Repère – Retour sur les « manifs pour tous »
Repère
Retour sur les « manifs pour tous »
À propos de…
Céline Béraud et Philippe Portier, Métamorphoses catholiques, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Interventions », 2015, 208 p., 12 €
Samuel Pruvot, François Hollande, Dieu et la République, Paris, Salvator, 2013, 188 p., 19, 50 €
Henrik Lindell, les Veilleurs. Enquête sur une résistance, Paris, Salvator, 2014, 139 p., 14, 90 €
Gaël Brustier, le Mai 68 conservateur. Que restera-t-il de la Manif pour tous ?, Paris, Le Cerf, 2014, 240 p., 18 €
Philippe Clanché, Mariage pour tous, divorce chez les catholiques, Paris, Plon, 2014, 208 p., 15, 90 €
Les « manifs pour tous » contre le mariage pour tous en France, en 2012-2013, ont été une surprise par leur nombre, leur durée et leur endurance dans l’opposition à ce qui deviendra la « loi Taubira ». On sait aujourd’hui que des catholiques ont été les fers de lance de la mobilisation : aucun pays de tradition catholique, et en même temps d’aussi forte réputation de sécularisation et de laïcisation, n’a manifesté pareille résistance quand des lois similaires ont été projetées et votées.
L’enquête de Céline Béraud et Philippe Portier, sociologues des religions, porte sur cette énigme française. Ils montrent qu’en réalité, la mobilisation catholique a une préhistoire d’une vingtaine d’années, à la fois à Rome et dans la conférence épiscopale française, et dans des groupements catholiques « identitaires » ou conservateurs avec des personnalités emblématiques, à propos de l’homosexualité et de la bioéthique notamment. Le Pacs (pacte civil de solidarité, 1999), la « théorie du genre » (début des années 2000), les lois autour de la Pma (procréation médicalement assistée), de l’embryon (cellules de souche), de l’utilisation du corps humain, de la fin de vie, la critique des contenus de manuels scolaires, plus récemment les inquiétudes liées à la Gpa (gestation pour autrui) ont fait, de leur part, l’objet d’âpres combats, avec une importante production de textes, des nouages d’alliances, des mobilisations du politique.
La Manif pour tous n’a donc pas surgi de rien, même si l’ampleur des manifestations n’avait été anticipée par personne. Les acteurs religieux (avant tout catholiques), leurs origines intellectuelles, leurs stratégies et leurs ressources, leur inventivité très « moderne » lors des manifestations, leurs dissonances aussi – qui deviendront parfois des haines propres à tous les « radicaux » –, font l’objet d’informations multiples et d’analyses fines dans le livre de Béraud et Portier. Le nom et le rôle des soutiens catholiques à une loi rendant possible le mariage pour tous sont aussi rappelés, mais force est de reconnaître qu’ils n’ont pas autant attiré l’attention médiatique que les « antis ». Il se pourrait aussi que le silence d’évêques, de prêtres, de laïcs ait été moins éloquent que des discours enflammés : pour des raisons qu’il faudrait préciser, il y a eu dans cette affaire des « silencieux de l’Église » qui n’en pensaient pas moins.
Après coup, le résultat est paradoxal : une configuration catholique qui existait sans doute avant les « manifs pour tous » a pris corps et figure avec elles, mais pour autant sa faiblesse dans la culture en pays séculier et laïcisé de France reste manifeste. En outre, les événements l’ont divisée. Les militants activistes de la Manif pour tous peuvent encore faire du bruit (contre la « théorie du genre », par exemple, ou à propos d’enseignements scolaires qu’ils trouvent détestables et contre lesquels ils tentent de mobiliser), mais le rouleau compresseur de la sécularisation reste le plus fort. Reste à savoir si la « droitisation de la société » pourrait assurer aux catholiques d’identité un poids plus grand par le biais politique (c’est cependant douteux, car sur les questions en cause, la droite et le Front national sont divisés).
