Le cardinal Lustiger, une idée verticale de la religion
Mort le 5 août dernier, le cardinal Lustiger, ancien archevêque de Paris, n’a pas échappé au rituel de l’éloge sans nuances des grands hommes morts. C’est ainsi : les nécrologies ressemblent aux sermons qu’on entend maintenant lors des funérailles religieuses ou civiles, où l’on ne veut se souvenir que du « positif de la vie » du défunt.
Qui pourrait douter que le cardinal Lustiger fut une forte et puissante personnalité, avec une biographie hors du commun qu’il assuma avec détermination et hauteur ? Même si son enracinement et sa permanence dans le judaïsme, revendiqués au cœur d’une foi catholique très affichée, ont étonné à juste titre et des juifs et des catholiques, il est incontestable que sa présence a accompagné concrètement la « mémoire de la Shoah » en France, dans l’Église et même au-delà de l’Église. Sans innocenter l’Église de ce lourd passé (il est intervenu au moment du Carmel d’Auschwitz), il a souvent resitué la Shoah dans une énigme historique, voire un « mystère théologique » plus large – ce qui pouvait légitimement irriter mais donnait à réfléchir par rapport à une perception historique immédiate de l’événement, souvent vouée à la désignation exclusive des responsabilités et à l’exigence de repentance sur la poitrine des autres. On lui reprocha des prises de position dans l’espace public – ou des silences, comme lors de la violence qui accompagna l’expulsion des immigrés de l’église Saint-Bernard –, mais ses interventions furent souvent atypiques, plus d’une fois courageuses, peu « ecclésiastiques » dans la forme ; il se montra aussi capable de désarçonner les grands « médiateurs » et leurs évidences – ce qui n’est pas le cas de tout le monde.
Nous (la revue Esprit et lui) nous sommes peu rencontrés durant son quart de siècle d’épiscopat. En une occasion, il nous avait confié un texte1 et, dans les années Solidarnosc, il accepta de célébrer une messe au moment de la mort, annoncée à tort, de Tadeusz Mazowiecki. Peut-être faut-il malgré tout rappeler ici que nous fûmes les seuls à prendre publiquement sa défense quand un pamphlet assez pénible l’attaqua sur sa conversion au judaïsme2. Mais il est vrai aussi que nous avons à plus d’une reprise pris nos distances par rapport à un gouvernement plutôt raide de son diocèse et à une politique religieuse fidèle à la tradition intransigeante de l’Église.
Presque toute la presse a salué la vigueur et le dynamisme du diocèse de Paris – une opinion assez contestable, comme l’explique ici même Jean Lavergnat. Lustiger fonctionnait au système « ami-ennemi », c’est-à-dire qu’il discriminait ses relations en fonction de l’adhésion à ses idées ou des réserves à son encontre. Je ne sais pas si un différend religieux faisait à ses yeux un « ennemi », toujours est-il qu’il avait tendance à ignorer purement et simplement ceux qui n’étaient pas « avec » lui, à les éloigner ou à s’éloigner d’eux, et dans l’Église de Paris même à mettre en place ses hommes et ses institutions pour remplacer ceux et celles qu’il ne jugeait pas dans la ligne – donc « inaptes » pour les objectifs fixés, la « mission » en jargon catholique. Des prêtres parisiens qui ne correspondaient pas à son modèle sacerdotal, un séminaire ou des institutions universitaires qui ne lui semblaient pas dispenser la splendeur de la Vérité selon la forme et le contenu qu’il souhaitait, firent ainsi les frais de ce tempérament qui endossait apparemment sans broncher le rôle du juge pour discriminer entre les bonnes brebis et les brebis galeuses, comme dit la parabole du jugement (du jugement dernier !) au chapitre 25 de l’évangile de Matthieu. On lui a aussi souvent attribué une ligne directe avec Rome, assez impressionnante pour faire nommer des évêques taillés sinon à l’aune de sa forte personnalité du moins à celle de ses propres convictions théologiques et spirituelles.
