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Dans le même numéro

Penser la religion

Coup de sonde

Penser la religion

Le « bruit » de la religion dans l’espace public étouffe quelque peu les échos d’une pensée plus fondamentale de la religion, de sa nature et de ses fonctions. Pourtant, cette réflexion ne cesse, malgré les vents contraires d’une société où la distance entre religion et culture croît, de se poursuivre et même de s’accentuer1. Quelques bons livres récents en témoignent.

Dans le massif des théories

Par sa taille inhabituelle, celui de C. Tarot ne correspond guère à la production éditoriale du temps présent. Par sa qualité, il surprend. Par son sujet – la religion –, il est parfaitement actuel, pour des raisons qui sont certes inégalement perçues et appréciées. Son thème – ce qu’est la religion, ses fonctions et son origine – a beaucoup intéressé dès le xixe siècle, comme une question anthropologique essentielle, et encore au xxe siècle, où des noms de grands théoriciens – Durkheim, Mauss, Eliade, Dumézil, Lévi-Strauss, Girard, Bourdieu, Gauchet… – jalonnent l’itinéraire et fournissent l’essentiel de sa matière à l’ouvrage. À chacun de ces noms sont en effet consacrées une longue présentation et une confrontation avec les autres, et chacun est exposé au jugement critique de l’auteur, qui ne cache pas affinités et réserves, lesquelles peuvent être des fins de non-recevoir – encore qu’il mêle non sans habileté l’éloge et la critique envers tous. On peut trouver un peu lourde et longue la démarche comparatiste entre des théories sociologiques, ethnologiques, anthropologiques, mais la clarté efficace de présentations qui sont autant d’introductions aux auteurs en question, la profondeur et la justesse des questions posées, l’entrain des confrontations, l’allant de l’auteur qui a le goût et le sens des formules font que son ouvrage, peut-être (trop) gros, n’est pas ennuyeux. Ses thèses, très argumentées, sont résumées et mises en rapport à la fin du livre (p. 857-865) en soixante-dix-neuf propositions – mais il ne faut pas se cacher que sans la lecture de ce qui précède, elles paraissent bien abstraites.

À propos de…

Camille Tarot, le Symbolique et le sacré. Théorie de la religion, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2008, 911 p., 39 €.

Henri Hatzfeld, Naissance des dieux, devenir de l’homme. Une autre lecture de la religion, Presses universitaires de Strasbourg, 2007, 197 p., 19 €.

Giovanni Filoramo, Qu’est-ce que la religion ? Thèmes, méthodes, problèmes, Paris, Cerf, 2007, 353 p., 44 €.

On peut les résumer encore, en simplifiant mais sans falsifier, me semble-t-il, en disant que l’auteur poursuit à la fois un objectif intellectuel à travers une lecture de théoriciens importants et moins importants (on trouve aussi Granet, Debray, Dubuisson et surtout Scubla), et qu’il soutient une conviction : en France, dans la recherche sociologique (de sociologie générale), ethnologique, anthropologique, le religieux a fait et est depuis trop longtemps l’objet d’une méconnaissance infondée et dommageable – tout simplement parce qu’elle ne correspond pas à l’importance de la religion comme fait social. C’est une histoire négative qui a commencé avec les Lumières et s’est poursuivie au xixe et au xxe siècle, pour réduire en quelque sorte la religion à « rien » au profit du « tout économique », du « tout politique », puis du « tout symbolique » et aussi du « trop occidental », enfin jusqu’à l’« inexistentialisme » structuraliste dont Lévi-Strauss est, pour la religion, le modèle. En France surtout, l’ignorance du fait religieux s’est accrue parce qu’elle s’est pour partie confondue avec le combat politique de la laïcité contre le catholicisme – ce qui n’a pas arrangé les choses pour la théorie, car le catholicisme est devenu inconsciemment « le » modèle, dit ou non dit mais de toute façon déprécié, du religieux, celui qui sert d’étalon pour valoriser les autres religions et dénoncer l’ethnocentrisme occidental, ou encore celui qui est projeté sur les autres pour les déprécier ou les faire disparaître. Côté ethnologie, Lévi-Strauss, on vient de le dire, reste indépassé de ce point de vue dans la mesure où le sacré, chez lui, semble littéralement sans importance, noyé et effacé dans le « symbolique » (tel qu’il l’entend). Tarot discute longuement et critique sans ménagement cette évacuation, et il a des mots très sévères, à ce propos, sur le structuralisme en général des années 1950-1970 – qui a constitué une césure considérable mais illégitime dans la tradition de la recherche en matière religieuse – en l’excluant tout simplement. Côté sociologie, c’est essentiellement Bourdieu qui a joué le rôle de fossoyeur intellectuel, bien que sa contribution réelle à la théorie de la religion se réduise à un texte assez bref – mais il est très cité par la recherche sociologique (« Genèse et structure du champ religieux », qui précisément en reste à une image très ethnocentrique de la religion, identifiée avec une classe de spécialistes accaparant le pouvoir magique et défendant des intérêts de pouvoir).

On peut trouver un autre mot que « religion » si on l’estime trop ethnocentrique. C’est ce qu’on a fait depuis Durkheim notamment, avec sa division sacré/profane (le sacré englobant la religion). Mais le sens vaste et vague du mot « sacré » a aussi ses limites. Contrepoint de la critique de Lévi-Strauss, Bourdieu et quelques autres : Mircéa Eliade, représentant par excellence de l’histoire des religions, de l’Homo religiosus, l’homme des sociétés traditionnelles qui baigne dans le sacré sous toutes ses formes, est plus sévèrement traité encore que les critiques de la religion à cause de sa métaphysique naturaliste du sacré, où les sociétés effectives et concrètes disparaissent. Même si Tarot rappelle aussi, à plusieurs reprises, la richesse du matériau anthropologique rapporté par Eliade, ce dernier cherche, prône et pratique théoriquement le « tout sacré », dans un brouillage général des contenus et des notions, davantage décrits à travers des approches phénoménologiques qu’analysés dans une démarche structurale ou systématique : le « tout sacré » (divin, sacrifices, hiérophanies, archétypes…) purement positif servant d’aune pour juger de la bonne et de la mauvaise condition humaine ; dans cette perspective, le moderne est, forcément, sur la mauvaise pente. Les auteurs et les théories qui ont la faveur de Tarot, même s’il émet des avis favorables et parfois moins favorables sur tous, s’appellent Durkheim – qu’il réhabilite avec force, au nom de la centralité sociale du religieux –, Mauss – qui représente, au moins par la démarche et le projet, moins par l’apport effectif en matière religieuse, l’approche la plus pertinente –, Gauchet – qui, conséquence de sa théorie d’une « religion pleine » aux origines, réconcilie paradoxalement la modernité avec la religion dont elle sort –, et surtout Girard – dont la religion comme rempart contre la violence semble la théorie la plus convaincante. Si Tarot évoque certes, mais sans les commenter longuement, les critiques contre ce dernier, il semble en fin de compte préférer retenir le centre de la théorie et laisser de côté l’accessoire – comme, entre autres, l’idée des vérités scientifiques que contiendrait la Bible…

La dernière partie du livre revient sur les fonctions de la religion à partir de ce que les auteurs cités ont produit de plus pertinent, en le redéployant de manière personnelle y compris dans le vocabulaire employé (la religion comme « modèle », ses fonctions « pharmacologique » = thérapeutique, politique, « xénologique » = comme rapport à l’autre, « dorologique » = ses liens avec le don…). L’auteur pose l’hypothèse d’une « religion pure, système symbolique du sacré ayant son départ par en bas dans le mécanisme du bouc émissaire » – le bouc émissaire aux origines de la religion selon Girard pouvant être, en l’occurrence, symbolique voire fantasmatique (il paraît en tout cas plus convaincant aux yeux de notre auteur que le meurtre primitif du père chez le Freud de Totem et tabou). La pierre de touche durkheimienne qui vérifie la théorie de Tarot (et d’ailleurs, tout au long du livre, la pertinence des autres théories) demeure la place sociale accordée à la religion – c’est-à-dire aussi la place de la société dans sa naissance et ses fonctions. Le sociologue donne peut-être ainsi la primauté à son objet de prédilection, mais il faut reconnaître qu’il justifie fortement son option en ne lésinant pas sur de longs commentaires critiques accordés à ceux qui pensent différemment.

On peut reprocher à ce gros livre des longueurs, un excès de didactisme parfois, son abstraction, mais il vient à son heure. En le lisant, et bien qu’il ne s’occupe nullement (ou très peu) de notre situation religieuse contemporaine, on comprend très bien l’incompréhension actuelle de beaucoup de contemporains devant le (réel ou prétendu) « retour du religieux ». Car cette incompréhension, souvent relayée par les médias, est en effet fortement soutenue par des idées. Malgré des exceptions qu’on pourrait citer, la doxa ou la pensée dominante en philosophie et en sciences humaines en France et en Europe dans la seconde moitié du xxe siècle mais aussi déjà avant, en fait dès les Lumières françaises, a bien souvent été que le religieux représente un fait social secondaire, pour ne pas dire tertiaire ou quaternaire. La sécularisation sur le terrain, la laïcité transformée trop souvent en idéologie ou, comme aujourd’hui, en sésame pour résoudre les questions de société brûlantes (sans jeu de mots par rapport aux banlieues…) ont accrédité l’idée de l’inexistence de la religion au sens où l’on dit d’un joueur qu’il est inexistant sur le terrain…, à moins qu’elle serve de bouc émissaire (!) universel des maux dont souffre la société (à propos du « communautarisme » par exemple). Sans compter l’énorme synthèse qu’il propose de ce qui a été pensé en France au xxe siècle sur la théorie de la religion dans les sciences sociales, cet ouvrage a l’avantage de refuser courageusement le prêt-à-penser courant sur ce « fait social total » qu’est depuis toujours et partout la religion. Une chose est l’intérêt personnel qu’on y porte et les sentiments qu’elle provoque, une autre est la juste place qu’elle devrait occuper dans l’ensemble des phénomènes sociaux, et que la recherche en sciences humaines a le devoir d’observer sans préjugés.

