Le transhumanisme et Teilhard de Chardin, même combat ?
« Si la Recherche envahit de plus en plus l’activité humaine, ce n’est ni fantaisie, ni mode, ni hasard : mais c’est tout bonnement que l’Homme, devenant adulte, se trouve irrésistiblement conduit à prendre en charge l’évolution de la Vie sur Terre, et que la Recherche est l’expression même (à l’état réfléchi) de cet effort évolutif non seulement pour subsister, mais pour être plus, non seulement pour survivre, mais pour supervivre irrésistiblement.
La Recherche est la forme sous laquelle se dissimule et opère le plus intensément, dans la Nature autour de nous, le pouvoir créateur de Dieu. À travers notre recherche, de l’être nouveau, un surcroît de conscience, émerge dans le Monde.
Pas de foi chrétienne réellement vive si celle-ci n’atteint et ne soulève pas, dans son mouvement ascensionnel, la totalité du dynamisme spirituel humain […]. Et pas de foi en l’Homme psychologiquement possible, si l’avenir évolutif du Monde ne rejoint pas, dans le transcendant, quelque foyer de personnalisation irréversible. En somme impossible d’aller En Haut sans se mouvoir En Avant – ni de progresser En Avant sans dériver vers l’En Haut.
Le Règne du Christ, auquel nous sommes voués, ne saurait s’établir, dans la lutte ou dans la paix, que sur une Terre portée, par toutes les voies de la Technique et de la Pensée, à l’extrême de son humanisation1. »
À lire ces lignes de Pierre Teilhard de Chardin2, on comprend sans peine qu’il puisse séduire des transhumanistes chrétiens – et même non chrétiens. On trouve surtout ces derniers aux États-Unis plutôt que dans la France laïque, même si quelques auteurs français font aussi le lien entre l’œuvre de Teilhard et la proposition transhumaniste. Le célèbre jésuite qui a voulu (ré)concilier la foi et la science se trouve ainsi embarqué dans une nouvelle aventure intellectuelle.
Destins contrastés de Teilhard
Quand ses livres, tous posthumes, commencèrent à paraître aux éditions du Seuil après sa mort en 1955, ils recueillirent d’abord un fort écho et suscitèrent même un engouement chez des scientifiques, croyants ou non, et aussi, souvent, chez le tout-venant cultivé. Même s’il fut aussi contesté précisément sur la pertinence scientifique de son œuvre, même s’il en laissa plus d’un perplexe avec son goût immodéré de l’avenir, son indéracinable éloge du progrès, son puissant optimisme, ses néologismes d’apparence gnostique, il apportait « de l’air » dans l’ambiance confinée des laboratoires ou de l’espoir devant la méfiance, voire la condamnation, de la recherche scientifique par l’Église – un encouragement à aller de l’avant « vers l’Avant » pour « dériver vers l’En Haut ».
« Il me semble que c’est une obligation fondamentale, pour l’homme, de tirer de soi et de la terre tout ce qu’elle peut donner ; et cette obligation est d’autant plus pressante que nous ignorons absolument quelles limites, peut-être très éloignées encore, Dieu a posées à notre connaissance et à notre puissance naturelles. Grandir et se réaliser le plus possible, telle est la loi immanente à l’être.
Non, le Progrès humain ne saurait, à cause de son indiscutable et légitime autonomie, être suspecté comme une Force dangereuse (toute force n’est-elle pas dangereuse ?), ou régulièrement condamné comme une manifestation et un aiguillon du Mal3. »
C’est sans doute la critique radicale du finalisme et de l’« animisme » (caractéristiques des philosophies de l’histoire, mais aussi de Bergson par exemple) par Jacques Monod4 qui sonne le reflux de ce premier teilhardisme. Ni finalité ni horloger ou architecte : du hasard, et seulement du hasard, est à l’origine de la vie et de la diversité ultérieure du vivant. C’est donc à une sorte de désenchantement que Monod convie les chercheurs et les autres, « pour la science » et la vérité de ses démarches.
Pourtant, dans les années 1980, Teilhard est de nouveau à l’honneur, convoqué comme fondement des théories du New Age. Ce dernier annonce une prise de conscience spirituelle, planétaire, un « réenchantement » holistique du monde, l’expérience possible d’une harmonie intérieure, d’une nature divinisée en nous et hors de nous, le retour des anges et des esprits… Le New Age reprend à son compte toute la tradition de siècles d’ésotérisme occidental et de présence des religiosités orientales5. C’est avant tout la notion d’« énergie », à la fois omniprésente, impersonnelle et vague dans les théories New Age, qui justifie le recours à Teilhard – lequel parlait de « l’énergie spirituelle de la Matière6 ».
