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Dans le même numéro

Contre l'apocalypse, l'espérance de la prophétie

janvier 2017

#Divers

Dans le livre d’Isaïe, on trouve un passage éclairant à propos du prophétisme dans l’Israël du viiie siècle av. J.-C. Pour se prémunir contre la menace de l’empire d’Assyrie (à l’Est, en Mésopotamie), le roi de Juda, Ézéchias, tente de faire alliance avec l’empire d’Égypte (au Sud). Le prophète dénonce vivement cette tentative, qui ne peut être qu’insincère de chaque côté et surtout démontre qu’on ne fait aucune confiance, du côté de Juda, au Dieu de l’Alliance. Isaïe n’est pas dupe du souhait de ses auditeurs : « Ils disent aux voyants : “N’ayez pas de visions”, et à ceux qui voient : “Ne voyez pas des choses exactes, dites-nous des choses qui nous plaisent, voyez des illusions.” » (Isaïe 30, 10).

Vieille histoire : on ne met pas en question le prophète comme tel ni son droit de parler, mais on lui demande de dire des choses agréables, des propos lénifiants, de prêcher la paix alors que le peuple est brisé, ce qu’on aimerait entendre. Le prophète Jérémie ne dit pas autre chose : on lui demande à lui aussi d’approuver un renoncement, un manque de courage, des compromissions avec un ennemi historique, au prix, probablement, de quelques infidélités à la loi. Incidemment, ces versets soulignent le malentendu fondamental : le prophète est par vocation un gêneur, un type dérangeant, alors que ses interlocuteurs – rois et peuples confondus – souhaiteraient entendre ce qui les flatte et les conforte. Il parle aussi au nom de sa confiance en Dieu, alors qu’eux décident au nom de la sagesse et des calculs humains.

Tant que la foi est partagée par tous, le prophète garde en général droit de cité, même s’il n’est pas écouté. Mais quel est son sort quand les sociétés se sécularisent et se pluralisent ? Le constat s’impose : la prophétie semble disparaître au profit, entre autres, de la sagesse. Elle est hors jeu : ne vaut plus que la science de la prévision, les désormais célèbres algorithmes, et pour nous remettre de l’omni-intrusion de la technique, de la mesure et de l’évaluation, les consolations des sagesses d’hier et d’aujourd’hui.

Mais n’est-ce pas trop simple ? Au moins importe-t-il de mesurer ce qui a été perdu, ce qui l’a remplacé, et si c’est irrévocable.

Sagesse et prophétie à l’ère du présentisme

Il est logique, au fond, que nous soyons submergés depuis trente ans par des livres de sagesse qui se réclament de la philosophie antique (le stoïcisme en premier), des sagesses de l’Asie (surtout le bouddhisme), de la lignée philosophique de Montaigne, Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche… : quand le présent, l’intensité de l’instant présent, la vie bonne ici et maintenant triomphent sur la mémoire dynamique du passé et le désir d’avenir, sur les « leçons » du passé et l’énergie pour réaliser le futur, ce n’est plus la figure du prophète qui s’impose, mais celle du sage. La « spiritualité » (au singulier), que traduit par exemple la vogue de la « méditation », va dans le même sens. De même sans doute que les multiples formules pratiques d’amélioration de la vie (comme le développement personnel) ; le carpe diem quotidien, matériel, voire matérialiste et largement consumériste (qu’on pense à la prodigieuse vogue de la cuisine) ; ou encore le souci du corps à maintenir en forme et jeune (ce qui peut exiger des sacrifices). Sagesses et spiritualités aux frontières flottantes, exercices et pratiques spirituels et corporels de toutes sortes à l’ère de l’individualisme triomphant sont appelés à la rescousse pour donner du sens à une époque « présentiste » qui en manque (ou qui est censée en manquer1) singulièrement. Mais en fin de compte, en répondant à la demande d’un vaste public, n’en sont-ils pas eux-mêmes une pièce importante ?