Objectivité et empathie

La « neutralité axiologique » est certainement la condition la plus nécessaire pour l’étude de tout objet de science humaine. Exclut-elle toute empathie ? C’est douteux. Compte tenu des passions qu’elle suscite depuis longtemps, la religion a sans doute besoin des deux – de l’objectivité et de l’empathie – pour être correctement analysée et comprise. À cet égard, la conclusion personnelle mais remarquablement areligieuse de Lévi-Strauss aux quatre tomes des Mythologiques explique peut-être malgré tout, au moins partiellement, pourquoi l’ethnologue a exclu si radicalement le champ religieux de son approche du symbolique. Dans le petit essai très personnel qu’il consacre à la « naissance des dieux » et au « devenir de l’homme », Henri Hatzfeld (longtemps professeur de sociologie à Nancy2) commence par là : passé de la foi à l’agnosticisme ou à l’incroyance, il revendique de conjuguer l’objectivité et l’empathie, et le pari est réussi. Rejetant tout recours aux vieilles théories du xxe siècle – trop lourdes, trop abstraites, peu convaincantes – dont se délecte Tarot, son livre d’apparence modeste reconstruit avec beaucoup de finesse logique la naissance concrète de la religion – d’une tradition ou d’un langage rituel et mythique (« légendaire ») à un « imaginaire institué ». Il faudrait dire ici les raisons de son éloignement de divers auteurs évoqués ci-dessus : d’Eliade (le sacré est un mot vague et fourre-tout, un « rhabillage du Bon Dieu »), de Lévi-Strauss (sur la non-importance de la religion dans les sociétés), de Girard (pas un mot sur la violence mimétique à conjurer ; au contraire, la fonction de la religion est d’« ennoblir » la vie humaine ; sa violence trop visible vient de son osmose profonde avec la vie sociale des hommes), de Bourdieu (des intérêts de pouvoir fondamentaux et des occultations se jouent dans la religion, mais Hatzfeld n’en a pas une vision maléfique)… Tout au long du livre, à l’encontre des visions critiques passéistes du fait religieux, Hatzfeld défend une vision dynamique de la religion, de sa « puissance créatrice », de son imaginaire institué qui est en réalité fortement instituant, ce qui explique aussi finalement sa capacité de résistance et de renouvellement face aux oppositions – même si l’on peut et si l’on doit parler d’autonomie et de séparation des modernes, mais ce serait une grande illusion d’envisager une expulsion de la religion dans l’avenir. Le christianisme dans sa version protestante est fortement présent à l’arrière-plan, sans exclure des exemples tirés d’autres cultures mais également sans que les primitifs constituent le point de départ ou le passage obligé. On pourrait dire que l’auteur assume sans complexes ses origines et sa proximité – occidentale, chrétienne, réformée – pour proposer une vision « universelle » et pourtant différenciée de la religion. Laquelle ne rime pas avec transcendance : les dieux qu’elle invente n’ont pas de rôle autre que l’« invention de nous-mêmes ».

Si divergents soient-ils, ou à cause de ces différences, Tarot et Hatzfeld méritent tous deux d’être lus. Le livre de Giovanni Filoramo n’est pas la synthèse, mais il a l’avantage d’offrir une palette touffue et consistante des thèmes, positions et questionnements anciens et actuels autour du religieux, et aussi des thèses personnelles sur nombre de problèmes évoqués ci-dessus (parmi les objets abordés : la religion et les défis de la postmodernité, les origines de la « science » des religions, la question du sacré, les sciences des religions aujourd’hui, les types, les fonctions, la violence de religion, politique et religion…En annexe, une analyse rapide, par plusieurs auteurs, de quelques mots basiques : divination, sacrifice, magie, mythe, prière, rite, symbole). Filoramo déploie un savoir peu commun de « science religieuse » sur tous ces thèmes, il montre la diversité incroyable des questions suscitées par l’observation et la réflexion sur les religions ; il ouvre aussi lui-même d’innombrables pistes de réflexions, au risque, parfois, de traiter de manière assez peu limpide des questions essentielles (voir ce qu’il dit du sacré). Par rapport aux deux auteurs précédents, on remarque que ses insistances et ses préférences sont encore ailleurs. Il tient beaucoup à s’inscrire dans la tradition des « sciences des religions », autrement dit celle des approches critiques de la religion par les sciences humaines depuis Durkheim notamment (histoire, psychologie, sociologie, anthropologie, ethnologie…), hors de toute référence confessionnelle. Il ne cache pas sa volonté de se dégager du poids – conscient ou inconscient – de l’Église catholique en Italie sur la recherche, ou la neutralité de la recherche en matière religieuse. Et on le comprend aisément, même si l’approche pertinente des religions n’en est pas forcément aussi clarifiée qu’il le suggère – comme le montrent amplement les réflexions des auteurs précédents, qui ne partent pas avec ce handicap.

Jean-Louis Schlegel

Librairie

Paul Ricœur, VIVANT JUSQU’À LA MORT suivi de FRAGMENTS. Préface d’Olivier Abel, postface de Catherine Goldenstein. Paris, Le Seuil, 2007, 154 p., 14 €

Cet ouvrage posthume de Paul Ricœur, publié par les soins de Catherine Goldenstein, regroupe deux textes rédigés, ou plus exactement griffonnés, à des périodes différentes. Le premier intitulé par les éditeurs « Vivant jusqu’à la mort » a été commencé en 1996 puis laissé de côté. Le second est le fruit d’une rédaction entreprise par Ricœur onze mois avant son décès et se présente selon les indications explicites de l’auteur comme les pièces éclatées de « Fragments ».

Dès que ce livre est paru, je l’ai lu avec émotion comme le cadeau supplémentaire d’un philosophe généreux dévoilant l’intimité d’un authentique « existant », pour parler à la manière de Kierkegaard, tout en reculant le moment d’en rendre compte. Pourquoi ? Peut-être parce que je n’avais pas fait le deuil de la disparition du penseur et probablement parce que la publication de documents à l’état brut, retrouvés sur un bureau sans consignes formelles de publication posthume, m’avait placé dans la position inconfortable d’une sorte d’indiscrétion malgré les explications d’Olivier Abel dans sa belle préface pleine de délicatesse sur ce « témoignage précieux, intentionnellement laissé par l’auteur » (p. 8) et la postface elle aussi très respectueuse de Catherine Goldenstein qui s’appuie sur une distinction de Ricœur entre le « temps de l’écriture séparé par la mort du temps de la publication posthume » (p. 145). En outre, le contenu même de ces textes (la vie, la mort, la foi, l’espérance) n’évoque pas de frivoles interrogations. Voici que Ricœur s’affronte à visage découvert à ce qui touche au plus vif de l’expérience humaine et qu’il oblige le lecteur à effectuer pour son propre compte le même questionnement, non moins exposé, ce qui peut provoquer une sidération temporaire.

Mais une fois levés les scrupules certainement excessifs d’une effraction du domaine privé et passé aussi le temps du deuil, on découvre dans ces esquisses la fraîcheur native, suggestive et tonique propre aux ébauches rédigées au plus près de la source d’inspiration. Il y a dans ces brouillons comme une force rétroactive éclairant certains aspects de l’œuvre de Ricœur, ce que souligne la remarquable et concise mise en perspective d’Olivier Abel.

Dans ses notes, Ricœur avait donné comme titre à la première partie « Jusqu’à la mort. Du deuil et de la gaieté » que les responsables de l’édition ont pu légitimement condenser avec l’expression « Vivant jusqu’à la mort » proposée par Ricœur lui-même dès les premières lignes du traité et qu’il reprend dans le fragment consacré à Derrida (p. 130). Il s’agit de faire le « deuil d’un vouloir-exister après la mort » et de promouvoir « la gaieté jointe à la grâce espérée d’exister vivant jusqu’à la mort » (p. 35). Qu’est-ce que la gaieté sinon cette « insouciance » qui colore « la joie de vivre jusqu’à la fin » (p. 39) ? Une autre raison, rappelée en note (p. 140), justifie l’intitulé choisi, c’est l’usage de la formule que l’on trouve dans la Mémoire, l’Histoire et l’Oubli : « Vivant jusqu’à… et non pas pour la mort » (p. 466), formule délibérément non heideggérienne, « énigmatique et mémorable » selon Frédéric Worms qui l’avait repérée et analysée dans la revue Esprit3.

Pour Ricœur, la puissance de la vie n’est pas détachable de la puissance de la croyance en la vie.