Il a surpris et irrité par son interprétation des idées des Lumières et de la Révolution, en considérant que faute de reconnaître leur source – la tradition biblique et évangélique – elles portaient lointainement en germe les dévoiements et les catastrophes du xxe siècle, en particulier de la Shoah. Il a eu raison d’avoir quelque doute sur la fausse clarté des Lumières, et d’ailleurs Esprit a contribué au début des années 1980, au moment où il commençait son épiscopat à Paris, à faire connaître les côtés sombres de la « dialectique de la Raison ». De là à en tirer des conclusions aussi nettes sur des filiations théologico-politiques, il y a une sorte de pas eschatologique voire apocalyptique que nous n’aurions pas franchi – on peut adresser les mêmes griefs indémontrables au christianisme constantinien, à la philosophie de Platon, à celle de Nietzsche (le ver dans le fruit du marxisme est finalement plus convaincant…).
Demandes d’ouverture
On a souvent noté aussi sa symbiose de pensée avec Jean-Paul II, pour lequel la Vérité ne subsistait vraiment que dans l’Église catholique ; comme lui (et aujourd’hui Benoît XVI), il manifesta de la distance envers le protestantisme3. Pour une revue profane comme Esprit, même si le souci de l’Église catholique et de sa présence dans la société a longtemps été dominant, des protestants, des juifs, des agnostiques et des athées expriment leurs convictions et leurs réflexions dans une égalité de principe avec les catholiques : or le catholique Lustiger ne se retrouvait pas nécessairement dans cette configuration œcuménique. Sa filiation spirituelle était ailleurs. Même s’il était ouvert à la culture et aux auteurs mécréants du xxe siècle, il fut influencé, entre autres, par Mgr Maxime Charles, directeur du centre Richelieu (l’aumônerie étudiante de la Sorbonne) dans les années 1950, puis recteur de la basilique de Montmartre. Charles, personnalité charismatique dont Lustiger fut le collaborateur puis le successeur au centre Richelieu, était soucieux de vie spirituelle et d’identité catholique affirmée, méfiant envers les engagements politiques, distant par rapport à la Jeunesse étudiante chrétienne (Jec) certainement plus proche d’Esprit. Les frictions dites ou non dites ne manquèrent pas. En 1952, Georges Suffert (!) dénonça même dans Esprit le « totalitarisme4 » de l’aumônerie de Sorbonne (!). Après le concile Vatican II et Mai 68, Charles comme Lustiger furent irrités de leurs conséquences délétères sur l’Église, le clergé, le monde étudiant, et de l’attitude compréhensive du prédécesseur de Lustiger, François Marty. Chez Lustiger, l’expérience de la conversion, très fortement réactivée par la mémoire de la Shoah dans l’opinion publique, fut sans doute plus déterminante que celle du concile Vatican II, qui marqua tant les « catholiques de souche » de sa génération.
Est-il exagéré d’en conclure, sans paranoïa ni acrimonie, que Jean-Marie Lustiger n’attendait sans doute rien ou pas grand-chose de nous, intellectuels trop sécularisés à ses yeux, vaguement « post-soixante-huitards », aussi incertains et chancelants que Montaigne aux yeux de Pascal, bêtement héritiers de l’Église catholique ouverte et autocritique sortie de Vatican II – mais qu’il espérait tout de « penseurs » catholiques en harmonie avec ses convictions intégrales, et aussi d’intellectuels non catholiques ou désengagés du devenir de l’Église catholique, qui étaient volontiers ses commensaux et ne tarissaient pas d’éloges à son sujet ? Une admiration d’autant plus facile, certes, qu’ils n’avaient à craindre ni son rejet ni ses foudres…, comme le reconnut un jour benoîtement Jean Daniel à propos de Jean-Paul II.