Le présentisme est devenu l’apanage – la solution ? – de ceux qui sont persuadés qu’il n’y a qu’une vie, et qu’il faut en profiter au maximum, y compris en l’harmonisant ou en réduisant ses inconforts grâce aux sagesses. Du point de vue existentiel, les conséquences les plus tangibles de cette attitude sont, aux pôles opposés, l’« euphorie perpétuelle » qu’évoquait Pascal Bruckner ou la « dépression » dont parlait Alain Ehrenberg – les deux humeurs pouvant du reste avoir partie liée2. On ne parle plus ici, en principe, d’espérance : pour le sage, elle est la grande illusion, une passion et non une vertu3. Le titre du dernier livre du philosophe allemand Peter Sloterdijk, Après nous le déluge4, en livre une autre facette. C’est la marquise de Pompadour qui aurait soufflé ce mot à Louis XV après une défaite militaire de la France. Il déborde son auteure, et trahit un changement d’époque. On pourrait le traduire : une défaite, quelle importance ? Après nous (notre génération ou notre siècle), plus rien, y compris la vie des générations futures, n’aura d’importance… Selon Sloterdijk, elle prédisait ainsi l’avenir de la démocratie postmoderne, peut-être même l’âge de l’anthropocène, ce moment – nous y sommes – où certaines grandes activités humaines seraient en capacité de détruire l’avenir humain de la planète.

À vrai dire, son livre prétend moins à la description qu’à l’explication. Ce n’est pas une célébration du présentisme : il voudrait au contraire nous réinscrire dans la durée. Mais curieusement, le philosophe allemand, excessif comme toujours (et peu enclin à la tempérance verbale dans l’écriture), accorde un rôle essentiel, dans la genèse du présentisme, à la naissance « bâtarde » de Jésus, une « rupture généalogique » qu’il assume et confirme dans sa prédication et son action : pour lui, le « vrai Père » est au Ciel, et sa mère, ses frères, ses sœurs sont « ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique ». Cette attitude de rupture avec le père charnel, fondamentale dans la doctrine et la vie chrétienne, serait, à l’âge séculier, au principe même de toutes les ruptures modernes : avec les pères, ce sont tous les héritages, les modèles, les filiations qui se décomposent.

Temporalités prophétiques

Pourquoi pas, a-t-on envie de dire : selon le temps et le moment, on peut trouver de tout, et tous les paradoxes possibles, dans l’héritage sécularisé du christianisme… Néanmoins, Sloterdijk s’inscrit ici en rupture avec une idée inverse, beaucoup plus souvent retenue : celle d’une temporalité chrétienne axée sur l’avenir, ou plus exactement tendue entre la mémoire du passé, celui de la Création et de la Révélation du Christ, et son Retour promis à la fin des temps. Les philosophies de l’histoire, les révolutions, le culte de l’évolution, du progrès,  etc., en sont le fruit sécularisé. Le présentisme postmoderne représenterait alors une rupture fondamentale aussi bien avec le temps chrétien qu’avec le temps séculier moderne, et aussi avec le prophétisme juif, comme promesse d’avenir et désir de réalisation d’un futur totalement nouveau ou rétablissant l’ancien déchu et dénaturé (il est aussi en opposition fondamentale, bien sûr, avec l’eschatologie, voire le sens de l’apocalypse musulmans). Certes, le retard de la « parousie » (le retour du Christ) a obligé les chrétiens à repenser leur temporalité. Saint Augustin s’en est chargé dans sa conception des deux Cités qui avancent séparément jusqu’à la fin des temps, mais la projection vers l’avenir, vers le retour du Christ, n’a pas été écartée pour autant et, dans sa version sécularisée, elle s’est prolongée encore jusque dans les temps modernes, dans les utopies révolutionnaires comme dans la conviction (toujours présente aussi, quoi qu’on en dise) que l’humanité marchait et devait marcher, malgré les reculs et les déceptions, vers un progrès matériel et moral dans l’avenir.

La question est de savoir si, en régime non seulement de sécularisation mais de présentisme, le prophétisme, comme promesse qui laisse ouvert l’avenir d’un accomplissement ou d’un rétablissement, a encore le moindre sens ou la moindre chance d’inspirer la vie collective et individuelle dans la Cité, à une époque où on la qualifie volontiers d’« épuisée ». Ne faudrait-il pas en prendre acte, un peu comme les talmudistes il y a près de deux millénaires : « Les rédacteurs du Talmud s’attacheront à démontrer que la sortie de l’ère prophétique rend central le rôle du ‘hakham, du sage. Celui-ci consacre sa vie à l’étude de la loi (donnée sur le mont Sinaï à Moïse) qui, tout en étant d’inspiration divine, appartient désormais au domaine humain5. »