Et Catherine Goldenstein a été bien inspirée de nous faire le don de ce billet à la fois pathétique et admirable rédigé par Ricœur quelques semaines avant sa propre mort et adressé à une amie qui allait mourir elle aussi peu de temps après :

Du fond de la vie, une puissance surgit, qui dit que l’être est être contre la mort. Croyez-le avec moi.

(p. 144)

C’est le même fil conducteur que l’on suivait en l’an 2000 dans un texte de facture théologique mais aisément compatible avec l’éthique séculière, au moment exact où Ricœur publiait la Mémoire, l’Histoire et l’Oubli. Il avait intitulé sa contribution à une soirée de réflexion sur les soins palliatifs : « Accompagner la vie jusqu’à la mort4 » et l’avait conclue par le conseil suivant :

Veiller à égayer la pensée de la mort par l’accueil de la naissance et une salutation adressée à tout ce qui grandit et croît autour de nous.

L’intérêt de Ricœur pour les soins palliatifs l’avait conduit alors à mesurer avec acuité le chemin aussi étroit qu’indispensable que ceux-ci devaient emprunter, menacés par les deux écueils symétriques de l’acharnement thérapeutique et de l’euthanasie. Dans l’ouvrage posthume, on apprend que le docteur Lucie Hacpille, figure engagée des soins palliatifs, avait joué un rôle dans la méditation de Ricœur sur la mort, à l’occasion de l’accompagnement du couple lors des derniers mois de Simone, l’épouse décédée en janvier 1998 (p. 138-139) ce qu’atteste, par exemple, la notation suivante :

Tant qu’ils sont lucides les malades en train de mourir ne se perçoivent pas comme moribonds, comme bientôt morts, mais comme encore vivants, et cela, ai-je appris de Mme Hacpille, encore une demi-heure avant de décéder. Encore vivants, voilà le mot important.

(p. 42-43)

Les pages sur la Résurrection, résolument distinguée de l’imaginaire de la survie, sont certes d’une brièveté frustrante, mais l’allusion explicite de Ricœur à un échange avec Olivier Abel (p. 83) sur ce terrain trouve un éclairage dans la préface de ce dernier (p. 17-21) qui tombe à point nommé et appellera certainement des développements. Preuve supplémentaire de la fécondité posthume de l’œuvre.

Les fragments qui composent la deuxième partie de l’ouvrage sont par nature disparates, parfois limpides, par exemple quand Ricœur se défend d’être un philosophe chrétien (p. 107-108), souvent troublants, ainsi lorsqu’il s’interroge abruptement sur son christianisme : « Suis-je encore chrétien ? » (p. 31), toujours stimulants comme lors de ses interrogations sur l’adhésion distinguée de la foi immédiate (p. 104-106). Sans en exagérer l’importance, la publication de ces textes inachevés est bienvenue.

Jacques Ricot

Ian McEwan, SUR LA PLAGE DE CHESIL. Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2008, 149 p., 16, 90 €

La plage évoquée dans le titre projette le lecteur sur la côte sud de l’Angleterre, dans le comté de Dorset. Sur ce littoral long de trente kilomètres, la nature, par l’action conjuguée du vent et de la pluie, a disposé 180 milliards de galets selon leur taille et leur texture, chacun ayant une place bien définie tout en participant de l’ensemble.

Ainsi en est-il des deux héros : en 1962, Edward et Florence, jeunes, instruits et vierges, vont affronter une nuit de noces calamiteuse à la fois parce qu’ils sont englués dans les méandres de leur histoire singulière et captifs des interdits de leur époque.

Ian McEwan, avec Julian Barnes et Martin Amis, fait partie de cette génération qui, née à la fin des années 1940, renouvelle l’écriture du roman de langue anglaise à travers le questionnement des textes, le mélange des genres, des périodes, des styles et le réalisme de la critique sociale.

Après une jeunesse itinérante en Asie, en Allemagne et en Afrique du Nord, au gré des affectations de son père, militaire de carrière, Ian McEwan quitte sa famille pour devenir pensionnaire en Angleterre à la Woolverstone Hall School. Suivent l’université du Sussex et surtout celle de East Anglia où, comme Kazuo Ishiguro, il suit le cours pionnier d’écriture initié par Malcom Bradbury.

Ian McEwan rencontre très rapidement la faveur tant des critiques que du grand public : en 1976, son premier recueil de nouvelles, Premier amour, derniers rites5, obtient le prix Somerset Maugham ; le roman l’Enfant volé6 est couronné du prix Fémina étranger en 1993 ; Amsterdam7 reçoit le Booker Prize en 1998 ; Expiation8 s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires en Grande-Bretagne et a été adapté au cinéma en 2007.

Sur la plage de Chesil condense l’univers de Ian McEwan : la sexualité, l’appartenance sociale, les liens familiaux, les repères culturels habitent les cinq chapitres serrés de ce récit qui décortique quelques heures cruciales dans la vie de deux jeunes gens et les articule autour de trois moments : un dîner traditionnel anglais dans un hôtel géorgien face à la Manche, la consommation ratée de leur mariage dans la suite nuptiale et, sur la plage, une discussion âpre suivie d’une étrange proposition. Deux retours en arrière s’intercalent pour raconter leur rencontre fortuite à Oxford lors d’une réunion pour le désarmement nucléaire et survoler les années qui l’ont précédée.

Ian McEwan orchestre finement une parodie de dialogues sur fonds social et rend palpable le désarroi tragique qui résulte de leur impossible réconciliation. Edward et Florence ne parviennent pas à connaître un plaisir physique partagé car leur relation, construite sur des leurres, ne peut ni vaincre les tabous victoriens ni briser les barrières sociales.

Leur échec les fait basculer dans une vie autre et souligne la fragilité extrême de toute relation humaine. La ligne de partage entre épanouissement et repli sur soi est infime et Ian McEwan excelle à en faire résonner le point de déséquilibre, conduisant le lecteur à s’interroger sur ses propres moments de rupture.

La prégnance souterraine de tout ce qui les sépare empêche Florence et Edward d’affronter le malentendu à l’origine de leur union et les conduit à ignorer leur seul lien véritable, ce rapport délicat au corps, cette conversation impossible sur la sexualité.

Ian McEwan effleure les sujets, loin de la violence et de la délectation morbide qui lui ont valu le surnom de Ian Macabre. Dans Premier amour, derniers rites, il décrit méticuleusement viols et meurtres : un jeune garçon de quatorze ans commet l’inceste avec sa petite sœur Connie afin de se préparer au rendez-vous que son meilleur ami Raymond a organisé avec une prostituée. Sur la plage de Chesil ne fait que suggérer une relation incestueuse : au moment même où, résignée, elle s’apprête à accepter les caresses de son époux, Florence se revoit à douze ans dans la cabine exiguë du bateau face à son père Geoffrey qui se déshabille.

La lourdeur de l’héritage familial et l’innocence de l’enfance sont au cœur de l’œuvre romanesque. Le Jardin de ciment9 décrypte avec brutalité les agissements diaboliques d’une fratrie de quatre orphelins livrés à eux-mêmes dans le huis clos d’un jardin. Sur la plage de Chesil trace en demi-teintes l’univers familial d’Edward : par touches successives, Ian McEwan évoque l’atmosphère étrange de la maisonnée, le comportement insolite des parents avant d’expliciter un secret pesant : à quatorze ans, Edward apprend de son père que, suite à un accident de train, Marjorie, sa mère, est mentalement dérangée.

Ian McEwan distille les informations avec lenteur, sans parti pris. Les faits sont suffisamment éloquents pour que tout jugement soit superflu. Edward et Florence sentent confusément l’ébullition environnante mais la confondent avec le fait de se vouloir amoureux.

Leurs références sociales les éloignent : Edward, élevé dans un petit village de l’Oxfordshire, appartient à la classe moyenne basse, n’a jamais voyagé ni dormi dans un hôtel, ne fait pas la différence entre un croissant et une baguette de pain alors que Florence, qui a grandi à Oxford, est issue d’un milieu favorisé avec un père industriel et une mère philosophe. Leurs ambitions restent antinomiques : Edward, étudiant en histoire à Londres, rêve d’écrire des monographies, se contente de petits emplois alimentaires et finit par accepter un poste dans l’entreprise de son futur beau-père, tandis que Florence, violoniste de talent et membre fondateur du quatuor Ennismore, est déjà engagée dans une carrière et promise à un bel avenir.

Hermétiques au caractère fallacieux de leur relation, Florence et Edward confondent mariage et libération. L’idée revient comme un leitmotiv, relayé par un contexte culturel trouble : l’enjeu du mariage serait de se libérer mutuellement, de faire oublier cette faute grave que représente la jeunesse, de devenir un acteur responsable de ses choix.

Mais encore faut-il réussir le rite de passage, la nuit de noces. Sur ce point aussi, les aspirations et les expériences des deux jeunes gens divergent, tant leurs faiblesses singulières reflètent la société anglaise de l’époque. Florence, qui n’a pu que consulter un petit manuel, ressent un dégoût profond pour tout ce qui a trait à l’acte, le vocabulaire comme les gestes ou la pensée même ; Edward, adepte du plaisir solitaire, s’impose l’abstinence afin d’être fin prêt, le moment venu.

En miroir se trouvent annoncés les bouleversements culturels et politiques à venir : la pilule, la liberté des mœurs, la marijuana, les revendications idéologiques nouvelles sont autant de promesses qui bouillonnent déjà dans les esprits.