Peut-être en réaction contre cette récupération par la religiosité sans frontières, Teilhard est alors devenu dans l’Église catholique avant tout un « maître spirituel », voire un auteur « mystique », c’est-à-dire un auteur capable d’éclairer et de stimuler la vie intérieure, la foi et l’espérance chrétiennes. Dans cette perspective, le Teilhard scientifique est quasiment délaissé, au profit de ses textes « religieux », tels l’Hymne de l’univers, Sur le Bonheur – Sur l’Amour et Comment je crois. Mais voici qu’à leur tour des transhumanistes se réclament de lui.
Être plus
« C’est une question de loyauté et de “conscience”, de travailler à extraire du Monde, tout ce que le Monde peut contenir de vérité et d’énergie. Rien ne Doit rester “intenté” dans la direction du plus-être7. »
Les transhumanistes ont bien sûr le droit de voir en Teilhard un précurseur intellectuel de leurs théories, une ressource pour les justifier, les interroger ou les compléter. Eric Steinhart propose ainsi un vigoureux plaidoyer en faveur de Teilhard, avançant au moins cinq raisons de l’étudier dans les milieux de la recherche et de la théorie transhumaniste, fût-elle athée8 ! Teilhard aurait traité de nombreux thèmes transhumanistes (il aurait même « défendu un usage éthique de la technologie en vue de l’amélioration humaine », « pour faire avancer l’humanité au-delà des limitations de la biologie naturelle ») ; il aurait entrevu, le premier, l’arrivée d’Internet et un système de communication globalisé ; il fut certainement aussi le premier à parler d’un progrès accéléré vers une forme de Singularité qui ferait de l’intelligence humaine une super-intelligence. Les transhumanistes feraient du Teilhard sans le savoir, par exemple avec la théorie teilhardienne du point Oméga. Transhumanisme et christianisme ne seraient pas en conflit dès lors qu’on débarrasse le christianisme, comme Teilhard l’a fait, de ses scories superstitieuses. Il serait finalement le meilleur allié dans la lutte contre le christianisme conservateur, adversaire principal de la recherche transhumaniste. Cette dernière peut trouver en lui un allié, car science et technologie jouent chez lui un rôle positif dans la construction de la Cité de Dieu ici-bas.
Rappelons que Teilhard concevait l’évolution avant tout comme un processus de complexification croissante, un continuum de mutations dues à la « loi de complexité-conscience », qui mène de la matière inanimée à la vie et de la vie à l’esprit et à la conscience (la « noosphère »). Le saut qualitatif de la réflexion signifie le déploiement de la phase d’organisation volontaire (de socialisation, où l’amour intervient comme énergie décisive) de l’humanité, phase qui elle-même mène vers l’« ultra-humain », jusqu’au point Oméga, fin ou aboutissement qui est en réalité le moteur d’une convergence croissante, l’attirance de tout le Réel vers l’« En Haut » absolu. Tout le Multiple est alors absorbé dans un Singulier unifié que Teilhard (faisant le saut de la foi) identifie avec le « Christ Oméga », un Christ de dimension cosmique, « Plérôme » ou plénitude de « Tout en tous », que saint Paul évoque au début de la lettre aux Colossiens9. Il n’est pas besoin de longues explications pour comprendre que cette « vision du monde » ait pu susciter réprobations ecclésiastiques, indignations scientifiques et spéculations débridées.
Teilhard chez les transhumanistes
Dans le corps de son article, Steinhart propose précisément une spéculation transhumaniste sur Teilhard, une sorte de transhumanisme teilhardien, en « traduisant » ses principaux concepts (complexité/conscience, point Oméga, Plérôme, noosphère…), aujourd’hui datés, dans le langage des théories de l’information récentes. On lit cependant ici des choses étranges : par exemple, selon deux scientifiques connus par ailleurs (Tipler et Barrow, cités par Steinhart), un « individu humain singulier est ressuscité quand son programme corporel commence à évoluer vers l’hyper-ordinateur formé durant le Big Crunch » (la phase de contraction de l’univers). Les mêmes donnent une interprétation informatique du point Omega de Teilhard : l’« âme » est le programme biologique (body-programm) de l’homme, et le point Oméga est un « super-ordinateur » constitué lui aussi durant le Big Crunch, à la fin des temps. Selon Tipler, « dans sa transcendance, le point Oméga est par essence une machine de Turing universelle, se programmant elle-même, avec littéralement une infinité de mémoires ». Pour Steinhart, le Plérôme de Teilhard est un « réseau d’ordinateurs infiniment complexes ».