On voit aussi se dessiner, plus globalement, ce que des sociologues et même des théologiens anglais et américains décrivent comme une orthodoxy opposée à la modernité libérale, orthodoxie « elle-même structurée par une éthique de la verticalité » qui trouve ses arguments dans la tradition des communautés de croyance. Quoi qu’il en soit, il demeure dans le cas français que « l’empreinte catholique sur la culture est certainement plus tenace qu’on pouvait le penser », capable de « réveils » dans des moments d’urgence ou de « panique morale ». Mais cette capacité protestataire en temps d’exception n’est pas confirmée par une force d’attestation et d’attraction en temps ordinaire, susceptible d’infléchir la culture et le mode de vie des individus et des masses. C’est d’autant moins le cas que la visibilité conservatrice (signes musulmans en tête) produit toujours, en retour, de fortes résistances laïques. Les auteurs notent in fine que l’élection du pape François a en partie « déstabilisé » les militants les plus motivés de la Manif pour tous (très marqués par Jean-Paul II et Benoît XVI) et a permis une parole plus libre en faveur d’une évolution de l’Église sur le mariage pour tous et d’autres questions controversées.
L’enquête de Béraud et Portier éclaire des métamorphoses catholiques importantes, trop peu vues, par ailleurs conformes à des évolutions religieuses plus larges. On peut naturellement apprécier autrement certains aspects : par exemple, s’il est vrai que des évêques ont participé très activement, il faudrait regarder de près l’engagement de la majorité d’entre eux ; d’autre part, il y a eu aussi des tentatives d’opposants au mariage pour tous pour argumenter autrement qu’en termes de « loi naturelle » (malgré tout elle fut l’argument absolument dominant). Il me semble que l’argument qui a le plus mordu sur une opinion a priori favorable est l’intérêt de l’enfant : si d’innombrables enfants sont de fait privés, par les circonstances de la vie, d’une famille (père et mère) « normale », pourquoi créer des conditions « anormales » avant leur naissance ? L’exaspération des manifestants a certainement été accrue par le « refus d’entendre » du gouvernement : dans le souci (politiquement compréhensible) de faire passer sa loi, il a de fait refusé totalement le débat sur d’autres solutions. François Hollande surtout en a payé le prix en radicalisant une fraction des opposants à la loi (et à sa personne), alors qu’il avait l’ambition de « pacifier » la société après une présidence très clivante.
Quelques autres livres, parus dès fin 2014, offrent de nombreuses informations sur la mobilisation des « manifs pour tous », leur déroulement, leurs dirigeants et leur signification, et méritent d’être au moins signalés. Les deux premiers sont dus à des auteurs ouvertement (Samuel Pruvot) ou sans le dire (Henrik Lindell) de droite, les deux autres à des acteurs de la gauche politique (Gaël Brustier) et catholique (Philippe Clanché).
Dès son titre, le livre de Samuel Pruvot, rédacteur en chef à l’hebdomadaire Famille chrétienne, un hebdomadaire proche du catholicisme traditionaliste (et familialiste), annonce en partie la couleur : il va parler du décrochage, de la cassure entre la République présidée par Hollande et « Dieu », comprenez : avant tout l’Église catholique. On sera assez tenté de le suivre à propos de la « religion » de François Hollande, ni athée, ni agnostique, mais « décroyant », indifférent à la foi et ajustant ses attitudes par rapport à elle et aux institutions qui la représentent en fonction des circonstances. Ce qui est dit sur la profondeur du divorce entre l’Église et lui est en revanche moins sûr. Des signes divers (y compris des discours de ministres comme Bernard Cazeneuve) laissent penser le contraire – même si des faits et gestes sont interprétés selon cette grille du « Hollande indifférent aux religions » (on pense au discours prononcé lors de la cérémonie aux Invalides pour les morts du 13 novembre 2015 : vide de toute allusion à l’espérance religieuse, il a été vivement critiqué par des catholiques). Et à propos d’une prétendue rupture avec les musulmans à propos de la théorie du genre, Pruvot fait dans la science-fiction (si la rupture existe, elle est avant tout sociale).
