Plaire et toucher. Essai sur la société de séduction, de Gilles Lipovetsky
Depuis l’Ère du vide [1], il y a plus de trente ans, Gilles Lipovetsky analyse nos sociétés d’hyper-individualisme avec un regard bienveillant ou, du moins, une neutralité axiologique à rebours de beaucoup d’interprétations défavorables, pessimistes, voire catastrophistes, qui ne voient que ses composantes destructrices : la « personnalité narcissique » et le repli sur le privé qu’elle suscite, les liens avec le consumérisme débridé, la perte de la mémoire historique, l’inculture bêtement festive et l’abrutissement culturel qui en résultent. En ce sens, Gilles Lipovetsky, c’est l’anti-Christopher Lasch ou l’anti-Philippe Muray (qu’il ne cite pas…), c’est l’anti-écologie intégrale et son « apocalyptisme ».
Dans cet ouvrage, il lit et relie les phénomènes de la postmodernité à travers le souci omniprésent de séduire – de « plaire et toucher » (Racine, dans Bérénice). Depuis les Temps modernes, surtout dans la période récente, on peut en effet considérer la séduction comme un, sinon le, marqueur majeur des sociétés hypermodernes. Son essence et sa manifestation sont longuement analysées, définies et décrites, avec sa dimension proprement érotique, dans une longue première partie. Gilles Lipovetsky y insiste sur la dimension anthropologique universelle de la séduction, phénomène inextricablement biologique et culturel, « “machinerie productive” nécessaire à l’économie du désir et ce, en produisant de l’attirance, de l’intérêt de la part des partenaires, de la préférence sexuelle ». On croit comprendre la raison de cette fondation dans la dimension du désir humain le plus vital : elle permet d’écarter ou de rejeter l’idée que la « société de séduction » (avec ses aspects négatifs) serait seulement une invention moderne illégitime, à la fois un rejeton et un producteur de l’emprise capitaliste sur l’ensemble de la culture et du social. Car la séduction a existé bien avant la société de séduction. Elle est présente dans toutes les cultures, mais elle a pris un essor exceptionnel quand est né l’individualisme, qui casse les normes de la séduction que tous (ceux et surtout celles qui le peuvent) doivent appliquer et laisse chacun libre de l’interpréter pour son propre compte.
Cela ne veut pas dire que les critiques soient nulles et non avenues. Le livre n’est pas uniquement le dossier descriptif de la séduction heureuse dans les domaines multiples où elle s’est insinuée, souvent de manière subreptice et inconsciente au départ – l’économie, la politique, l’éducation, l’esthétique, l’information, la culture consumériste au sens large (le marketing commercial, la publicité, etc.). Ni la manipulation ni l’aliénation ne sont absentes de l’hyper-individualisme de la séduction. Il ne va pas sans malaise, mais contre la vision apocalyptique de la séduction devenue monde et l’hypercritique des prophètes de malheur (Cornelius Castoriadis, Bernard Stiegler…) qui l’accompagne – règne du conformisme et du « on » grégaire, mal-être psychologique généralisé, frustrations sans fin, infantilisation universelle, addiction aux achats (inutiles), aliénation, etc. –, Gilles Lipovetsky a beau jeu de rappeler que tous ces phénomènes, qui existent, vont de pair avec une considérable personnalisation, des calculs de consommateurs qui savent rationaliser leurs choix, faire la part des choses, renoncer, épargner, comparer, diversifier, jouir sans frustration. Compte avant tout « ce qui bonifie les expériences du moi, permet la réalisation de soi, donne des satisfactions subjectives ».
Si malaise il y a « dans la civilisation séductrice », elle ne vient pas d’un « narcissisme euphorique » : « La réalité est aussi cruelle que paradoxale, la société de séduction étant à l’origine d’une marée montante de désarrois, d’insécurité intérieure, de déséquilibres psychiques et comportementaux. En ruinant les derniers restes de tradition, en désagrégeant l’emprise des encadrements collectifs […], la société de séduction a affaibli les défenses intérieures des individus et par là, accentué leur insécurité psychique, les sentiments d’échec personnel […], les malaises existentiels. » Le « malheur » inhérent à l’humaine condition, qui frappait tant Simone Weil, n’est nullement empêché, au contraire : il peut être accentué par l’écart entre l’impératif de réussite ou d’optimisation de la vie et la réalité quotidienne de l’échec et du manque. Selon Gilles Lipovetsky, l’hyper-individualisme, dont les expressions touchent presque tous les domaines de la vie, peut certes déboucher, mais pas nécessairement, sur une « sociabilité dominée par des liens de faible intensité », autrement dit par la superficialité généralisée des liens. Il soupçonne néanmoins ces critiques de s’appuyer « sur un moralisme qui ne dit pas son nom », sur la conviction préalable que l’individualisme et la séduction, « c’est mal ». Et une fois encore, il souligne que les « liens faibles » n’empêchent pas les « liens profonds ».
Peut-être envoie-t-il un message assez simple finalement : aucune aspiration à la profondeur, au bien moral, au sacrifice pour autrui, aucun renoncement, aucune foi, aucune résistance au règne de la séduction ne sont interdits. Mais ceux qui aspirent à cela doivent avoir conscience que « plaire et toucher » règnent en maîtres dans les mentalités, que la « frugalité heureuse » qu’ils veulent vivre est un combat possible, sinon perdu d’avance, du moins très difficile à mener, sans doute plus difficile qu’en d’autres temps, et que s’ils veulent en faire, comme aujourd’hui, un combat (écologique, éthique ou religieux) où ils croient avoir le vent en poupe parce que les thèmes catastrophistes sont en vogue, ils risquent fortement de se bercer d’illusions. Foncièrement, Lipovetsky résiste aux sirènes du catastrophisme ambiant, qui lui semblent chanter faux. Il n’éprouve donc pas non plus le besoin de s’expliquer sur les forces qui restent aux individus « séduits et séducteurs » pour construire une société plus humaine, ni le besoin de discuter d’une « commune décence », l’expression que Jean-Claude Michéa reprend à George Orwell pour désigner la capacité de résistance morale au projet libéral-libertaire, dont les affinités avec la société de séduction sont évidentes.
[1] Gilles Lipovetsky, l’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.