Il s’agit donc d’une tentative pour traduire les concepts teilhardiens dans le langage de l’intelligence artificielle. Que la doctrine teilhardienne soit ainsi traduisible pourrait certes confirmer une affinité ou lui donner un air de famille avec le tranhumanisme. Force est tout de même de noter à quel point les concepts teilhardiens, qui ont été beaucoup discutés et auxquels on a reproché leur flou ou leur indétermination, mais qui donnaient du fait même à penser, sont incroyablement réifiés ou rapetissés dès lors qu’ils sont transposés dans le langage de l’informatique la plus contemporaine.
Encore la « langue source » de la traduction est-elle ici constituée par les concepts teilhardiens et la « langue cible » représentée par les mots-clefs du transhumanisme informatique récent. Si l’on renverse le processus, c’est-à-dire si l’on tente de repérer chez Teilhard l’équivalent des idées transhumanistes actuelles, la tâche devient très difficile. Un article récent sur la toile mentionnait, parmi les acquis ou les ambitions réalisables du transhumanisme, « des machines intelligentes », ou une « superintelligence », capables de surpasser « les plus brillants cerveaux humains dans pratiquement toutes les disciplines », de donner « un bien-être émotionnel tout au long de notre vie grâce à un ajustement des centres du plaisir », de proposer des thérapies géniques assurant l’« ingénierie d’un paradis de l’esprit10 ». Il y aura des « cocktails de comprimés » pour vaincre la timidité ou la jalousie, pour dominer les émotions. Aujourd’hui, certes, la colonisation de l’espace reste hors de portée financière, mais demain elle le sera et se répandra vers les milliards d’étoiles de notre galaxie, puis vers les milliards de galaxies de notre univers. D’autres thérapies géniques augmenteront considérablement la durée de vie. « Si nous pouvions scanner la matrice synaptique d’un cerveau humain et la simuler sur un ordinateur, il serait possible pour nous de migrer de notre enveloppe biologique vers un monde totalement digital (ceci donnerait une certaine preuve philosophique quant à la nature de la conscience et de l’identité personnelle). » Les corps cryogéniquement conservés pourront bien sûr être réanimés, etc.
L’auteur de ce texte n’omet pas de dire que ces possibilités positives signifient aussi celle d’une capacité d’extinction totale potentielle « de toute vie pensante ». Mais ce qui frappe, c’est qu’il semble se mouvoir exclusivement dans le cadre d’une « transcendance », au sens d’un dépassement des limites biologiques par la technique. En dépit des apparences, il ne s’agit pas d’un « être plus », mais d’un « avoir plus », de conquérir de nouveaux territoires de l’humain et de la vie matérielle. Même quand il s’agit de conquêtes psychologiques, il n’y a là nulle aspiration à un Tout autre, mais une avancée dans le Même. Des limites humaines sont levées, certes, mais à quelle fin ? Cette finalité qui, chez Teilhard, aspire toute chose vers le « Dieu qui vient », qui implique une « théogenèse » et une « christogenèse », réalisées dans et par une « cosmogenèse » et une « noogenèse » préalables.
La finalité est omniprésente et ramassée dans de multiples formulations chez Teilhard. Malgré son désir d’unité ou d’unification entre esprit et matière, demeure toujours chez lui une dualité qui se résout dans une unification par « En Haut », et sa foi en une transcendance n’est pas celle d’un dépassement de l’humain par la création de « surhommes », ni une gnose scientifique, mais la foi concrète (et humble) dans le « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, Dieu de Jésus-Christ », pour parler comme son compatriote auvergnat, Blaise Pascal. Sa ressemblance ou sa proximité avec les transhumanistes réside avant tout dans une certaine exaltation de la science, une confiance quasi illimitée en ses capacités de création positives.