Les Veilleurs sont ces étudiants catholiques qui organisèrent à partir d’avril 2013, après le vote de la loi Taubira donc, des rassemblements pacifiques, souvent la nuit, sur les places publiques de nombreuses villes. On y entendait le langage de la « résistance » – une grosse ficelle pour faire allusion à une autre résistance, il y a soixante-dix ans, qui semble tout de même avoir été plus terrible que ces calmes soirées, surveillées par des unités de Crs fatiguées. Aux veillées, on chantait avec ferveur l’Espérance et on lisait toutes sortes de textes ardemment militants, d’auteurs choisis de façon très éclectique – Gramsci était plébiscité avec Victor Hugo ou encore Hélie de Saint Marc. L’enquête de Henrik Lindell fait l’histoire de cette mobilisation inédite et apporte nombre d’informations sur cette « résistance civique » et ses motifs, aussi sur ses leaders et leurs origines. Sans grande surprise, on apprend que la plupart des Veilleurs venaient de la droite catholique et/ou politique très marquée et qu’ils se trouvaient en phase notamment avec le Parti chrétien-démocrate (Pcd) de Christine Boutin (l’une de leur porte-parole fait maintenant carrière chez Les Républicains sous la bannière des « valeurs », en exigeant des candidats à la primaire de droite le retrait de la loi Taubira…). L’un des leaders les plus en vue, Gaultier Bès de Berc, de bonne carrure intellectuelle, était un adepte de la décroissance et a fondé depuis les événements la revue Limite. Henrik Lindell dresse un portrait très favorable du mouvement. On peut ne pas partager cet avis : son idéalisme et sa prétention, la volonté de singer « mai 1968 » tout en l’inversant sont par moments assez puérils. On a plutôt l’impression qu’il a permis l’émergence de jeunes leaders, catholiques intransigeants, nettement « à la droite du Christ » et tentés par la politique à droite, même quand ils sont écologistes jusqu’à la décroissance.
Gaël Brustier, membre de la Fondation Jean-Jaurès, confirme cette impression à partir d’un regard de gauche, mais à propos de l’ensemble du phénomène Manif pour tous. L’intérêt de son étude consiste à le réintégrer dans un temps long qui prépare son irruption. Il n’est pas né de rien, mais d’une autre géographie sociale, des déceptions du politique, du vide culturel et d’un catholicisme fortement transformé à la fois par le Renouveau charismatique arrivé à maturité, le regain du traditionalisme et surtout les nouvelles « générations Jmj », à la fois enthousiastes des papes qui les ont marqués, de leur doctrine et de leur intransigeance, et fortement motivés pour la « nouvelle évangélisation » (en ce sens, parler de « maurrassisme » au sujet du mouvement n’a pas de sens, sinon de façon marginale ; il faudrait plutôt parler de « catholiques conciliaires », mais quelque peu « restaurés » par Jean-Paul II et Benoît XVI). La mobilisation par les réseaux et les nouveaux moyens de communication a été parfaitement maîtrisée par des organisateurs dont la formation et le parcours professionnel « hypermodernes » étaient parfaitement en phase avec le « combat de civilisation ». Le gouvernement de gauche a finalement gagné, mais ce fut une victoire à la Pyrrhus : Gaël Brustier jette une lumière assez crue sur le délitement de toute la gauche dans cette affaire, affairée qu’elle était à faire passer en urgence ce projet – un droit de plus pour une minorité discriminée ! – sans le réinscrire dans un projet, voire une « pensée » politique plus vaste. On pourrait dire : ce fut pour la gauche une victoire politique, mais une défaite culturelle. Pour la droite aussi, Front national compris, qui n’a globalement pas offert beaucoup plus que le spectacle d’un soutien politicien aux manifestations contre la gauche au pouvoir.