La tension naît de l’absence de commentaires, de l’observation passive érigée en règle absolue. L’aspiration légitime à connaître l’issue de la nuit de noces est sans cesse endiguée par l’épaisseur de la narration. Fidèle à sa réputation d’écrivain pointilleux, Ian McEwan réussit, en quelques mots précis comme découpés au scalpel, à bloquer le déroulement de l’action. Il joue avec la structure des phrases, l’ampleur des digressions, la description détaillée des paysages, le choix méticuleux du vocabulaire pour qualifier une couleur ou préciser une senteur. Il multiplie les décalages, bouscule la progression du récit, impose des changements de rythme incessants : il peut brutalement lancer des affirmations – Edward se méfie de ses emportements ; Florence fait corps avec son violon –, pour les négliger aussitôt puis y revenir ultérieurement à travers une anecdote – Edward qui se bat pour défendre son camarade Mather ; Florence qui impose sans hésitation ses décisions musicales au quatuor Ennismore.

Ian McEwan resserre le temps de ses romans : le scénario d’Expiation couvre plusieurs années ; l’intrigue de Samedi10 se passe en une journée ; l’action de Sur la plage de Chesil se déroule en quelques heures. Cette concentration permet d’isoler le moment décisif dans le cours d’une vie. Le reste n’est qu’anecdotique : dans les dernières pages du livre qui, rapidement, à grands traits, comme pour se débarrasser au plus vite de l’exercice, résument le parcours des protagonistes après leur nuit de noces ratée, Ian McEwan prête cette pensée à Edward :

Il lui semblait que le résumé de son existence prendrait moins d’une minute, tiendrait en moins d’une demi-page11.

Le talent de Ian McEwan est de forcer la patience du lecteur en prolongeant l’énigme, en refusant tout jugement. Sa force est de lui faire ressentir la beauté extrême de cet instant où tout se décide.

Sylvie Bressler

Gérard Guégan, MONTAGNE-SAINTE-GENEVIÈVE, CÔTÉ COUR. Champ libre 2 (1972-1974). Paris, Grasset, 2008, 512 p., 21, 90 €

Écrire, éditer : longtemps Gérard Guégan mena de front ces deux activités puisqu’il dirigea de 1969 à 1974 les éditions Champ libre, qu’il avait créées avec l’impresario Gérard Lebovici puis, de 1975 à 1979, les éditions du Sagittaire, sous l’égide de Grasset et Fasquelle. Le récit en trois volumes et une multitude de tableaux des bagarres d’un temps où l’on croyait possible, par le livre, de changer le monde, forme une incomparable « histoire subjective des années soixante-dix ».

Commençant par le dernier volume, superbement illustré12, Guégan avait astucieusement placé en épigraphe la prédiction de Valéry, déjà utilisée par de Gaulle :

On verra se développer les entreprises de peu d’hommes choisis, agissant par équipes, produisant en quelques instants, à une heure, dans un lieu imprévus, des événements écrasants.

Ce fut ensuite Cité Champagne, premier tome de la chronique de Champ libre13. La trilogie se termine étrangement par le second, qui porte le nom de la rue en pente où la maison d’édition s’installa en 1972.

Avec Gérard Lebovici, alors sur le point de fonder Artmedia, la plus grande de ses agences, Guégan avait imaginé Champ libre, « une nuit de mai 68 », afin de poursuivre, dit-il, « l’émeute par la voie du verbe, poétique ou guerrier », ce qui impliquait de « dépenser l’argent des nantis en poussant les rêveurs à réclamer l’impossible14 ». Dans le rôle du nanti, Lebovici amorçait un spectaculaire numéro de dédoublement15.

La liste des auteurs publiés de 1972 à 1974 dissuadera les futurs historiens de la littérature, dégourdis par des panoramas qui n’ont rien d’impartial, de crier au gaspillage : Burroughs, Gracián (écrivain du côté cour), Pessoa, Chklovski, Boulgakov (à défaut de Gombrowicz), Pilniak (sans verser de droits à l’Union des écrivains soviétiques), W.C. Fields, Michel Delahaye (L’Archange et Robinson font du bateau).

L’ultragauchisme trouvait son compte dans la Révolution, de Gustav Landauer, selon qui Guégan souligne que « la beauté de l’utopie […] tient moins à ce qu’elle dit qu’à sa manière de le dire », ou dans la Bande à Baader, qui attira l’attention de Dominique de Roux.

Entre la Jungle nue, de Philip José Farmer, et une œuvre de Hegel, Guégan glissa son opus n° 1, la Rage au cœur, aussitôt salué par Bertrand Poirot-Delpech. À Rigodon (trop d’émotion tue l’émotion), à Guerre et paix, son héros Paul Le Goff préfère Noé, l’immense épopée marseillaise de Giono, ou Clausewitz, ou le De Gaulle de Vers l’armée de métier ou Fureur apache, le film de Robert Aldrich. Pareille séquence, quatre à cinq ans après 1968, s’apparente davantage à la marche du cavalier qu’à un arrêt sur image pour cause de bilan.

De Clausewitz, Champ libre publia Campagne de 1814 et Campagne de 1815 et leur adjoignit en renfort Comment faire la guerre, textes de Napoléon rassemblés par Yann Cloarec.

On apprend, dans Montagne-Sainte-Geneviève, côté cour, comment plusieurs de ces livres furent projetés, conçus, réalisés. On assiste à des rencontres avec des auteurs. On a vent de projets avortés ou transportés sous une autre enseigne. Ainsi surprend-on un entretien avec le séduisant bluffeur Pierre Herbart, s’interroge-t-on sur les détonantes recettes de The Anarchist Cookbook, entre les pages duquel une précieuse lettre de Lebovici à Guégan disparaît, et voit-on s’attarder, outre Andy Warhol, les Marseillais Jean-Patrick Manchette et son aîné Jean-Jacques Schuhl. Comme celui-ci veut savoir ce que son interlocuteur pense de l’assassinat de l’éditeur Feltrinelli, Guégan le renvoie à quelques lignes de sa Rose poussière.

L’idéal eût été que le patron d’Artmedia se bornât à financer. Le directeur littéraire, en bon capitaine, allait souvent déjeuner et les autres salariés, les marins, ne s’emparaient pas du navire. (De cet équipage, détachons Raphaël Sorin, bonze impavide en imperméable mastic, Michel Pétris, traducteur, Alain Le Saux, dessinateur, dont le lecteur appréciera une vingtaine de couvertures que ne dépare pas, sur l’objet que nous parcourons, celle de son frère Philippe Corentin.) Ce fut l’armateur qui empiéta sur le travail d’autrui. Il en avait les moyens et la tentation. Il trouva en Guy-Ernest Debord un allié d’autant plus précieux que, selon Guégan et à la différence de celui-ci, il l’absolvait de « son moyen de s’enrichir sur le dos des artistes ».

Le refus de Guégan de retoucher les Irréguliers (qui parurent l’année d’après chez Lattès) fut une autre cause de la rupture. Elle précède de dix bonnes années l’assassinat de Lebovici. Une atmosphère d’intrigue policière, de duel qui couve entre amis (leurs fêtes font du ramdam jusqu’à Amsterdam), n’en imprègne pas moins leurs rapports. Elle tient à la trouble personnalité de l’impresario, dont Jacques Mesrine devint l’idole. Et à une sorte de mimétisme contrarié entre deux partenaires qui ont des goûts communs, mais dont celui qui est riche et qui porte le même prénom (ce qui facilite les jeux de miroir), s’étonne que le directeur littéraire s’intéresse (par exemple) à Marc Bernard, dont il n’a jamais entendu parler.

– Tu sais, on arrêterait Champ libre que je ne…

– Tais-toi. Si Champ libre s’arrêtait, je meurs et tu meurs.

– À combien de petits verres en es-tu ?

– On parle d’amitié, Guégan, tu comprends ?

– À la vie comme à la mort, c’est ça que tu veux ?

– Exactement. Merci, en tout cas, de tout ce que tu feras.

– Les amis ne se remercient pas, ils s’étreignent.

– Western ?

– La vie n’est qu’une succession de westerns, Gérard.

L’agent d’acteurs et de scénaristes ne prit pas assez la comparaison au sérieux. Alors que Le Goff revendiquait d’être « en marge et avec un fusil », Lebovici fut assassiné par-derrière, sans autre arme que son dérisoire portefeuille bien garni, au cœur d’une affaire à laquelle nous n’entendons rien, qui fit germer plus d’hypothèses que la mort de Marilyn Monroe.

Que Guégan joue dans un film qui le marie avec Brigitte Fossey et qu’il lise dans le lit conjugal un journal imprévu qui n’est pas L’Humanité, ou qu’il dialogue par endroits avec lui-même ajoutent bien du piment à l’histoire :

– […] Crache ton moi profond, cesse de te mentir.

– Pas sûr que je sois compris.

– Ne cherche pas à l’être.

On n’est pas dans William Wilson, mais on y songe. On pressent une joute entre Guégan éditeur et Guégan écrivain. Aussi n’est-on pas trop surpris qu’un supplément de quinze pages nous oriente, à propos d’un trésor enfoui, vers un autre conte d’Edgar Poe : la Lettre volée.

Par quels détours ? Selon quelles recettes ? Au lecteur de le découvrir et de confirmer que, de la grande trilogie « du temps malmené » que Guégan nous a offerte, c’est la ruse, franchement, qui a le dernier mot.