Dans un livre déjà ancien, Karl Löwith doutait fortement, lui aussi, de l’avenir de la prophétie6. L’âge séculier a encore cultivé pendant un temps ses substituts sécularisés (la philosophie de l’histoire, le progrès, la révolution…), mais foncièrement, la tradition prophétique et les espérances qu’elle cultive sont désormais privatisées, réservées aux confessions religieuses, aux communautés et aux individus croyants. Löwith pose une question qui n’est pas sans anticiper la dynamique de la sagesse qui a emporté notre époque : « Qui ne serait prêt à considérer la conception antique comme sereine et sage, alors que la foi judéo-chrétienne qui élève l’espérance au rang de vertu et de devoir religieux, semble tout aussi folle que démesurée7 ? »

Jean-François Kervégan, qui présente l’ouvrage, note même que Löwith, un temps réfugié au Japon, a découvert l’Orient et ses traditions et a donc anticipé l’alternative actuelle (les sagesses de l’Asie) et les résistances « au tropisme occidental et à l’européocentrisme que partagent la rationalité (antique ou moderne), le christianisme (romain, protestant ou byzantin) et la croyance en l’histoire8 ».

Théologies politiques

Pourtant, à l’époque où Löwith écrivait ce livre, le thème eschatologique et apocalyptique était largement passé sous silence dans les Églises – protestantes libérales comme catholique. Depuis les temps modernes,  surtout depuis le xixe siècle, il n’était plus cultivé que dans les sectes millénaristes (notamment chez les Adventistes du septième jour, puis chez les Témoins de Jéhovah), et souvent sur le mode apocalyptique9. Dans l’Église catholique, les traités et l’enseignement des choses dernières concernaient le retour du Christ en gloire, le Jugement dernier, l’établissement du royaume de Dieu, la nature de la résurrection des morts et de leur vie auprès de Dieu – toutes choses rejetées à la fin, donc inactuelles, mais auxquelles il fallait se préparer avec « crainte et tremblement ». Elles n’avaient pas d’impact politique – critique, dynamique ou constructif – sur la vie menée ici-bas. Au fond, sans le dire, on partageait dans les grandes Églises la répulsion, depuis les Lumières, pour l’exaltation sectaire (la Schwärmerei dont parlait Emmanuel Kant) à propos de la fin du monde et de sa prévision, tout en se servant du Jugement dernier dans les prédications et les sermons pour faire peur10.

C’est seulement sous l’influence de Karl Barth que les théologiens et les dirigeants protestants de la seconde moitié du xxe siècle ont de nouveau compris et développé l’importance de la thématique eschatologique pour la foi. Chez les catholiques, au concile Vatican II, le thème du prophétisme et de l’eschatologie n’est réapparu que timidement dans l’Église catholique, pour une raison simple : dans sa considérable définition d’elle-même, de sa nature et de ses missions (qu’on trouve surtout dans le décret Lumen gentium), l’Église prétend bien englober et absorber en elle les fonctions du prêtre comme du prophète. Elle ne laisse pas d’espace à des prophètes « indépendants » en dehors d’elle ; ou c’est en dehors d’elle que la foule peut désigner comme « prophètes » des personnalités charismatiques (Martin Luther King, mère Teresa, l’abbé Pierre), et il arrive qu’elle en canonise certains après leur mort. Comme Église instituée, elle « a besoin d’apôtres comme témoins, de missionnaires et d’organisateurs, mais pas de prophètes qui communiquent une nouvelle parole divine11 ».