« Notre Devoir d’Hommes est d’agir comme si les limites de notre puissance n’existaient pas. Devenus, par l’existence, les collaborateurs conscients d’une Création qui se poursuit en nous pour mener vraisemblablement à un but (même terrestre) bien plus élevé et éloigné que nous ne pensons, nous devons aider Dieu de toutes nos forces, et manipuler la matière comme si notre salut ne dépendait que de notre industrie. Mais […] quels que soient les progrès de la Science dans la maîtrise de la matière et dans l’art de déclencher les puissances de la vie, nous n’avons pas à redouter que ces progrès nous obligent jamais logiquement à relâcher, nous pouvons être sûrs au contraire qu’ils ne serviront qu’à tendre plus impérieusement, en nous, les ressorts de l’effort moral et religieux11. »
Que dirait-il aujourd’hui ? Qu’aurait-il répondu aux critiques de son « sur-optimisme » ? Rappelons qu’interdit de parole publique et même d’écrire dès 1926 et jusqu’à sa mort en 1955, il ne put jamais s’expliquer… Ce qui manque aux transhumanistes, qui est aussi la grandeur de Teilhard et l’origine de ses difficultés avec l’Église, c’est la dimension et la traduction cosmique de toute réalité, de la Révélation christique comme du travail de l’homme ou de la Matière. C’est aussi ce qui donne un ton et un souffle uniques à son œuvre. Il suffit de relire, pour finir, la célébration spirituelle de la Matière par cet « homme d’Église », pour ressentir combien il est loin des platitudes transhumanistes :
« Bénie sois-tu, dangereuse Matière, mer violente, indomptable passion, toi qui nous dévores, si nous ne t’enchaînons. Bénie sois-tu, puissante Matière, Évolution irrésistible, Réalité toujours naissante, toi qui, faisant éclater à tout moment nos cadres, nous obliges à poursuivre toujours plus loin la Vérité. Bénie sois-tu, universelle Matière, Durée sans limites, Éther sans rivages, – Triple abîme des étoiles, des atomes et des générations, – toi qui débordant et dissolvant nos étroites mesures nous révèles les dimensions de Dieu. […] Bénie sois-tu, mortelle Matière, toi qui, te dissociant un jour en nous, nous introduiras, par force, au cœur même de ce qui est. […] Sève de nos âmes, Main de Dieu, Chair du Christ, Matière, je te bénis. – Je te bénis, Matière, et je te salue, non pas telle que te décrivent, réduite ou défigurée, les pontifes de la science et les prédicateurs de la vertu, – un ramassis, disent-ils, de forces brutales ou de bas appétits, mais telle que tu m’apparais aujourd’hui, dans ta totalité et ta vérité. Je te salue, inépuisable capacité d’être et de Transformation où germe et grandit la Substance élue. […] Enlève-moi là-haut, Matière, par l’effort, la séparation et la mort, – enlève-moi là où il sera possible, enfin, d’embrasser chastement l’Univers12 ! »
- 1.
Pierre Teilhard de Chardin, Être plus, Paris, Seuil, 1968 (réédition Points, coll. « Points Sagesse », 2014), p. 143-144 (c’est l’auteur qui souligne et emploie des majuscules).
- 2.
Sur la réception de P. Teilhard de Chardin (1881-1955), voir Luce Giard, « Pierre Teilhard de Chardin, entre Ciel et Terre », Esprit, juin 2015.
- 3.
P. Teilhard de Chardin, Être plus, op. cit., p. 25-27. L’expression « tout ce qu’elle peut donner » sonne aujourd’hui très étrangement, bien sûr. Qu’eût dit Teilhard des nécessaires limitations écologiques ? C’est difficile à dire. La possible surexploitation de la Terre pour des raisons de maîtrise, mais aussi d’exploitation capitalistique semble étrangère à ses réflexions. Il semble davantage préoccupé, dans les années 1930-1940, par les ennemis de la science et de la technique, dont l’Église à laquelle il appartient.
- 4.
Jacques Monod, le Hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1970.
- 5.
Teilhard est en bonne place, présenté comme l’un des inspirateurs de la spiritualité du New Age, dans le livre phare et best-seller de Marylin Ferguson, les Enfants du Verseau. Pour un nouveau paradigme, trad. Guy Beney, Paris, Calmann-Lévy, 1980.
- 6.
Les tomes VI et VII de ses Œuvres complètes (Paris, Seuil, 1955-1976) s’intitulent respectivement l’Énergie humaine et l’Activation de l’énergie.
- 7.
P. Teilhard de Chardin, Être plus, op. cit., p. 25 (Teilhard souligne).
- 8.
Eric Steinhart, “Teilhard de Chardin and Transhumanism”, Journal of Evolution & Technology, vol. 20, no 1, décembre 2008.
- 9.
On pourrait dire que c’est un Christ qui récapitule, à la fin, la Nature et l’Histoire : voir Colossiens 1, 15-17 ; 2, 9-10.
- 10.
Voir la déclaration transhumaniste de Nick Bostrom, trad. Richard Gauthier, sur iatranshumanisme.com.
- 11.
P. Teilhard de Chardin, Être plus, op. cit., p. 62.
- 12.
P. Teilhard de Chardin, « Hymne à la Matière », dans Hymne de l’Univers, Paris, Seuil, 1961, p. 71-75.