Adrien Le Bihan

Jean-François Six, LE GRAND RÊVE DE CHARLES DE FOUCAULD ET DE LOUIS MASSIGNON. Paris, Albin Michel, 2008, 378 p., 20 €

À travers les biographies croisées du religieux Charles de Foucauld, vivant « au désert » au début du xxe siècle et de Louis Massignon, orientaliste à la foi chrétienne ardente acquise au contact des musulmans d’Afrique du Nord, d’Égypte et d’Irak, Jean-François Six fait ici le récit alerte de la rencontre entre les deux hommes au début du siècle. Il en naquit l’« Union », une confrérie rassemblant des clercs et des laïcs, des hommes et des femmes, dispersés mais vivant en communion dans la prière, dans l’amour du Christ et dans la rencontre avec l’autre en ce qu’il a de plus « autre » et au milieu « des brebis les plus perdues » comme disait Foucauld. En germe depuis le séjour de Foucauld à Nazareth et son départ en 1904 pour le Hoggar, cette confrérie fut fondée en 1913 par Foucauld. Il en rédigea le Directoire, un ensemble de prescriptions qui ne constituent pas tout à fait une règle. Le projet fut repris après la mort de Foucauld en 1916 par Louis Massignon et après celle de ce dernier en 1962 par le père Jean-François Six. Charles de Foucauld et Louis Massignon se rencontrent en 1909. La passion du Maroc, le goût de l’exploration et de la recherche, l’intérêt porté au monde arabo-musulman (Foucauld à la région du Hoggar et à la langue berbère, Massignon au Moyen-Orient et à l’arabe), le sentiment que la foi est une conversion permanente, la volonté de vivre en danger, tous ces points communs rassemblaient les deux hommes. Sans doute aussi le désir du martyre que Foucauld vécut. On sait comment Foucauld souhaitait mourir ? il l’écrivit : dans la poussière, le corps déchiré. C’est ce qui advint en 1916. Massignon eut aussi le désir du martyre ? d’aucuns penseront que ce fut une pulsion de mort ? mais pas au point de renoncer au Collège de France, ce qu’il se reprochait à lui-même. Voyageant en Égypte et en Irak, il fit sa thèse sur Hallâj, un mystique musulman du ixe siècle ayant été volontairement au martyre près de Bagdad. Massignon vit en lui une effigie de la croix, un « témoignage chrétien d’un mystique musulman », une substitution du Christ et de l’amour en Islam. Pendant la grande guerre dans les Balkans, Massignon chercha le martyre. Il ne voulait plus être un « arabisant » de l’armée mais être là où le danger était le plus grand. Il l’écrivit les 3 et 9 octobre 1916 à Foucauld qui l’encouragea dans cette voie par une lettre du 1er décembre 1916, tout en priant pour que Dieu lui conserve la vie. Foucauld l’écrivit quelques heures avant son assassinat. Massignon y vit un « intersigne », une substitution : « par un échange, il est tué et moi protégé ». L’ouvrage relate les efforts réalisés par Massignon pour soustraire Charles de Foucauld à une image dans laquelle une partie de l’Église et les milieux colonialistes voulurent l’enfermer lors du Centenaire de l’Algérie de 1930 et lors de l’Exposition coloniale de 1931. Après plusieurs livres consacrés à Foucauld, l’ouvrage de Jean-François Six nous instruit beaucoup sur Louis Massignon et sur une aventure spirituelle, l’« Union », une institution marginale dans l’Église puisqu’il ne s’agit pas d’un ordre religieux, mais d’un rassemblement d’hommes et de femmes que Jean-François Six qualifie de « défricheurs » qui n’évangélisent pas par le prêche mais par le témoignage en allant « aux plus abandonnés ».

Jean-Pierre Peyroulou

Georges Snyders, J’AI VOULU QU’APPRENDRE SOIT UNE JOIE. Paris, Institut de recherche FSU, Éd. Sylepse, 2008, 267 p., 18 €

Georges Snyders est un des acteurs majeurs des débats pédagogiques traversant l’université depuis les années 1960. Son livre fait le point sur ces débats, évalue leur enjeu, leur profondeur, leur portée, restituant la manière dont se sont déplacées les relations entre professeur et élève, par exemple, dont s’est recomposé le public universitaire, dont se sont redéfinies certaines disciplines, reformulées nombre de propositions pédagogiques, rappelant l’émergence des sciences humaines, le développement de la psychologie de l’enfant, l’apparition des sciences de l’éducation. La réflexion croise les exigences théoriques autant que les implications personnelles. Enrichie de témoignages directs, elle donne un contenu quasi charnel aux controverses sur nombre de thèmes que les années 1960 ont initiés, que les années suivantes ont pour certains d’entre eux infléchis, pour d’autres développés : la « non-directivité », la « reproduction » sociale, la compréhension psychologique de l’élève, le désir, l’autonomie, l’individualisation. Georges Snyders s’y montre soucieux d’ouverture : sensible aux contextes culturels ou économiques, comme au renouvellement central qu’apportent les sciences sociales, conscient de leurs évidentes potentialités : celles de transformer de part en part l’acte d’enseigner. Il s’y montre réaliste aussi, subtilement critique à l’égard de positions pouvant conduire à oublier le savoir du maître comme son autorité.

Témoignage précieux sur les transformations de l’univers pédagogique et de ses enrichissements théoriques, ce livre est pourtant bien davantage. Il est aussi récit de formation, traversée de génération : celle d’un normalien des années 1940, avec ses lectures, ses convictions, ses rapprochements constants entre la littérature et la philosophie, ses débats sur le marxisme, la religion, sa découverte d’autres savoirs venus de la psychologie ou de la sociologie. Le lecteur peut y voir en gestation l’imprégnation culturelle des grands universitaires de la seconde moitié du xxe siècle. Au-delà du seul témoignage « théorique », le livre devient alors témoignage d’une culture et d’un milieu. Il déborde de faits, d’enseignements, de suggestions. Impossible pourtant d’ignorer une expérience dramatique ici centrale. Impossible d’ignorer les pages poignantes où le jeune normalien juif est arrêté par la police allemande, dans un Lyon où il s’est réfugié, pour être conduit au camp d’Auschwitz. Impossible d’ignorer ces pages où les soldats russes libèrent le déporté, effrayés eux-mêmes par un dénuement que ne peuvent fixer les mots. Ces pages marquent le livre. Elles orientent engagements et réflexions. Elles colorent les orientations proposées : la générosité du maître, sa lucidité, sa volonté d’égalité. Elles demeurent le creuset d’une interminable réflexion sur le mal, l’abjection, mais aussi sur l’éducation.

Impossible pourtant encore de limiter le livre aux seuls effets du tragique. Georges Snyders sait prendre de la hauteur pour viser l’existence d’une école « autre » : celle qu’il appelle « son » école, celle où pourraient se concilier la dureté de l’apprentissage et la joie de l’émotion et du savoir. La conviction, l’attirance par le chef-d’œuvre y est centrale. Snyders suggère, par touches successives, la fréquentation d’œuvres incontestées, l’approche quasi platonicienne des grandes réalisations culturelles, celles enseignées par un maître attentif aux risques du mal autant qu’à l’absolue nécessité d’une compréhension de l’élève.

Georges Vigarello

LA TRAHISON DE MUNICH. Emmanuel Mounier et la grande débâcle des intellectuels. Éd. établie et annotée par Nora Benkorich, préf. de Michel Winock Paris, CNRS éditions, 194 p., 20 €

Si la position d’Esprit aux lendemains de la débâcle a été beaucoup commentée (voir notre réédition des « numéros de guerre » parus de novembre 1940 à août 1941, présentée et annotée par Bernard Comte), l’analyse de la montée vers le conflit a souvent été occultée par le débat passionnel sur Vichy. Dans le numéro d’octobre 1938 d’Esprit, Mounier réagit aux accords de Munich (du 30 septembre) par un texte au titre tranchant : « Lendemains d’une trahison ». Cet article virulent suscita un courrier abondant, confié pendant la guerre à Edmond Humeau, retrouvé récemment à la faveur d’une succession familiale et présenté ici pour la première fois. Il s’agit donc d’une exceptionnelle collection de lettres témoignant de l’analyse à chaud de l’histoire qui se précipite à quelques mois de l’entrée en guerre. Une partie des lettres vient de personnalités comme François Mauriac ou Robert Schuman, qui se trouvent aussi isolés que Mounier lui-même dans la position antimunichoise au sein de l’intelligentsia et lui adressent l’expression de leur solidarité. Mais la plus grande part de cette correspondance, et la plus passionnante, témoigne des débats internes de l’équipe de rédaction de la revue sur la position à adopter en cette fin d’année 1938 : la condamnation du pacifisme choque une partie des auteurs et des proches ; d’autres expriment leur soutien tout en se gardant, comme Mounier lui-même, de l’accusation de « bellicisme ». Les lettres de Paul-Louis Landsberg ou José-Maria Semprun témoignent en particulier de leur vif sentiment de la situation historique. Même dans l’expression du désaccord ou de l’incompréhension, les protestations d’amitié ou les ruptures solennelles, on perçoit la sociabilité, l’estime mutuelle qui unissaient les membres de la jeune revue, le souci de maintenir ouverts les échanges, les échos des réunions, de l’organisation des groupes provinciaux, bref toute la vie d’un collectif qui comprend qu’après l’élan fondateur initial, il faut se confronter aux événements historiques et à des choix personnels sans retour. Les contradictions du personnalisme, qui agrège des attentes inconciliables dans un vocabulaire parfois trop œcuménique, surgissent au jour quand l’événement oblige à des prises de position sans équivoque. Cette correspondance (dans laquelle manquent les réponses éventuelles de Mounier) offre un « plan de coupe » sans équivalent sur le tournant de Munich mais n’éclaire pas à elle seule l’ensemble de l’attitude de la mouvance Esprit à propos de la guerre : la mobilisation, la drôle de guerre, la défaite, la dispersion puis les persécutions contraignent chacun à des révisions nouvelles et parfois inattendues des jugements antérieurs. Mais il est rare de disposer d’une série de lettres aussi cohérente, offrant à lire sur le vif les convictions et les hésitations d’un groupe décidé à regarder l’histoire en face.