L’ouvrage de Philippe Clanché, ancien journaliste à Témoignage chrétien, porte un titre évocateur et très juste : le « mariage pour tous » a effectivement créé un « divorce chez les catholiques », qu’on retrouve encore de façon latente dans les paroisses concernées. C’est un récit journalistique très vivant, d’excellente qualité, qui revisite concrètement l’histoire des événements à partir d’août 2012. Il analyse brièvement les raisons du succès des « anti-loi » et la défaite annoncée des « cathos de gauche », mais il décrit plutôt les réactions et le comportement des divers acteurs de l’Église, leurs prises de parole et leurs silences (ceux des évêques et de la conférence épiscopale, des prêtres qui ont pris parti pour ou contre, de la presse catholique « dans la tourmente », des mouvements chrétiens favorables à la loi, des homosexuels chrétiens et autres – atterrés). Les tensions chez les « anti-loi », qui aboutiront à des ruptures inexpiables, ne sont pas oubliées. Philippe Clanché commente avec justesse le « déficit du débat » chez les catholiques, le défaut de pensée (arrimée sur la « nature »), le malaise dans les paroisses, les tentatives de dialogue malgré tout, les enseignements d’une crise.
Trois ans après, le calme semble revenu. Sur les réseaux sociaux s’étalent les divisions entre les composantes et les dirigeants de la Manif : Frigide Barjot, par exemple, qui a pris parti in fine pour une « union civile » des homosexuels, est vouée aux gémonies par les radicaux, qui ne leur concèdent rien, sinon le respect aux « personnes ». Le cheval de Troie des plus activistes, très à droite, c’est désormais le rejet de la « théorie du genre », dont ils ne démordent pas. Comme dans d’autres pays, la loi a été appliquée, malgré le refus de quelques maires, sans drames considérables. Une partie de la droite semble cependant déterminée à la remettre en cause si elle revient au pouvoir, mais on soupçonne que cette promesse ne pourra pas être tenue. Les conséquences seront sans doute davantage culturelles : incontestablement, les « manifs pour tous » ont obligé tout le monde à réfléchir sur le fond et la forme des nouvelles lois qui « permettent » (Pma, Gpa). Et la « question homosexuelle » n’est pas du tout réglée dans les religions : toute ouverture crée des crispations et des activistes du refus.
Jean-Louis Schlegel
Librairie
Anthony B. Atkinson, Inégalités. Traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla. Paris, Le Seuil, 2015, 448 p., 23 €
À l’heure où un ministre socialiste appelle de ses vœux « de jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires », ce livre peut contribuer à relancer un débat désespérément atone sur les inégalités et les moyens de les réduire.
Dans une première partie, l’auteur décrit le phénomène bien connu de réouverture des écarts de richesse à partir des années 1980. Il passe en revue les causes les plus fréquemment évoquées : mondialisation, effet différencié du progrès technique sur la position compétitive des différentes catégories de travailleurs, écart structurel entre la rémunération du capital et le taux de croissance de l’économie. La thèse qu’il s’efforce d’étayer par cette analyse est que ces mêmes causes produisent des effets différents selon les pays, ce qui tend à prouver que les politiques correctrices ne sont pas sans efficacité. Même si sa conclusion est recevable, cette partie de l’ouvrage laisse insatisfait. Il y manque à tout le moins une mise en perspective des tendances économiques au regard d’un ensemble de phénomènes sociaux (évolution des modes de vie, individualisation du rapport au travail, mutations du lien social) qui contribuent de toute évidence à affaiblir la position des travailleurs peu qualifiés et à dégrader la situation des pauvres.
Dans la seconde partie, Atkinson avance une quinzaine de propositions de réformes. La plupart d’entre elles visent à contrer par la redistribution (fiscalité et prestations sociales) des mécanismes économiques qui tendent spontanément vers un accroissement des inégalités. Mais l’auteur n’en reste pas là et ses propositions les plus intéressantes – qui sont également les plus discutables – visent à agir plus en amont sur la formation des revenus primaires. À cet égard, la plus surprenante est celle qui figure en tête du catalogue :
L’orientation du changement technologique doit être une préoccupation explicite des décideurs publics : ils doivent encourager l’innovation sous une forme qui accroît l’employabilité des travailleurs et intensifie la dimension humaine de la fourniture des services.
