
De bas en haut
Combien de Français rêveraient aujourd'hui d’avoir un vrai boulot, un accès facile aux transports en commun et un logement digne de ce nom ? Tout a changé mais l’envie de se redresser, de s’émanciper, de sortir d’une vie à plat d’homme unidimensionnel n’a pas disparu. Son expression exige toutefois de reformuler les termes de l'action citoyenne et de la transformation politique.
Après plusieurs mois d’une France secouée par la crise des Gilets jaunes et plusieurs semaines de cet exercice inédit pour notre démocratie qu’a constitué le Grand débat national, il est temps de se demander quelles leçons durables tirer de ce que nous avons vécu. Curieusement, une expression de 1968 s’impose pour introduire un tel retour sur les événements d’aujourd’hui : « métro, boulot, dodo. » Tout a changé, pourtant ! Il y a cinquante ans, ce slogan dénonçait l’aliénation au temps cyclique, répétitif, abrutissant qu’avait observé Henri Lefebvre dans Critique de la vie quotidienne (1947). Aujourd’hui, ce qui apparaissait comme un cauchemar semble le rêve d’un paradis perdu. Combien de Français rêveraient d’avoir un vrai boulot, un accès facile aux transports en commun et un logement digne de ce nom ? Tout a changé mais l’envie de se redresser, de s’émanciper, de sortir d’une vie à plat d’homme unidimensionnel n’a pas vraiment disparu. Son expression exige toutefois de reformuler les termes de l’action citoyenne et de la transformation politique.
Mesurer le chemin parcouru
Boulot ? Il y a cinquante ans, tout le monde en avait un, qui conditionnait le reste. Dans une France qui restait encore largement ouvrière et paysanne, le travail était loin d’être facile et épanouissant mais le taux de chômage était de 2, 5 % en 1968 et même de 2, 2 % un an plus tard. Quel contraste avec la situation actuelle du chômage de masse, des embauches en Cdd et des perspectives d’alliance entre robotique et intelligence artificielle ! Ne dit-on pas qu’un emploi sur deux va être transformé en profondeur par le numérique dans les quinze prochaines années ?
Dodo ? En 1967, la grande majorité des Français étaient locataires (45, 7 %) et un nombre significatif d’entre eux étaient logés gratuitement, souvent par leur employeur (12, 8 %). Le travail était la porte d’entrée du logement, sécurisant les propriétaires qui louaient un appartement. Les propriétaires de leur habitation n’étaient que 41, 5 %, souvent héritiers de leur ferme, de leur maison ou de leur appartement. Aujourd’hui, le logement gratuit s’est effondré, la part de la location s’est tassée et le statut de propriétaire immobilier approche 60 %, dont un tiers environ d’endettés qui n’ont pas fini de rembourser le crédit leur ayant permis d’acheter leur domicile. La France est loin d’être la première société de propriétaires en Europe, mais c’est chez nous que la propriété a le plus progressé. Plus l’économie devient flexible, l’emploi précaire et le travail virtuel, plus le besoin d’un ancrage et d’un cadre stable se répercute sur le logement.
Pour devenir propriétaire, il a fallu quitter les centres-villes et, autour du point fixe qu’est le domicile, accepter des emplois toujours plus lointains. Certains géographes soulignent que le mouvement des classes populaires vers la périphérie ou la campagne s’accentue avec l’arrivée d’immigrés récents, qui occupent les emplois de service dans les grandes métropoles. Sans doute… Mais l’économie numérique se traduit surtout par la généralisation de ce que l’on avait constaté dans la Silicon Valley : un besoin intense d’interactions et de proximité physique entre start-up, financiers, designers, avocats, etc., qui se traduit par une envolée des prix de l’immobilier en centre-ville. Le développement du tourisme, conjugué à l’extension de formules comme Airbnb, accentue encore cette montée en flèche. Et l’on assiste à des mouvements hier inconcevables comme la mobilisation du Queens à New York contre l’implantation du siège d’Amazon, qui aurait certes créé 25 000 emplois mais au risque de faire grimper les prix de l’immobilier et de déloger les habitants traditionnels.
Métro ? Des trois termes de 1968, c’est le plus rétro. À Paris, le métro reste certes très fréquenté et des réseaux se sont déployés dans plusieurs grandes métropoles de province. Mais ce n’est pas le moyen de transport de ces néo-propriétaires souvent éloignés. Même le train ne répond pas à leurs besoins, car le moins qu’on puisse dire, c’est que la priorité n’a pas été les petites dessertes ni l’accessibilité du chemin de fer. La seule solution, on l’a beaucoup dit depuis quelques mois, reste la voiture. 53 % des ménages étaient équipés en 1968, 85 % aujourd’hui. Et ce développement s’est fait en favorisant économiquement le diesel. L’effet sur la pollution est considérable et, pour imaginer les évolutions à venir, on peut regarder ce qui s’est passé aux Pays-Bas. Encore plus qu’en France, on y change souvent d’emploi, mais, que l’on travaille à un bout ou à un autre du pays, on garde la même maison. Le risque serait trop grand de quitter son logement et de se retrouver coincé par le renchérissement du foncier. Moyennant quoi, matin et soir, c’est la thrombose sur les autoroutes. Des milliers de voitures à l’arrêt ou roulant au pas, laissant échapper leur gaz carbonique.
