Abdelwahab Meddeb et le « pari de civilisation »
Plus durement que d’autres, Abdelwahab Meddeb a stigmatisé l’horreur de l’islamisme. Plus fortement que d’autres, il a magnifié la grandeur et la beauté de l’islam. Tel fut l’un des paradoxes de cette voix unique dans la galaxie de l’islamologie savante et politique, une « voix » au sens large, « audible » autant dans l’oralité que dans une écriture très particulière. Les hommages rendus après sa mort, le 6 novembre 2014, ont rappelé et illustré les riches et multiples inflexions de cette voix qui s’est tue trop tôt.
Intellectuel engagé
Combien le 11 septembre 2001 a représenté un tournant dans son parcours, on le voit à travers sa bibliographie. Jusque-là, il était un intellectuel et un écrivain riche de deux généalogies – arabe et européenne – et de plusieurs cultures, doté de talents multiples : poète et romancier, traducteur et commentateur de grandes œuvres et traités de la tradition soufie, auteur d’essais en lien avec son enseignement de littérature comparée à l’université Paris 10-Nanterre et son intérêt protéiforme pour les oppositions et les rencontres entre civilisations. Il était connu et apprécié en particulier pour ses travaux sur les rapports entre Islam et Occident : « l’Orient vu d’Occident » (l’« orientalisme ») évidemment et la critique de l’orientalisme dont Edward Saïd était le chantre admiré, mais aussi « L’Occident vu d’Orient », pour reprendre le titre d’une exposition à Barcelone dont il a établi en 2004 le catalogue (Occident vist des d’Orient en catalan).
Le choc, le scandale absolu plutôt et l’humiliation que fut pour lui, musulman pourtant détaché de la foi mais musulman imprégné de la haute culture des siècles d’or de l’islam, l’attentat du World Trade Center, éveilla ou réveilla une colère et une indignation qu’il exprima d’abord dans la Maladie de l’islam1, puis dans plusieurs essais engagés contre l’islamisme, qui le révélèrent à un public beaucoup plus vaste.
Il s’avéra alors un polémiste redoutable à tous égards, non seulement dans ses livres mais aussi sur les plateaux de télévision, à la radio et dans les journaux qui accueillaient ses tribunes sans concessions. Servi par sa connaissance considérable de l’islam ancien et actuel, religion et culture, il intégrait ce savoir de façon unique dans ses essais politiques intransigeants. Il enrôlait aussi dans ses combats la philosophie et les courants intellectuels de ses jeunes années « post-68 » à Paris (Derrida, Foucault, Nancy, Jambet et bien d’autres), comme on le voit dans ses livres ultérieurs2. En Derrida surtout, il reconnaissait, de manière quasi prémonitoire jusque dans sa mort, elle aussi trop tôt advenue, un « compatriote » auquel le reliaient « de multiples partages ». Il s’identifiait même à lui :
C’est au même sang et au même feu que nous avons touché, de cette expérience nous rendons compte à notre manière, répondant à l’écho millénaire que provoquent ces deux scribes, Jacques Derrida, saint Augustin3.
À cause de Derrida notamment, il fit aussi toujours la différence entre le judaïsme et les juifs, qu’il admirait sans se cacher, et la politique de l’État d’Israël, qu’il rejetait.
La Maladie de l’islam, un best-seller (né d’un entretien dans Esprit en octobre 2001), lui valut beaucoup d’admirateurs et beaucoup d’ennemis, surtout à cause de son titre où certains comprirent – ou voulurent comprendre – que l’islam était en lui-même une « maladie », alors qu’il n’a fait, à ses yeux, qu’« engendrer une maladie », l’islamisme, c’est-à-dire, entre autres, la « maladie du takfîr », de l’excommunication, qui rend fou d’une folie meurtrière. Le bel islam de l’âge d’or, qu’il connaissait dans ses multiples dimensions esthétiques et intellectuelles, était pour lui la preuve suffisante d’un « autre islam » possible, autre que celui dont il était le témoin atterré. À partir de 2002, Abdelwahab Meddeb fut donc en première ligne du combat contre les islamistes, un combat de face, sans transiger, sans fléchir, avec les seules armes qui vaillent, celles de la critique qui réfute, déconstruit et résiste au moment du danger, sans renoncer cependant à la manifestation publique de sa colère : lors de l’affaire des caricatures du Prophète, il fut au premier rang des intellectuels solidaires avec Charlie Hebdo. Il se reconnaissait ici héritier des Lumières, fils ou frère de Voltaire, Spinoza, Diderot, Montesquieu… Voltaire surtout, lu avec une admiration sans réserve, le séduit comme un modèle intellectuel quasi indépassable quand l’adversaire est infâme. « La position philosophique de Voltaire demeure la nôtre4. » Et au spectacle de l’islamisme, il aurait volontiers crié : « Voltaire, reviens ! »