Marc-Olivier Padis

Brèves

Jean-Michel Roux, DES VILLES SANS POLITIQUE. Paris, Gulf Stream Éditeur, 2006, 160 p., 9 €. Thierry Paquot, CONVERSATIONS SUR LA VILLE ET L’URBAIN. Paris, Infolio, 2008, 990 p.

Dans la revue Urbanisme, Thierry Paquot interroge rituellement des intellectuels, de tous bords et disciplines, qui manifestent un intérêt pour les thèmes de la ville et de l’urbain. Parmi les 78 conversations qui sont de nature hétérogène, on relève à côté des plus inattendues (Alain Rey par exemple) celles des historiens (Pierre Vidal-Naquet, Jacques Le Goff, Annie Fourcaut, Françoise Choay, André Corboz, Claude Nicolet…) ou celles des anthropologues (Jack Goody, Jean Cuisenier). Mais les entretiens avec des gens de terrain comme Secchi ou avec des théoriciens comme Saskia Sassen montrent que l’opposition entre pensée et technique est vite dépassée quand la ville est considérée comme une pratique politique exigeante. L’exemple de Richard Rogers, qui a été en charge de deux rapports pour l’Urban Task Force de Londres (1999 et 2005) souligne à chaque fois ses priorités (recyclage des territoires et des bâtiments, amélioration de l’environnement) sans oublier ce qu’il appelle l’excellence en matière de gouvernance, de participation et de gestion, ce qui implique de revoir les cadres fiscaux et légaux sans lesquels le renouvellement urbain n’est guère imaginable. Alors que les travaux sur le Grand Paris relèguent le plus souvent les questions de gouvernance au second plan, il n’est pas inutile de rappeler que l’avenir des politiques urbaines passe par d’exigeantes réformes politiques. C’est tout le sens du livre, décapant et pédagogique à la fois, de Jean-Michel Roux que de rappeler que « nos villes », celles de l’Hexagone, sont en manque de politique.

O. M.

Martin de La Soudière, LIGNES SECONDAIRES. Grâne, Créaphis, 2008, 128 p., 12 €

Face au « non-lieu » qu’est la « connexion » (le hub cher à Marc Augé), à savoir l’espace préféré du monde contemporain (celui qui branche ou non sur le réseau), le « lieu » se distingue, selon l’ethnologue Martin de La Soudière qui travaille dans les hautes terres du Massif central et du Haut Jura, à la fois du « paysage » et du « territoire ». Le lieu « n’est pas un paysage, avec ce que l’idée de paysage charrie d’esthétique, d’histoire culturelle aussi ou de temps long. Il ne se confond pas davantage avec le territoire, espace de groupe ou de la collectivité qui le parcourt et se l’approprie. Le lieu, lui, est au corps et à l’individu ce que le territoire est à la famille, au quartier, au village, et le paysage à la société tout entière ». Mais où trouver aujourd’hui dans l’Hexagone ces lieux, qui d’ailleurs peuvent être hantés pour l’auteur par des fantômes ou la bête du Gévaudan, tant ils font écho aux vacances et à l’enfance ? Certainement pas dans des espaces trop urbanisés, mais dans ce qui demeure le « désert français » (celui qu’enserre sans le traverser le réseau Tgv), dans ces terres de l’Ardèche, de la Lozère, de la Creuse, dans les hauts plateaux du Massif central et dans leur prolongement vers les basses Pyrénées, dans ces terres que suivent encore à la trace les réseaux ferrés dits secondaires (par exemple la ligne Brive-la-Gaillarde/Rodez… mais ce pourrait être ailleurs). Bref, l’expérience de lieux inattendus est donnée à tous ceux qui acceptent de voir les paysages et les territoires « se dérober », comme le dit Philippe Jaccottet. Ce qui est une expérience exigeante : « Pour que le temps s’arrête, et que surgisse le lieu il faut se déprendre de son propre regard, parvenir à se départir de la conscience de sa propre observation. » Au fin fond du désert français, l’expérience de lieux déconnectés est possible, foi d’ethnologue…mais aussi de tous les voyageurs.

O. M.

Youenn Le Prat, SORTIES DE GUERRE. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 120 p., 12 €

Ce collectif montre l’intérêt de réflexions développées chez les historiens sur les processus de sortie de conflits. Dans une première partie, c’est la situation actuelle en Irak qui retient l’attention, tant il apparaît difficile, malgré les différentes phases stratégiques développées par les États-Unis (analysées par Dario Batistella), de concilier usage de la force, réconciliation nationale et construction de l’État (Simon Murden). La deuxième partie rassemble des analyses historiques sur les deux guerres mondiales : Bruno Cabanes compare la démobilisation sur le front avec celle de l’arrière, car la « mobilisation » des civils, notamment des femmes, fait aussi partie de l’expérience de la guerre ; Evelyn Mesquida et Guillaume Piketty s’intéressent au sort des républicains espagnols qui sont entrés dans la résistance française. Enfin, dans un troisième temps, Jean Guiffan offre une riche synthèse sur le complexe processus nord-irlandais, maintes fois donné pour enlisé et qui a pourtant progressé vers la démilitarisation. Luis Martinez retrace enfin une situation plus partagée en Algérie, où la sortie de la guerre civile des années 1990 n’épargne pas pour autant l’émergence du terrorisme ces dernières années.

M.-O. P.

Salomé Zourabichvili, LES CICATRICES DES NATIONS. L’Europe malade de ses frontières. Paris, Bourin, 2008, 190 p., 19 €

Si l’auteure ne voulait pas jouer les Cassandre en publiant cet ouvrage avant le déclenchement début août de l’opération militaire lancée par le président géorgien en Ossétie du Nord, son livre permet de mieux en comprendre le cadre historique et géographique (le Caucase) et la place impartie aux frontières dans l’Europe de l’après-guerre froide. Ministre des Affaires étrangères de Géorgie entre mars 2004 et octobre 2005, Salomé Zourabichvili, qui fait désormais le lien entre Paris et Tbilissi, attire en effet dans ces pages l’attention, non sans lien avec les travaux de Michel Foucher, sur les conséquences possibles pour l’Europe d’une métamorphose récente du statut et de la réalité des frontières. « L’exemple de l’Europe nous montre combien la frontière est indispensable à l’essence même des êtres, comme des nations ou des ensembles plus grands. Cette frontière peut être en mouvement : comme cela a été le cas des États-Unis d’Amérique, de la Russie du xviie siècle ou de l’Union européenne de ces deux dernières décennies. Elle peut être arrêtée comme les frontières de la guerre froide. Mais elle ne doit surtout pas être indécise et hésitante, sauf à provoquer des dysfonctionnements à l’intérieur comme à l’extérieur. » Comment donc repenser des frontières non hésitantes sans établir des coupures culturelles et identitaires ? La question se pose à l’Europe de manière récurrente, et pas uniquement dans le cas de la Turquie. Mais si l’Europe doit inventer « ses » frontières, cela exige également de repenser les liens entre frontières territoriales et non territoriales. « Le besoin de frontière est devenu le trait dominant de l’Europe au point d’estomper les autres absences […] Manque tellement criant que l’Europe semble vouloir le compenser en générant une multiplicité de frontières globales, sectorielles, superposées ; frontières étatiques, supra-étatiques, frontières sanitaires, frontières informatiques…Ce sont les frontières plurielles de notre nouveau monde. »

O. M.

Marcel Hénaff, CLAUDE LÉVI-STRAUSS. Le passeur de sens. Paris, Perrin, coll. « Tempus », 256 p., 8 €

L’auteur des Mythologiques est-il un « passeur de sens » se demande Marcel Hénaff à qui l’on doit un Lévi-Strauss qui demeure un ouvrage de référence (Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Paris, 1991, 2000) ? Encore faut-il s’entendre sur cette notion de « sens » qui fit l’objet d’un débat célèbre avec Paul Ricœur dans les colonnes d’Esprit. « C’est que le sens dont cet univers est saturé n’est pas une représentation générale qui la précéderait ou l’envelopperait, il en est l’intelligibilité qui s’exhibe à même les réseaux de relations. Ces relations portent sur des objets de l’expérience vécue et leur mise en évidence est à l’opposé de tout formalisme. » Si la prise en compte des réseaux de relations prime dans les Mythologiques, elle intervient également sur le plan du langage dans la traduction mais aussi dans les pratiques artistiques que sont la musique et la peinture chères à Lévi-Strauss. Au-delà de l’ouvrage, on saisit mieux comment, dans le sillage de Lévi-Strauss, Hénaff est revenu dans le Prix de la vérité sur la question de l’échange, de la réciprocité et du don. À l’analyse formelle de la mise en relation répond en effet celle des modalités de la relation.

