme voyeur et commentateur, à la parole sans parole, un film uniquement fait de gesticulations, d’éructations et de slogans.

Enfin, comme il faut être généreux et impartial dans l’éloge, ce qu’il est possible de voir, hélas, dans cette goutte d’eau sale, c’est une faible perception des enjeux et une absence d’imagination chez les politiques eux-mêmes. On aimerait avoir tort sur ce dernier point.

Gil Delannoi

Sniper

Le terme sniper s’est imposé rapidement durant la pré-campagne, qui a commencé dès l’automne 2011 après les primaires socialistes. Une précampagne au long cours, qui peut se prolonger peut-être jusqu’à début mars 2012, car les sarkozystes doivent « faire campagne sans vraiment faire campagne » tant que le président ne s’est pas déclaré. Quant à la violence des mots, rien de nouveau sous le soleil de la sémantique politique, dira-t-on ! Sniper est l’un de ces mots chéris par les communicants pour désigner la dureté de joutes présidentielles qui ont toujours été redoutables en France, ce dont témoigneraient les candidats Mitterrand ou Chirac, qui furent des « cogneurs » plus ou moins élégants quand ils étaient en campagne. Mais cet argument est fragile, car les mœurs politiques sont en train d’être bousculées et de changer si rapidement que le « jeu de massacre » prend des dimensions inédites. Une émission politique programmée par France-Inter le 15 janvier 2012, dont l’invité était Jean-François Copé, avait d’ailleurs comme intitulé : « Présidentielles ou jeu de massacre ? »

À distance des analyses publicitaires à la Jacques Séguéla, qui a concouru en « transcourants » pour Mitterrand comme pour Chirac, après les aveuglements successifs d’Euro-Rscg, société chargée de conseiller D. Strauss-Kahn1, les équipes de campagne ont voulu recourir à d’autres méthodes que celles de communicants venus de la pub et donc friands de « marques » et de « formules ». Les états-majors politiques (l’Élysée dans le cas de N. Sarkozy) ont repris la bataille en main et décrété qu’il ne fallait plus faire dans la « com » classique mais qu’il fallait également éviter de taper n’importe comment et de dire n’importe quoi2. Voilà donc un changement de tactique qui affecte tous les camps : il faut aujourd’hui s’aventurer sur le terrain de l’adversaire pour le piéger sans même qu’il s’en aperçoive. Non plus l’attaquer de front, répondre à ses faiblesses par un coup de force percutant, boxer comme Mélenchon, qui peut vite tourner à vide avec sa rhétorique et sa causticité d’un autre siècle, mais lui piquer ses idées pour les retourner à son profit. Bref, « casser » l’adversaire à l’improviste, lui tirer dessus par-derrière, donner des coups et éviter d’en recevoir. Ce qui exige d’être furtif et de provoquer le maximum de « dommages collatéraux ». Ce qui permet aussi d’éviter les gaffes collant trop à l’actualité, comme la dernière de Gérard Longuet, notre ministre des Armées, qui a reconnu que sa comparaison entre François Hollande et le capitaine naufrageur du Concordia en Italie à la mi-janvier 2012 était maladroite.

Si le vocabulaire militaire s’est imposé, ce qui est naturel dans un état-major et dans une économie qui se « dégrade », il puise surtout dans celui des renseignements généraux et des services secrets. Voire dans celui de la terreur qu’évoque justement le sniper. De manière inattendue, Bernard Accoyer, le président de l’Assemblée nationale, a annoncé une guerre possible à l’issue des présidentielles (en cas de victoire de la gauche, a-t-on compris !). Pas moins qu’une guerre ? Faut-il alors s’étonner que le sniper devienne un modèle ? Mais quelle est la guerre que les snipers privilégient ? Là encore, les snipers ne sont pas des personnages très nouveaux, puisqu’ils ont été découverts sur les écrans de télévision durant la guerre du Liban pendant les années 1975-1990 puis sur d’autres champs de bataille, et qu’ils pullulent dans les jeux vidéo de guerre : les snipers sont des tireurs masqués et haut perchés sur les toits des tours ou des immeubles des villes en guerre afin de tirer « de haut » et « par-derrière », sans se faire voir, sur tout ce qui bouge « en bas ». On a en tête le film de Luc Besson Léon avec Jean Reno qui faisait suite à Nikita, du même Besson : Léon était un tueur à gages/sniper professionnel et Nikita une terroriste.