Aristocrate du goût
Pourtant, s’il n’a jamais eu d’hésitation sur la nécessité et la légitimité de la lutte contre les islamistes en même temps qu’il refusait toute essentialisation, il a eu des doutes en privé sur le diagnostic, sur le comment et le pourquoi du malheur de l’islam et les moyens de le « soigner » : pourquoi l’islam est-il devenu le ventre fécond de la violence religieuse au xxie siècle ? Pur dérapage historique (en raison de la « fin de l’interprétation », par exemple), ou y a-t-il malgré tout en lui un ou des éléments impensés qui expliquent la maladie ? Et que faire pour soigner une maladie qui gangrène aujourd’hui presque tous les pouvoirs (et les savoirs) en place dans les terres d’islam, où les peuples eux-mêmes semblent, de loin, suivre par millions la voix (ou la voie) de prêcheurs fanatiques ? À moins que des pouvoirs partout corrompus ne soient les vrais responsables ? Mais dans ce cas, que peut réellement l’intellectuel ? Transmettre ou importer la laïcité française, dont Abdelwahab Meddeb était un défenseur fervent et vigilant, sous sa forme la plus dure ? Mais en l’état actuel des pays d’islam, c’est un songe irréalisable. « Que faire ? » : les jours de découragement, il en revenait toujours à cette question dans nos discussions autour de ses livres. La révolution tunisienne, on ne saurait s’en étonner, fut pour lui le signe revigorant par excellence d’un autre avenir possible pour les « terres d’islam5 ».
Peut-être, pour faire mémoire apaisée et heureuse de lui, importe-t-il de relire aujourd’hui ses textes moins politiques ou non politiques : sa poésie, ses romans et plus encore ses essais et commentaires formidables sur l’âge d’or de l’islam, qu’il avait traversé, retraversé, assimilé avec la tête et les pieds, de l’Andalousie à l’Irak et de Fès ou Marrakech à l’Iran en passant par l’Algérie, la Tunisie et l’Égypte : textes traduits et commentés des mystiques soufis, explications des Mille et une nuits, mémoire des poètes amateurs du vin et des plaisirs de la vie, descriptions de l’architecture et des jardins de Séville à Téhéran, commentaires des musiques écoutées au hasard des festivals et des rencontres, art de la fauconnerie orientale, joies de la table parfois… Il est alors pleinement chez lui, comme un de ces « aristocrates du goût » dont il a fait l’éloge :
Quiconque possède la distinction de l’esprit et de l’être est aristocrate, hors toute référence à la hiérarchie fondée sur ce qui est hérité ou acquis, en d’autres termes sur l’argent et le sang. Un miséreux peut être aristocrate6.
À vrai dire, « aristocrate », il l’était malgré tout aussi par héritage familial, mais, de fait, l’aristocratie du goût était un des traits les plus frappants chez lui : une horreur de toute vulgarité, de tout populisme, un souci constant, presque intimidant, de la distinction et de l’élégance dans la vie courante (le langage, le vêtement, la nourriture…). Quelque chose qui faisait penser, peut-être par métonymie en raison de son empathie pour la civilisation arabo-musulmane d’Andalousie, à un hidalgo parfois ombrageux et hautain, mais revendiquant toujours son identité cosmopolite.
Son courage, sa dignité et sa lucidité durant la maladie qui l’emporta en quelques mois furent à la hauteur des combats sans faille menés pour son « pari de civilisation ». Un mois avant de mourir, dans une tribune publiée par Le Monde, il envoyait une sorte d’ultime message, dans la continuité de ses convictions, sur les « deux positions » à maintenir absolument ensemble : le refus sans concession des « horreurs » commises au nom de l’islam, mais aussi « ne jamais cesser de transmettre les merveilles de l’islam en ces temps de désolation », des merveilles qu’on trouve notamment dans le « corpus du soufisme », où le « moteur » de toute morale « est l’éthique du don et de l’altérité ».
- 1.
Abdelwahab Meddeb, la Maladie de l’islam, Paris, Le Seuil, 2002, rééd. coll. « Points », 2005.
- 2.
A. Meddeb, Contre-prêches, Paris, Le Seuil, 2006, rééd. coll. « Points », 2010 ; Sortir de la malédiction. L’islam entre civilisation et barbarie, Paris, Le Seuil, 2008 ; Pari de civilisation, Paris, Le Seuil, 2009.
- 3.
Hommage à Jacques Derrida lors de son décès, le 9 octobre 2004, dans A. Meddeb, Contre-prêches, op. cit., p. 243-246.
- 4.
A. Meddeb, Contre-prêches, op. cit., p. 302.
- 5.
Voir A. Meddeb, Printemps de Tunis. La métamorphose de l’histoire, Paris, Albin Michel, 2011.
- 6.
A. Meddeb, Contre-prêches, op. cit., p. 93-95.