Quelques jours après son décès, Jean-Luc Marion, philosophe de son cercle d’amis proches, a écrit dans Le Monde (12 août) un « Lustiger ou l’intelligence de la foi », où le « choix de Dieu » radical, vertical, abyssal, le « face-à-face permanent avec Dieu », d’une évidence absolue, donnait la clef d’une vie et de décisions libérées de ces pauvres contingences et de ces tristes médiations où sont enlisés d’ordinaire les chrétiens qui, à défaut d’avoir l’intelligence de Dieu, restent confinés dans la bêtise, « un péché contre l’intelligence de Dieu », ou dans de misérables choix à droite ou à gauche de Dieu, autant de « dérives sectaires » intégristes ou progressistes. Ou encore qui s’attardent à réclamer des « réformes qui n’ont en elles-mêmes aucune importance », « sinon celle, négative quoique réelle, de diminuer les obstacles institutionnels à la manifestation et à la diffusion de la charité du Christ ».
La fascination de la théologie verticale, de surcroît chez un philosophe catholique qui n’ignore rien des médiations complexes entre Dieu et l’homme, ou au contraire chez des gens de grands médias horizontaux et binaires par principe, m’étonnera toujours. Dévots et médiatiques se donnent la main dans le raccourci élogieux qui croit ou fait croire qu’un « grand témoin » est en relation immédiate et permanente avec Dieu en tout ce qu’il accomplit et dit – ce qui vide paradoxalement la foi des témoins de sa profondeur ou en donne une image simple pour ne pas dire simpliste. Avec des effets parfois inattendus : quand on a appris fin août que Mère Teresa, modèle de la liaison directe avec Dieu, avait connu une grande « nuit de la foi », ce fut une immense découverte et la stupeur audiovisuelle générale…
Il est douteux de laisser croire que le cardinal Lustiger se trouvait au-dessus de la mêlée : durant son long épiscopat, il a beaucoup organisé, réorganisé, remplacé, édifié à côté de l’édifié déjà là, dans une ligne intransigeante et sous une forme cassante qui n’était pas nulle part et au-dessus, ne tombait pas du ciel, pouvait se tromper comme tout le monde, et a causé de son vivant et laissé après sa mort des divisions et des ressentiments durables.
Admettons que les grands évêques doivent défendre ainsi « la vérité venue de Dieu », comme dit Bossuet, à temps et à contretemps, sans souci des hommes, de leurs opinions et de leurs sentiments :
L’hérétique est celui qui a une opinion… Qu’est-ce à dire avoir une opinion ? C’est suivre sa propre pensée et son sentiment particulier. Mais le catholique est catholique, c’est-à-dire universel ; et sans avoir de sentiment particulier, il suit sans hésiter celui de l’Église…
Pascal, Bossuet, Bloy, avant eux Augustin (encore que5…), aujourd’hui Lustiger, et beaucoup d’autres furent de cette trempe… : on peut encore les lire avec plaisir et les admirer, mais le bilan historique de l’Église intransigeante dont ils furent les hérauts n’encourage guère à rejoindre leurs combats.
- 1.
Jean-Marie Lustiger, « Quelle Europe ? », Esprit, juillet 1990.
- 2.
« Lettre ouverte à Raphaël Draï », janvier 1989.
- 3.
Voir le texte publié dans Études, décembre 2004, « L’Europe et l’œcuménisme » : il voit deux convergences se dessiner : d’une part, celle qu’il approuve, entre des intellectuels catholiques et le renouveau évangélique protestant anglo-saxon ; d’autre part, celle pour laquelle il n’a manifestement guère de sympathie, entre une intelligentsia catholique « achevant de rendre les armes devant l’entreprise de critique du christianisme », qui aboutit à « un humanisme incertain de ses convictions » (p. 641).
- 4.
Esprit, mars 1952, p. 582. Voir Emmanuel Pruvot, Monseigneur Maxime Charles, Paris, Le Cerf, 2002. L’accusation est manifestement exagérée, mais reflète l’inquiétude et l’opposition que suscitent les méthodes de Mgr Charles.
- 5.
À sa belle biographie de saint Augustin, Peter Brown a ajouté trente ans après une longue postface où il fait amende honorable avec beaucoup d’humilité savante : il montre en effet un Augustin bien plus « humain » que celui dont une certaine historiographie (dont la sienne) et une certaine tradition de l’Église avaient transmis l’image. Voir P. Brown, la Vie de saint Augustin, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Histoire », 2002.