Métro, boulot, dodo : c’était l’aliénation au temps cyclique. Chômage, endettement, pollution : c’est le temps déchaîné qui nous propulse dans la crise sociale et écologique. Est-ce inévitable et courons-nous à la catastrophe ? Dans cet « acte II » qu’est l’âge numérique, l’énorme difficulté qu’il nous faut résoudre, c’est le complet réagencement de la scène politique et des structures d’expression de la société civile. Le défi va bien au-delà d’une question d’équilibre entre démocratie directe et démocratie représentative.
Repenser le cadre
du débat
Les enjeux d’hier étaient imbriqués, mais relativement autonomes dans leur dynamique. À l’inverse, les enjeux d’aujourd’hui semblent dépourvus de liens mais ils font système. À titre d’illustration, les syndicats pensaient hier remplir leur mission en restant focalisés sur les questions d’emploi et de travail, tandis que des associations spécialisées s’occupaient de logement et que les mouvements écologistes naissants prenaient en charge l’environnement. À ce cloisonnement de la société civile organisée répondait le découpage des ministères : il fallait remonter à l’étage des valeurs et des idéologies pour retrouver des cohérences politiques transversales.
Aujourd’hui, ce château de cartes s’est effondré et la crédibilité des médias, des politiques et des experts est en cause. Depuis plusieurs décennies, les politiques faisaient du surplace en entendant articuler la question sociale et la question écologique et, en quelques semaines, le soulèvement des Gilets jaunes aura conduit à ce que chacun réalise qu’il est devenu impossible de les aborder l’une sans l’autre. Depuis la création du Giec en 1988, il y a trente ans, les plus grands scientifiques nous alertaient sur les dangers du réchauffement climatique sans que les priorités économiques et politiques changent réellement de trajectoire. Avec un rapport frais et impétueux à la vérité, des mouvements de jeunes lycéens surgis de nulle part exigent désormais que l’on affronte enfin les défis. Il faut faire l’effort d’analyser ces dynamiques nouvelles.
La question majeure d’aujourd’hui est celle
de l’architecture
du débat social.
La question majeure d’aujourd’hui est celle de l’architecture du débat social. Penser ensemble suppose de reconnaître que les plans hiérarchisés et cloisonnés d’hier sont aujourd’hui enchevêtrés. Il faut organiser l’horizontalité des échanges pour saisir la transversalité des enjeux. Contrairement à ce que le président de la République a pu laisser croire durant la première année de son quinquennat, on ne saurait faire la révolution sans les Français ! Et l’horizontalité ne saurait se limiter, comme on l’a vu parfois au cours des séances télévisées du Grand débat, à des questions assises en rond avec des réponses qui émanent du centre. Pour autant, ce serait une erreur d’évacuer la verticalité. Ce qui a fait long feu, c’est une conception descendante, jupitérienne, de la verticalité.
Dans ce qui se passe en France en haut et en bas, dans les tentatives d’organisation des Gilets jaunes comme dans la dynamique du grand débat ou l’impressionnant réveil de la société civile organisée qui voit la Cfdt, la Cftc et l’Unsa s’allier sur un large éventail de propositions à des mouvements écologiques et citoyens, c’est une recherche de transversalité et de rassemblement, combinée à une montée vers le politique. Frédéric Gilli et Laurent Sablic ont rendu compte dans Le Monde d’une vidéo de plus de deux cents entretiens avec des Français, réalisée à la demande de la Cndp au moment où celle-ci était chargée de l’organisation du grand débat. Le plus frappant dans ces entretiens est le sentiment de fierté qui saisit les uns et les autres lorsqu’on leur demande ce qui les ont marqués dans le mouvement des Gilets jaunes : la fierté de voir la France renouer avec son histoire, faite d’insurrections et de fulgurances. On peut voir chacun se redresser, au sens propre du terme, en se sentant partie prenante de notre histoire commune.
De même, depuis la première grève engagée par une jeune suédoise, Greta Thurnberg, contre l’inaction face au changement climatique, ce qui se passe dans les lycées et les collèges a la force incroyable d’un rapport plus exigeant à la vérité. Alors que beaucoup se contentent d’observer et de déplorer un monde de « fake news », cette jeunesse-là entend le transformer. Puisque les perspectives dramatiques qu’annoncent tant d’experts et de savants sont vraies, comment, s’étonne-t-elle, l’économie et la politique peuvent-elles continuer comme avant ? Et pourquoi continuer d’étudier si l’on n’apprend rien de ce qui sera utile lorsqu’il faudra faire face à la catastrophe ? L’audience du mouvement et sa capacité de mobilisation témoignent de la capacité des jeunes à s’émanciper et à s’élever, pour faire face à l’urgence, au-dessus de leur condition d’adolescents.
À l’âge numérique, il faudrait savoir concilier l’horizontalité avec l’affirmation d’une nouvelle verticalité. La verticalité d’aujourd’hui, ce n’est ni celle d’un chef ni celle d’un parti. C’est celle qui naît à l’intérieur de chacun, dans la démarche de se transformer les uns les autres. De ce point de vue, l’une des dimensions du slogan « métro, boulot, dodo » reste d’actualité. C’est l’aspiration, au-delà du quotidien, à une forme de transcendance, qui nous impose d’inventer les voies de cette verticalité ascendante.