Ce qui a fini par changer la donne dans la théologie chrétienne, c’est, au début du xxe siècle, la découverte (en particulier par Albert Schweitzer, connu pour de tout autres raisons12 !) que l’enseignement et l’action du « prophète » Jésus dans les Évangiles non seulement ont eu lieu dans une époque tourmentée, « apocalyptique », mais sont traversés par un sentiment d’imminence de la fin, donc aussi de dissonance ou de distance avec ce monde « qui passe », et par une orientation vers le futur, vers l’avant, où se réalisera le salut, la rédemption. Cela signifie qu’il est impossible d’assimiler Jésus à Socrate ou à un maître de sagesse, et encore moins à un maître de morale qui aurait dispensé une belle doctrine humaniste, accommodante ou coïncidant avec les idéaux humains les plus élevés, vers le « progrès » matériel et éthique de l’homme moderne – celui qu’avait enseigné l’optimiste théologie libérale du xixe siècle allemand. Le royaume que Jésus prêche n’est pas seulement intérieur ; il n’apprend pas – en tout cas pas d’abord – la sérénité, la joie, les vertus qui permettent de vivre en harmonie avec soi-même et les autres. Il permet plutôt de percevoir la crise, l’inaccompli. La configuration temporelle dans le Nouveau Testament est celle d’une tension entre une promesse, née de la foi en la résurrection du Christ, et sa réalisation ou son achèvement dans l’événement de son Retour. Elle prolonge en ce sens la conception du temps biblique dans l’Ancien Testament, qui est à rebours de toute immobilité, de tout « instant éternel ». Jésus lui-même s’inscrit dans la tradition critique des prophètes d’Israël, qui a une dimension politique incontestable13.

Quand la théologie chrétienne finit par reprendre à son compte, dans la seconde partie du xxe siècle, l’élément eschatologique et prophétique, elle devient sans surprise théologie politique, qui relie foi/espérance et justice. Ces théologies tentent en particulier de relever les défis marxistes et socialistes en articulant la promesse eschatologique de justice de Dieu et l’engagement des croyants dans la Cité humaine pour la réaliser effectivement, par un travail d’humanisation des sociétés injustes. « L’eschaton [la fin] promis est toujours aussi une remise en question critique de tous les pouvoirs qui refusent l’avenir promis par Dieu14. » Cette critique sociopolitique était fortement présente dans les théologies de la libération, qui identifiaient partiellement, au moins au début, futur transcendant et émancipation immanente des hommes aliénés et opprimés. Dans son livre phare, Théologie de l’espérance15, le protestant Jürgen Moltmann entendait lui aussi tirer les conséquences de l’« attente de la fin » qui était celle de Jésus et du judaïsme apocalyptique de son temps. Cet horizon d’attente implique qu’on ne se contente pas d’interpréter le monde, mais aussi qu’on le transforme et le sauve dès à présent, y compris dans sa dimension cosmique. Moltmann engage, dans ce contexte, un dialogue avec l’auteur du Principe espérance, Ernst Bloch, proche des marxismes utopiques16.

Autre est la perspective de Johann Baptist Metz17, un disciple du grand théologien catholique Karl Rahner, influencé par l’école de Francfort et sa critique sociale. Il rejette la privatisation « bourgeoise » de la foi, et il le fait au nom du « souvenir dangereux de la passion du Christ », dangereux au sens où la « parole de la Croix », du Dieu crucifié, dérange toutes les certitudes tranquilles, les avantages d’établissement (y compris religieux), les « désordres établis » dont parlait Mounier. Mais surtout, la « mort de Dieu » implique que le souci de justice doit s’étendre aussi aux vaincus de l’histoire, à la mémoire des victimes innocentes innombrables, dont personne ne fait mémoire dans une société de l’oubli généralisé et de l’absence de deuil. L’espérance véritable ne se limite pas aux vivants actuels et à venir : elle n’oublie pas les morts, car cet oubli obérerait l’avenir. Mais qui peut avoir vraiment mémoire des morts sinon le Dieu « des vivants et des morts » ? Une « espérance solidaire » devient ainsi un motif de théodicée. D’où aussi l’idée de katechon, de « réserve eschatologique », qui signifie, chez J. B. Metz, que l’ultime réalisation de la justice appartiendra toujours à Dieu, que toute réalisation ici-bas exige une distance critique qui empêche d’emblée toute volonté de totalisation, toute tentation de penser que l’homme serait capable de salut par lui-même, qu’il serait capable de faire sa rédemption18. L’espérance active, née de la promesse d’un avenir eschatologique d’un futur toujours ouvert, devient ainsi, paradoxalement, le rempart contre une apocalypse qui annonce la table rase de tout en proclamant que « Dieu reconnaîtra les siens » (en ignorant l’image immonde que renvoie un tel Dieu).