La conviction de l’auteur est qu’il n’y a rien d’inévitable dans le fait que l’innovation augmente presque toujours l’avantage comparatif des travailleurs les plus qualifiés. Selon lui, l’État dispose de moyens d’action pour « tenter de relever la productivité dans les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre » (p. 175). Avouons-le, il peine à convaincre sur ce point, tant il semble évident que l’innovation technologique est un phénomène mondial échappant au contrôle des États.
La deuxième proposition, moins surprenante pour un lecteur français, vise à remettre l’État en position d’arbitre du jeu social au profit des salariés :
La politique menée par les pouvoirs publics doit viser un juste équilibre des forces entre les parties et, à cette fin, (a) introduire une dimension explicite de répartition dans la politique de la concurrence ; (b) assurer un cadre juridique qui autorise les syndicats à représenter les travailleurs dans des conditions équitables ; et (c) créer, s’il n’existe pas, un Conseil économique et social réunissant les partenaires sociaux et d’autres organisations non gouvernementales.
Cette prise de position doit bien sûr être replacée dans le contexte britannique, le système social du Royaume-Uni ayant été durablement déstructuré par la politique antisyndicale du gouvernement Thatcher.
Parmi les autres propositions, on mentionnera celle de mettre l’État dans l’obligation d’offrir « un emploi public garanti au salaire minimum à ceux qui le souhaitent » (p. 198). L’idée n’est pas nouvelle, du moins en France ; elle a inspiré depuis trente ans divers dispositifs d’emplois publics subventionnés, des Tuc (travaux d’utilité collective) aux Ces (contrats emploi solidarité). Les bilans qui en ont été tirés n’incitent pas à l’optimisme, mais il est fort possible que l’on ait manqué d’ambition dans le calibrage de ces mesures et de conviction dans leur mise en œuvre.
Quoi que l’on pense de ce programme, il a le mérite d’incarner une posture de réformisme radical qui manque dans le débat français et de remettre à l’ordre du jour l’exigence politique de s’attaquer résolument et directement aux inégalités, sans se limiter à poursuivre un idéal d’égalité des chances qui fait de plus en plus figure d’oxymore. Il prend à contre-pied le fatalisme qui sévit sous diverses formes au sein de la gauche et qui conduit à subordonner toujours plus étroitement la politique sociale à la compétitivité et à la croissance.
Bernard Perret
Jérôme Glicenstein, L’invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain. Paris, Puf, 312 p., 22 €
Dans un passé encore récent mais qui peut nous sembler déjà lointain, lorsque nous allions voir une exposition, seuls le nom de l’artiste ou la thématique de l’exposition importait. La personne qui en avait piloté l’agencement, conservateur de musée ou commissaire, ne retenait pas notre attention et elle ne songeait pas à apparaître sur le devant de la scène. Il s’agissait pour elle d’assurer, avec des dosages variables, le service de l’institution qui l’employait, celui du ou des artistes exposés, celui enfin du public accueilli. Déjà, pourtant, en 1969, le conservateur suédois Ponthus Hulten avait été mis en cause, parce qu’à l’occasion d’une exposition qu’il avait organisée au MoMA, à New York, il avait présenté une œuvre contre l’avis de son auteur, qui aurait souhaité ne pas produire celle-ci, mais d’autres. L’artiste, furieux, avait dénoncé une forme d’abus de pouvoir. Peu à peu, depuis lors, la position de ceux qui sont les concepteurs et organisateurs des manifestations artistiques a changé, jusqu’à l’émergence du personnage du « curateur ». C’est à cette émergence et aux questions qu’elle soulève que Jérôme Glicenstein, lui-même artiste et professeur au département des arts plastiques de l’université de Paris 8, consacre un livre dont le sous-titre annonce au lecteur qu’il va, sous l’angle de cette figure, de cet acteur, explorer la manière dont l’art contemporain s’est transformé du point de vue de sa monstration.