Cette intrusion récente du terme de sniper dans la vie politique, à l’occasion des présidentielles, marque pourtant une vraie rupture pour au moins deux raisons. Tout d’abord, le sniper a recours à toutes les technologies numériques récentes (Twitter, Facebook, les blogs…) qui lui permettent, au-delà de l’indiscrétion, de pénétrer chez l’adversaire, d’espionner ses messages, de suivre ses échanges, de s’aventurer dans l’épaisseur de la toile, en agent secret amateur de fadettes (les fameuses listes d’appels de portables) comme en pirate invétéré. Pour savoir ce qui se dit et se fait chez « l’autre », il faut pouvoir le prendre de vitesse et se donner les moyens de lui répliquer dans la seconde. La déjà célèbre « cellule de riposte » sarkozyste a pour mission de suivre des « cibles mouvantes » dans l’univers public visible (meetings, réunions, déplacements) et virtuel (celui du réseau), afin de déposséder l’adversaire de la maîtrise temporelle de ses faits et gestes, de son agenda, de le déstabiliser en permanence en perturbant la succession des séquences de campagne, en brisant les ressorts de la « durée ». On est en plein cinéma violent (Jean-François Copé évoque carrément Massacre à la tronçonneuse à propos des projets du PS relatifs au quotient familial !), on mime les jeux de guerre vidéo, et l’idéal absolu du sniper de la toile est celui du piratage et du hacking. Tout se joue dans le registre du réel comme du virtuel, i.e. dans tous les registres possibles de l’immédiat. Rien ne doit échapper, il faut traquer pour pouvoir donner le coup du lapin dès que possible, il faut empêcher de se projeter en avant. À ce jeu dangereux, Nadine Morano (« la seule qui me défend », aime dire Nicolas Sarkozy) est une championne olympique si on la compare aux porte-parole de François Hollande comme Delphine Batho, Najat Vallaud-Belkacem ou Bernard Cazeneuve. Il n’en reste pas moins qu’ils ont été priés de muscler leur jeu : « Face à une droite qui cogne, il faut taper aussi » (Bruno Le Roux), « Il faut frapper fort, il faut un pitbull » (Bernard Poignant), « Les canons de Navarone vont commencer à tonner » (Jean-Christophe Cambadélis), « Œil pour œil, dent pour dent » (Delphine Batho), « Chaque Morano aura sa réplique » (Claude Bartolone3). Si Guillaume Bachelay travaille à la riposte, on essaie chez Hollande de ne pas franchir « la ligne », tout en voulant lâcher les pitbulls, ce qui est une bonne formation pour un futur sniper.

Si le sniper doit être un hacker, un chasseur invisible sur la toile du virtuel, un orfèvre du digital qu’il manipule avec dextérité jour et nuit, toujours à l’affût et prêt à faire un coup, il pratique aussi un art de la guerre qui est d’abord un « art de l’esquive ». C’est la seconde raison du caractère inédit de l’entrée en scène politico-médiatique du mot sniper. Celui-ci pratique un art de la guerre peu clausewitzien, dans la mesure où il correspond au premier degré du terrorisme : faire le coup du lapin, prendre l’adversaire par défaut sans jamais prévenir, tuer dans le dos du haut d’un gratte-ciel. Le recours au terme de sniper est donc le symbole d’une dérive de la vie publique, quand les politiques s’inspirent de l’esprit sniper qui est celui du massacre et de la terreur. Le sniper prend à contre-pied une action politique qui ne se nourrit certes pas d’un rejet idéaliste de la violence et des coups échangés mais exige que la compétition, un champ de bataille symbolique, soit régie par des règles et par une visibilité des conflits et des adversaires. À trop grande dose de snipers, on s’habitue à une violence addictive qui n’a de cesse d’éviter les conflits frontaux et visibles, au risque d’annuler toute conflictualité. Les snipers, en campagne présidentielle, sont des cogneurs fous de l’esquive qui refusent le ring de boxe. Un tel comportement maladif et délétère renverse la thèse de Clausewitz : la guerre n’est plus la continuation de la politique par d’autres moyens, la politique doit être une continuation de la guerre (virtuelle et réelle) par d’autres moyens.

Encore faut-il préciser deux choses. Tout d’abord, la politique est tirée vers une violence médiatique incontrôlable parce que le champ de bataille politique ne cherche plus à accéder à un régime de visibilité des conflits effectifs autres qu’identitaires. Ensuite, rétorquer que la guerre est symbolique et que les snipers des présidentielles ne tuent personne n’est pas un argument, quand la vie publique peut faire très mal et être très mal vécue. Ne pas voir la casse que la pratique des snipers provoque dans la vie politique est déjà un signe de dégradation mentale.

O.M

  • 1.

    Le patron de Rscg, Stéphane Fouks, conseille toujours en sourdine Manuel Valls, le directeur de la communication de l’équipe Hollande, anciennement chargé de la communication chez Lionel Jospin à Matignon.

  • 2.

    D’où la réduction à un semi-silence des Frédéric Lefebvre ou Brice Hortefeux, qui n’en jouent pas moins, surtout le second qui est chargé de faire le lien entre Claude Guéant et l’Ump et de s’occuper de la campagne, un rôle déterminant dans la campagne de Sarkozy.

  • 3.

    Florilège de citations extrait du Parisien, le 16 décembre 2011.

Jean-Claude Monod

Philosophe, il s'intéresse en particulier aux rapports entre politique et religion, ainsi qu'à l'articulation entre démocratie et pouvoir, notamment dans l'interrogation qui est au coeur de son livre, Qu'est-ce qu'un chef en démocratie? Politiques du charisme (Paris, Seuil, 2012).

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