L’équilibre difficile

On a déjà évoqué ci-dessus la difficulté de relier l’eschatologie chrétienne à l’histoire sécularisée. Elle semble réservée à ceux qui croient. On l’aura compris : son rattachement à l’événement christique concret, voire à la personne particulière de Jésus – a fortiori à la figure du Crucifié dans la société euphorique –, rend impossible son universalisation dans une société aux croyances multiples et dans la platitude ordinaire du présentisme. Le judaïsme, qui s’en tient au Dieu unique et universel, ou l’islam, qui défend la transcendance absolue de Dieu, sont peut-être plus à même de parler à la raison et au sentiment19. Quant aux philosophes de l’École de Francfort, ils se posent finalement la question d’un « Tout Autre », ou de la vision de toutes choses à partir de la Rédemption, à partir d’une raison sécularisée qui cherche, devant la déréliction du temps, une consolation à la fois dans la mémoire juive d’une promesse de rédemption et dans les postulats kantiens de Dieu et de l’immortalité20. Mais vont-ils au-delà d’une question ou d’une nostalgie ? Il en va de même de l’interrogation, quelque peu rogue mais pertinente, adressée par Derrida à Bourdieu : le mot « prophète » ne vient pas de nulle part21 ! Mais une fois l’alerte envoyée à ceux qui se croient « au-dessus » du problème en ironisant sur les prophètes des temps modernes, on en reste là.

On voit pourtant que la réalité et les comportements eschatologiques et/ou apocalyptiques sont loin d’avoir disparu. Ils recouvrent aujourd’hui souvent ce qui se pare du nom de « radicalisme ». Les catastrophes cosmiques présentes ou à venir, si les tendances anthropocènes se confirment, l’effondrement des religions et des cultures sous l’effet de la mondialisation, des guerres et des migrations massives de populations continuent de provoquer des angoisses apocalyptiques22. Celles-ci entretiennent un climat de peur, des prédictions de malheurs à venir et, quand les circonstances s’y prêtent, des violences extrêmes et un escapisme suicidaire exhibés devant le monde stupéfait. C’est ici qu’il serait opportun de retourner à l’équilibre biblique de l’Ancien et du Nouveau Testament qui conjugue le prophétisme avec la sagesse – qui est « intelligence », discernement, et pas seulement chemin pour savoir comment être heureux, ou thérapie – et la loi – qui rappelle la limite aux exaltés de toutes sortes.

Moïse et Muhammad

On peut tenter, en laissant de côté les problèmes d’historicité et d’historiographie que posent la Bible et le Coran, une brève comparaison entre les « prophètes » Moïse et Muhammad. Tous deux répondent au « type » du prophète, envoyé de Dieu par vocation, chargé de porter et d’annoncer son message. Tous deux sont formellement mandatés : « Yahvé appela Moïse […]. Parle aux fils d’Israël : tu leur diras […]. » Dans le Coran, nombre de sourates commencent par « Au nom de Dieu le Miséricordieux plein de miséricorde », et l’impératif « Dis » ou l’adresse aux croyants à l’impératif sont très fréquents. Si « aucun prophète comparable à Moïse n’est apparu en Israël » (Exode 34, 10), Muhammad est considéré en islam comme le « sceau des prophètes », celui qui scelle la prophétie.

Rappelons seulement que Moïse est le personnage biblique le plus cité dans les trois livres (plus de 750 fois dans l’Ancien Testament, 79 fois dans le Nouveau Testament, plus de 120 fois dans le Coran, où Jésus apparaît 37 fois). Moïse est un monument qui domine la Bible juive, mais pèse aussi dans les autres traditions monothéistes. Son personnage a une stature impressionnante, que l’intuition de Michel-Ange a su parfaitement rendre dans la célèbre statue de l’église Saint-Pierre-aux-Liens à Rome, avec ses 2, 35 mètres de haut et son air sévère et hautain, figé dans « une douleur mêlée de mépris », dit Freud. Seul humain à avoir vu Dieu « face à face », son propre visage en rayonne encore (des rayons que Michel-Ange a représentés par des « cornes »). Moïse est le prophète par excellence, y compris dans le genre littéraire des grands récits bibliques du Pentateuque qui racontent sa légende. Mais il est aussi le « législateur » par excellence, l’« homme de la Loi » (titre d’un vieux western !). Ce rôle est si important qu’il prend parfois, pour ainsi dire, le dessus sur le prophète. Car Moïse législateur fédère et construit un peuple, le peuple « élu », unique en son genre, qui traversera l’histoire comme peuple sans État (Moïse n’est pas absent de la pensée du contrat social chez Rousseau1).