O. M.

Rainer Maria Rilke, NOTES SUR LA MÉLODIE DES CHOSES. Paris, Allia, 2008, 64 p., 3 €

Rilke visite en 1898 l’Italie, ses églises et ses musées où il a pu voir les tableaux du trecento. À son retour, il s’interroge dans ces notes (traduites par Bernard Pautrat) sur la solitude de personnages (vus sur les tableaux) qui ne forment pas vraiment un « ensemble ». « L’art n’a pas le droit de s’arrêter à l’individu qui n’est que la porte de la vie. Il doit la franchir. La fatigue lui est interdite. Pour s’accomplir il doit œuvrer là où tous sont un […] Or, il s’avère qu’il place simplement les hommes côte à côte, comme on faisait au trecento, et leur laisse à eux-mêmes le soin de leur amitié par-dessus le gris ou l’or de l’arrière-fond. » Comme dans l’art il ne suffit pas dans la réalité que deux ou trois personnes « s’assemblent » pour qu’elles soient « ensemble ». Pour que les personnes assemblées forment un ensemble il faut que le fond (dans le tableau ou dans la vie), une atmosphère, une mélodie fassent le lien entre la solitude des individus et la communauté. Mais la mélodie du fond s’entend mal car le « en-nous » exige une prise de distance qui doit être plus grande que celle de l’art lui-même. « C’est au loin, dans des fonds éclatants qu’ont lieu nos épanouissements. C’est là que sont mouvement, volonté. C’est là qu’ont lieu nos accords, nos adieux, consolation et deuil. C’est là que nous sommes alors qu’au premier plan, nous allons et venons. » Si « tout élément commun présuppose une série d’êtres isolés distincts », il faut chercher « derrière » et non « en soi » : « Toute discorde et toute erreur viennent de ce que les hommes cherchent leur élément commun en eux, au lieu de le chercher derrière eux, dans la lumière, dans le paysage au début et dans la mort. » Chercher derrière la mélodie passe par les exigences de la solitude : « Et ce sont justement les plus solitaires qui ont la plus grande part à la communauté. Qui percevrait toute la mélodie serait tout à la fois le plus solitaire et le plus lié à la communauté. » Cette pensée poétique ternaire qui associe solitude, communauté et la recherche d’une mélodie à la mesure de l’atmosphère devrait donner du grain à moudre à tous ceux qui pensent dans les termes de l’individu et de son inscription dans une communauté « une ».

O. M.

André Green, JOSEPH CONRAD : LE PREMIER COMMANDEMENT. Paris, Éditions In Press, 2008, 144 p., 22 €

« On a pu dire que la solitude était la pièce maîtresse de la pyschopathologie de Conrad. Conrad ne croit ni à Dieu ni au Diable. Conrad doit régler tout seul les problèmes que le destin met sur sa route. Ni magie, ni sorcellerie ne peuvent rien, ni pour, ni contre lui. Et partout, il y a chez Conrad un sens du destin incontestable. » Mais alors, se demande André Green en s’attardant sur la Ligne d’ombre, l’un des premiers textes de l’écrivain, quelle est la vraie religion de Joseph Conrad ? Pourquoi s’est-il réclamé à la fin de sa vie de la religion catholique de son père polonais alors qu’il n’avait pas épousé initialement la cause du messianisme national polonais, ce qui fut à l’origine de l’accusation de désertion dont il fut l’objet ? Voulait-il ne pas être assimilé à l’anglicanisme des Britanniques ? Même si Conrad n’était guère porté à la philosophie, l’éthique conradienne, celle d’un écrivain, tient dans cet extrait de Lord Jim : « J’ai renoncé à attendre ce dernier mot, dont l’écho, si seulement on pouvait le prononcer, ébranlerait le ciel et la terre, nous n’avons jamais le temps de dire notre dernier mot – le dernier mot de notre amour, de notre désir, de notre foi, de notre remords, de notre soumission, de notre révolte. » Exilé de son pays d’origine et distant envers les religions instituées, Conrad n’est pas devenu écrivain par hasard : sans attendre d’un messianisme religieux ou politique le dernier mot, il n’en finissait pas d’écrire pour traquer le dernier mot impossible. La thèse d’André Green est assez convaincante.

O. M.

Gilles A. Tiberghien, COURTS-CIRCUITS. Paris, Le Félin, 2008, 160 p., 16 €

Auteur d’un ouvrage de référence sur le land art, Gilles Tiberghien est un philosophe qui ne se satisfait ni de l’histoire de la philosophie ni de l’histoire de l’art telles qu’on les enseigne. Il s’amuse, à l’image de l’artiste qui peint un pan de rochers sur un versant de montagne, à prendre des questions qui ne sont pas trop rationnelles (la question de l’humour qui intervient dans les débats sur la fin de l’art, la question du jeu de mots chez Freud), s’attarde sur des métaphores comme celle des crustacés chez Sartre, revient sur les figures d’Emerson et de John Dewey indissociables d’une pensée « démocratique », et propose enfin de réfléchir à la « variation » spinoziste sur le dégoût (« Contre le retour des forces réactives, contre le triomphe des passions tristes, il faut multiplier les occasions de joie, il faut savoir éprouver le dégoût salutaire qui permet d’activer les pièges du ressentiment et le dédale des aversions »). Qu’est-ce que l’on goûte et qu’est-ce que l’on ne goûte pas ? Et en quoi le dégoût peut-il être salutaire et ne pas relever seulement du mauvais goût ? C’est parler autrement que la philosophie habituelle du dégoût, du monstrueux et du sublime.

O. M.

Jean-François Beauchemin, LE JOUR DES CORNEILLES. Montréal (Canada), Les allusifs éditeurs, 2007, 170 p.

Un père et son fils vivent reclus dans une cabane qui, en pleine forêt, ressemble à une grotte qui serait à la fois un lieu de travail et de spiritualité puisque le père Courge cherche à y communiquer, loin des humains et des villageois, avec les morts et à renouer ainsi un lien avec sa femme. S’exilant du monde, le père a pris son fils en otage et jamais il ne lui témoigne le moindre sentiment ni signe d’affection. Le père veut retrouver la trace d’une morte et le fils croire que son père l’aime. Ce qui donne lieu à une tragédie, celle de la mort d’un père qui aime trop les morts et leurs fantômes, provoquée par son fils qui voudrait être aimé du père vivant. « Car les morts sont avec les morts et les vifs avec les vifs : on ne saurait passer d’un monde à l’autre si commodément. » La force de ce texte étrange réside dans une écriture qui réinvente le langage, creuse les mots et les retourne comme dans un labour. Le livre présentant le récit par le fils des raisons de son meurtre, on pense au récit du paysan Pierre Rivière (sorti des décombres par Michel Foucault et le cinéaste René Allio) qui, lui aussi, avait décrit son meurtre pour s’expliquer devant la justice comme un écrivain. Avec ce texte québécois très oral dont la tonalité forestière est assumée, l’écriture s’impose comme la rançon d’un monde où l’on ne réconcilie pas les vivants et les morts. Parce que « vie et mort demeurent éternellement contraires, et qu’entre elles nul discours, nulle communication durable et nul feu profond ne sont possibles. Aucun couloir ne les réconcilie jamais ». Si ce n’est ce texte.

O. M.

Olivier Bobineau (sous la dir. de), LE SATANISME : QUEL DANGER POUR LA SOCIÉTÉ ? Paris, Pygmalion, 2008, 331 p., 21, 90 €

Selon le dernier rapport (3 avril 2008) de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), il y aurait en France 25 000 adeptes du satanisme, dont 80 % de moins de 21 ans. Ce livre de spécialistes du fait religieux les estime à une centaine, tout au plus. L’écart est en lui-même saisissant. Il serait même risible, si le sujet n’était en lui-même grave. Qui croire ? À suivre les grands médias, cléricaux ou anticléricaux, qui donnent chaque année une résonance fantastique, à tous les sens du mot, au rapport de la Miviludes, la question est incongrue. Pourtant, la réponse doit être franche et sans détours : il vaut mieux lire ce livre, qui donne tous les critères et les méthodes de son enquête, que le rapport de la Miviludes. On y trouvera définition, histoire, actualité, dangers réels et irréels, fantasmes très gros et réalités très petites finalement. Mais ainsi va la France laïque et républicaine : l’État prend lui-même en charge la lutte antisecte, et des élus (de la majorité et de l’opposition, croyants ou non) se livrent à des discours délirants sur le fait sectaire, sataniste et autre, surtout quand une conseillère du président le relativise. Je ne sais si les sectes sont un « fait de société » en 2008, mais la peur et la guerre antisectes en sont un, à coup sûr.

J.-L. S.