Muhammad aussi sera considéré comme une figure exceptionnelle, le « beau modèle à imiter », exemplaire même pour la vie la plus courante, élevé parfois plus tard au rang de « Paraclet » et désigné (dans le soufisme) comme « Lumière muhammadienne ». Chef de guerre, il a réussi à fédérer les tribus dans une oumma qui dépasse toutes les appartenances particulières, toutes les frontières nationales. Son activité législatrice est aussi très importante. Ce sont du reste des écoles juridiques qui dominent les interprétations du sens et de la pratique du Coran (et certains interprètes actuels y voient une source des difficultés de l’islam).

Sur le fond, le message des deux prophètes comporte des ressemblances mais aussi de fortes divergences. Cependant, la différence la plus radicale réside dans la forme des deux révélations. Dans la Bible, la part législatrice et éthique du prophète Moïse est en permanence prise dans la narration des événements et fait corps avec elle de façon indissociable. La prophétie de la loi n’est pas en permanence exposée à l’apocalypse, elle l’empêche même car on reste dans l’histoire. Dans le Coran, qui comporte de nombreux récits, mais dispersés, lacunaires, allusifs, le message prophétique n’est pas pris dans une trame historique narrative. Il a la forme d’un « abrupt » qui ne laisse guère de place à l’imagination figurative (et elle est conforme ainsi à la transcendance absolue de Dieu ; du reste Muhammad lui-même est largement interdit d’image alors que de droit il n’aurait pas dû l’être2). Cela confère au message prophétique une forte tonalité eschatologique, voire apocalyptique, et confirme le prophète dans sa fonction d’« avertisseur » (d’une menace de catastrophe en cas de désobéissance).

1.

Voir Bruno Karsenti, Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2012.

2.

Voir François Bœspflug, le Prophète de l’islam en images. Un sujet tabou ?, Paris, Bayard, 2013.

J.-L. S.

Bibliographie

Mohammad Ali Amir-Moezzi (sous la dir. de), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007 (art. « Eschatologie », « Prophétie », « Prophétiser »).

Cyrille Michon et Denis Moreau (sous la dir. de), Dictionnaire des monothéismes. Judaïsme, christianisme, islam, Paris, Seuil, coll. « Religions », 2013 (art. « Prophète », « Muhammad »).

Esprit, dossier « L’islam à livre ouvert », décembre 2016.

  • 1.

    C’est ce qu’on lit généralement, mais la réalité est plutôt celle « des » sens de la vie, multiples et déhiérarchisés, ou encore, très prosaïquement, du « bonheur » : « Comment peut-on être heureux ? », titrait, entre mille, Le Figaro magazine du 28 août 2015. En couverture : Luc Ferry et l’inévitable Matthieu Ricard. On se demande toujours comment des intellectuels acceptent de répondre à des questions pareilles (Julia Kristeva a aussi participé à ce numéro).

  • 2.

    Pascal Bruckner, l’Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000 ; Alain Ehrenberg, la Fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998. Bien d’autres titres des années 1980-1990 présentent les symptômes du présentisme éthique et psychologique.

  • 3.

    Parmi les « sages », André Comte-Sponville a été le principal et le plus constant représentant de la critique de l’espérance et de l’éloge de l’« instant » ; voir entre autres (avec Luc Ferry), la Sagesse des Modernes, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 278-283 et 401-425.

  • 4.

    Peter Sloterdijk, Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique, trad. Olivier Mannoni, Paris, Payot, 2016.

  • 5.

    Cyrille Michon et Denis Moreau (sous la dir. de), Dictionnaire des monothéismes. Judaïsme, christianisme, islam, art. « Prophète », Paris, Seuil, coll. « Religions », 2013, p. 557.

  • 6.

    Karl Löwith, Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire [1949 aux États-Unis, 1953 en Allemagne], trad. Marie-Christine Challiol-Gillet, Sylvie Hurstel et Jean-François Kervégan, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2002.

  • 7.

    Ibid., p. 252.

  • 8.

    Ibid., p. 17-18.

  • 9.

    Les fondateurs des Adventistes et des Témoins ont tous deux (ils ne furent pas les seuls) annoncé le retour du Christ et donc la fin des temps à des dates précises – des prévisions évidemment déçues… qui n’ont pas empêché la croissance de ces groupes. Les esprits éclairés, habitués à tirer les leçons de l’expérience, s’en étonnent, mais peut-être cette foi inébranlable, contre et par-delà toutes les expériences contraires et tous les espoirs déçus, demeure-t-elle parce que les « signes de la fin », de la catastrophe et de la déréliction, sont toujours là. Dans un livre classique, les Sectes religieuses (Paris, Hachette, coll. « L’Univers des connaissances », 1970), le sociologue Bryan Wilson classe significativement ces groupes parmi les « sectes révolutionnaires », parce qu’elles « escomptent le bouleversement total de la “loi” établie » (p. 92). Sur la différence entre apocalypse et eschatologie, je me permets de renvoyer à mon article « L’eschatologie et l’apocalypse dans l’histoire : un bilan controversé », Esprit, mars-avril 2008.

  • 10.

    Sur la peur du jugement et de l’enfer, très présente dans l’Église jusqu’au xxe siècle inclus, voir le classique la Peur en Occident (xive-xviiie siècles) de Jean Delumeau (Paris, Fayard, 1978), et, a contrario, la « délivrance » par rapport à ces représentations dans les décennies qui ont suivi le concile Vatican II (1962-1965), dans Yves Lambert, Dieu change en Bretagne, Paris, Cerf, coll. « Sciences humaines et religion », 1985 (voir les pages sur « L’enfer au diable », p. 359-364).

  • 11.

    Peter Eicher (sous la dir. de), Nouveau dictionnaire de théologie, Paris, Cerf, 1988, art. « Prophétie », p. 783. On peut même ajouter qu’avant le concile Vatican II, et encore après, l’Église catholique a souvent censuré et condamné les théologiens et autres qui disaient une « parole nouvelle ». Le modèle du prophète écarté est le père Teilhard de Chardin, avec sa tentative de repenser le sens de l’évolution (au sens darwinien) pour le christianisme.

  • 12.

    Avant de devenir le « docteur de Lambaréné », A. Schweitzer avait écrit son Histoire des recherches sur la vie de Jésus (1906), où il montrait le rôle décisif de l’« eschatologie conséquente » dans les Évangiles.

  • 13.

    Comme le rappelle Jean-Louis Ska, dans ce numéro p. 109.

  • 14.

    Jean-Yves Lacoste (sous la dir. de), Dictionnaire critique de théologie, article « Eschatologie », Paris, Puf, 1998, p. 398.

  • 15.

    Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance. Études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne [1964], Paris, Cerf, 1970.

  • 16.

    Ernst Bloch, le Principe espérance [1954-1959], t. I, II et III, trad. Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1976-1991.

  • 17.

    Johann Baptist Metz, la Foi dans l’histoire et dans la société. Études de théologie fondamentale pratique, trad. Paul Corset et Jean-Louis Schlegel, Paris, Cerf, 1979 et Memoria passionis. Un souvenir provoquant dans une société pluraliste, trad. Jean-Pierre Bagot et Johann Raikerstorfer, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 2009.

  • 18.

    Rappelons que la notion mystérieuse de katechon se trouve dans la seconde Lettre aux Thessaloniciens (2, 6-7), la plus « eschatologique » des lettres de Paul. Ce dernier y parle de quelque chose ou de quelqu’un qui « retient » l’avènement de l’Antéchrist, lequel doit précéder la parousie. Les spéculations sont allées bon train sur l’identité de ce katechon (en général, on suppose que Paul fait allusion à l’Empire romain). Mais en elle-même, l’idée de cette retenue entraîne celle d’une épée de Damoclès suspendue sur l’histoire humaine jusqu’au retour du Christ.

  • 19.

    Voir aussi la réflexion de Joseph Moing sur la « complexité » du christianisme : il « “tresse” trois choses : l’idée de Dieu, l’idée de monde et l’idée d’histoire… Ce n’est pas une religion simpliste », dans Jean Bottéro, Marc-Alain Ouaknin et Joseph Moingt, la Plus Belle Histoire de Dieu, Paris, Seuil, 1997, p. 174.

  • 20.

    Voir l’entretien avec Guy Petitdemange, dans ce numéro p. 71.

  • 21.

    Voir l’article de Jean-Claude Monod, dans ce numéro p. 52.

  • 22.

    Voir Olivier Roy, le Djihad ou la mort, Paris, Seuil, coll. « Débats », 2016.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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