En écho

MÉTROPOLE EN PROVINCE – En écho au dossier publié ici sur Paris métropole, la revue urbaine de Nantes/Saint-Nazaire (Place publique, n° 11, septembre-octobre 2008) ne se contente pas de réfléchir à des projets pour la métropole émergente située à l’estuaire de la Loire, elle se penche directement sur les questions de gouvernance. D’où l’entretien entre les trois principaux maires concernés (celui de Saint-Nazaire Joël Batteux, celui de Nantes Jean-Marc Ayrault et celui de La Baule Yves Métaireau) afin d’imaginer les conditions d’un gouvernement métropolitain. Mais la métropole échappe-t-elle aux travers que connaît la gouvernance au niveau national et européen dont le maire de Nantes parle ainsi ? « La gouvernance, c’est l’animation d’acteurs divers. Et on ne peut entraîner que si l’on a une vision, un projet. Aujourd’hui la France a-t-elle une vision et un projet ? L’Europe a-t-elle une vision et un projet ? […] On reste dans le court terme, on règle nos petites affaires. » Ce qui est une invitation à lire l’article qui suit de Gilles Pinson : « Encore un effort pour rendre la gouvernance démocratique ! » Tout est dit.

SARKOZYSME, SUITE – Pas de doute, le sarkozysme existe. Michel Winock ajoute aux trois composantes habituelles de la droite française (bonapartiste, légitimiste, orléaniste) une composante nationaliste-populiste qui permet de comprendre comment Sarkozy a rallié l’électorat de Le Pen et de saisir la spécificité d’un sarkozysme pourtant fait de bric et de broc, de réformes contradictoires et contrastées. Quant à Marcel Gauchet, il insiste sur la rupture que provoque l’entrée dans un monde où il faut composer avec les médias (mais le rapport de force peut être au bénéfice du président). Dès lors, le critère du quinquennat et de la psychologie de Sarkozy n’est guère mis en avant. En revanche, le sarkozysme c’est aussi le constat d’un double manque de leadership et d’idées au PS, ce qui n’empêche pas le parti de croire encore et toujours (c’est la fameuse récente 24e proposition de sa nouvelle charte de principes) à un front uni de la gauche. Comme le dit Michel Winock, cette alternance entre réalisme et idéalisme ne favorise guère la lucidité politique du Parti socialiste.

VARIA – Comme de coutume Le Banquet, Revue du Cerap (n° 25, août-septembre 2008) de Nicolas Tenzer propose un sommaire dense où la philosophie politique et la critique d’ouvrages sont particulièrement à l’honneur. Le dossier introduit par Pierre Hazan s’interroge sur les pages noires de l’histoire en revenant sur les questions de mémoire en France mais aussi en Belgique et au Japon.

Terrain (n° 51), revue liée à la Msh et au ministère de la Culture et de la Communication, propose un ensemble (septembre 2008) portant sur les liens entre la religion et la politique. Voir les articles sur l’évolution de la droite religieuse aux États-Unis, sur les groupes anabaptistes et évangéliques américains, Sant’Egidio…

Alors que Futuribles. Analyse et prospective (n° 343, juillet-août-2008) publie un dossier sur les flux migratoires, Annales. Histoire, sciences sociales (63e année, n° 4, juillet-août 2008, Éditions de l’Ehess, diffusion Armand Colin) se penche sur la question hautement polémique dans le milieu historien de la traite et de l’esclavage.

ANTONIONI – La revue de cinéma animée par Michel Ciment propose un dossier (Positif, n° 569-570, juillet-août 2008) fort riche sur Michelangelo Antonioni. Rompant avec des approches caricaturales sur le cinéaste de la non-communication, il ouvre de nombreuses pistes sur le rapport de l’homme et de la femme dans ce cinéma très féminin et sur la représentation de personnages qui sont moins des étrangers les uns aux autres que des passeurs momentanés. Cet ensemble accorde également une importance décisive à la formation architecturale d’Antonioni en rappelant aussi bien sa capacité à mettre en scène des villes (et pas uniquement Ferrare sa ville natale) et que son art inégalé de scruter les métamorphoses de l’espace contemporain.

Avis

La Phocide est cette petite région de Grèce centrale, non loin de Delphes, où « Œdipe manqua de se perdre et éprouva sa liberté. C’est désormais aussi le nom d’une maison d’édition strasbourgeoise animée par un jeune philosophe, Andréa Potesta. La Phocide se propose de publier des textes où la réflexion philosophique s’articule au présent et s’enrichit de l’apport de diverses disciplines. Tout comme le lieu dont elle se réclame, elle se veut à la croisée des chemins. Deux livres inaugurent la collection « Philosophie – d’autre part » : le Poids d’une pensée de Jean-Luc Nancy (une réédition augmentée de textes inédits) et Éthique et expérience. Levinas politique de Georges Bensussan. Exigeants, ces ouvrages tiennent parfaitement le pari de la nouvelle maison : confronter la tradition à des écritures contemporaines. Dans un contexte que l’on sait peu propice à l’édition en sciences humaines, il faut saluer cette initiative, d’autant que les livres publiés le sont de fort belle façon. Deux titres sont d’ores et déjà annoncés pour 2009, et il s’agit de deux traductions, ce qui mérite aussi d’être noté : la Métamorphose et l’instant de Boyan Manchev et Séductions du destin de Gabriela Basterra.

Du 6 au 13 novembre 2008 ; « Citéphilo », qui a lieu à Lille, accueillera « la pensée venue d’Iran », avec notamment Daryush Shayegan. Un hommage sera rendu à Philippe Lacoue-Labarthe, ainsi qu’à Jean-François Lyotard. Plusieurs débats annonceront l’année Darwin (2009, le deux centième anniversaire de sa naissance). D’autres rencontres porteront sur le thème de l’identité et des identités. Renseignements et programme complet : www.citephilo.org

Le « Parlement des philosophes » propose à Strasbourg trois journées d’études les 9, 10 et 11 octobre 2008 sur le thème : « Les usages du vivant : quels enjeux pour les biotechnologies ? » Cette rencontre interdisciplinaire (avec notamment Catherine Baudoin, Catherine Larrère, André Pichot, Corinne Pelluchon, Jacques Testart, Israël Nisand, Alain Séguy-Duclot…) traitera successivement de trois questions : « L’identité du vivant manipulé : individu, personne, société, nature » ; « Quel choix de société pour quelle humanité ? » ; « Persister dans son être face aux biotechnologies ». Des tables rondes réunissant les participants de ce colloque ont lieu simultanément à la librairie Kléber. Renseignements : www.parlement-des-philosophes.org

En novembre, nous ouvrirons le dossier des « nouveaux outils de gouvernement » qui se diffusent en France, comme dans le reste de l’Europe. Ce sera l’occasion de traiter de manière un peu systématique des sujets abordés de manière ponctuelle jusqu’à présent : effets de la loi organique sur les lois de finance (Lolf), recours aux agences, aux « hautes autorités », revue générale des politiques publiques en cours… Tous ces dispositifs s’inscrivent dans un contexte européen qui renvoie à des contraintes de « bonne pratique » mais aussi à des révolutions managériales des politiques publiques et au workfare. S’agit-il d’un nouvel « art de gouverner » ? Est-ce un choix d’action publique lié à la majorité politique actuelle, voire au « sarkozysme » ? Ces questions s’inscrivent dans la continuité du présent numéro qui observe sur le cas de l’ensemble parisien les incertitudes de l’échelle de gouvernance, la recherche d’un nouvel équilibre entre État central et collectivités locales et le déficit de représentation dû à l’empilement des structures. Mais ces sujets sont aussi inséparables d’un débat sur les notions de « libéralisme » et de « néolibéralisme ». En somme, nous tenterons à travers toutes ces approches de voir comment caractériser aujourd’hui l’intervention de l’État. Le numéro de mars-avril poursuivra ces réflexions à sa manière en s’intéressant aux élites aujourd’hui.

  • 1.

    Voir une réflexion sur le sujet et une bibliographie dans Pierre Lassave, « Sociologie et anthropologie des religions. Manuels de poche », dans Archives de sciences sociales des religions, n° 142, avril-juin 2008, p. 151-167.

  • 2.

    Henri Hatzfeld est l’auteur d’un autre livre de grande qualité sur la religion : les Racines de la religion. Tradition, rituel, valeurs, Paris, Le Seuil, 1993.

  • 3.

    Frédéric Worms, « Vivant jusqu’à la mort… et non pas pour la mort », Esprit, mars-avril 2006, p. 304-315.

  • 4.

    Paul Ricœur, « Accompagner la vie jusqu’à la mort », Esprit, mars-avril 2006, p. 316-320.

  • 5.

    Ian McEwan, Premier amour, derniers rites, Eurédif, 1984.

  • 6.

    Id., l’Enfant volé, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1993.

  • 7.

    Id., Amsterdam, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2001.

  • 8.

    Id., Expiation, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2003.

  • 9.

    I. McEwan, le Jardin de ciment, Paris, Le Seuil, coll. « Point virgule », 1982.

  • 10.

    I. McEwan, Samedi, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2006.

  • 11.

    I. McEwan, Sur la plage de Chesil, op. cit., p. 146.

  • 12.

    Gérard Guégan, Ascendant Sagittaire, Marseille, Parenthèses, 2001.

  • 13.

    Id., Cité Champagne, esc. 1, apt. 289. Champ libre 1 (1968-1971), Paris, Grasset, 2006.

  • 14.

    Bibliobs, 12 mars 2008.

  • 15.

    Jean-Luc Douin tente de faire la lumière sur ce personnage dans les Jours obscurs de Gérard Lebovici, Paris, Stock, 2004, ouvrage bien documenté, mais entaché de beaucoup d’erreurs.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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