Le parcours est riche et fort intéressant. Il permet de récapituler nombre des problèmes liés aux évolutions du marché de l’art, dans le contexte de la mondialisation, et à celle de la place qu’y tiennent non seulement les artistes mais aussi les institutions. L’un des intérêts de l’ouvrage est précisément de ne pas se focaliser, comme on le fait trop souvent, sur le seul marché, mais de traiter les différents aspects de la production de l’art contemporain.
Le livre commence en évoquant l’exposition présentée au Palais de Tokyo, pendant l’été 2013. Sous le titre « Nouvelles vagues », cette exposition (qui débordait le site lui-même pour s’étendre jusque dans trente et une galeries privées) était dédiée… aux curateurs ! Leurs propositions étaient en quelque sorte des œuvres par elles-mêmes, des « méta-œuvres » réalisées à partir d’œuvres d’artistes, mais aussi de divers documents et matériaux… Bref, la fonction de curateur s’accompagnait d’un geste d’auteur, ou du moins d’une ambition créatrice ou performatrice assumée, bien au-delà de la simple intention de présenter des œuvres à un public de la manière la plus « objective » possible.
Emblématique d’un mouvement déjà bien lancé, l’exposition « Nouvelles vagues » ne problématisait pas pour autant la nouvelle situation. Il est d’ailleurs difficile de le faire car, comme le montre bien Glicenstein, la réalité qu’elle met en exergue est diverse. La frontière s’est troublée entre les artistes et ceux qui les exposent. Certains créateurs ont pris le parti de devenir eux aussi des commissaires ou des curateurs. Les institutions sollicitent désormais les uns et les autres. Un métier est apparu qui n’existait pas, mais il a trouvé sa place en raison de l’extension considérable du marché de l’art et des propositions artistiques ces dernières années. Il dispose aujourd’hui de lieux de formation, de revues… Les curateurs agissent comme des poissons-pilotes, des indicateurs, des sélectionneurs. Certains font carrière, à la fois nomades et managers de l’art. Pour eux comme pour les artistes, la question de l’indépendance – des institutions, du marché – est à la fois stratégique et ambiguë. Leur indépendance apparaît comme une condition essentielle de la liberté et de l’originalité de leur intervention, mais elle n’est garantie que par la multiplicité de leurs employeurs, de leurs sources de financement. C’est donc tout un réseau international qui se dessine – institutions, contre-institutions, musées, biennales, mécènes, galeristes, collectionneurs, entreprises, foires… – au milieu duquel artistes et curateurs évoluent. Comme l’artiste, quoique à un degré moindre, le curateur apparaît, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, comme d’autant plus indépendant qu’il peut asseoir son activité sur des formes de collaborations institutionnelles ou para-institutionnelles dont l’emprise sur lui n’est pas nulle. Au point que l’on peut se demander, comme le suggère l’auteur en citant Luc Boltanski, si les différents « travailleurs précaires » de la scène de l’art contemporain, artistes et curateurs, ne sont pas les avant-gardes de la mutation économique engagée par le néolibéralisme, déterritorialisés, ultra-autonomes…
L’un des effets de cette situation est de favoriser l’émergence de propositions – qui ne sont pas toujours des œuvres en elles-mêmes – qui ne prennent pas place directement sur le marché de l’art, tout en l’influençant ou en servant de point de passage vers celui-ci. C’est donc un rapport complexe qui se dessine entre la création, l’exposition et le marché.
Avec méthode, Glicenstein traite successivement de la figure du curateur, puis de son institution, avant d’examiner le curatorial, terme qui ne recouvre pas tant une manière de travailler, avec ses techniques et ses obligations, que les intentions qui animent le curateur et les conditions et l’environnement dans lesquels il agit. Il nourrit son propos de multiples points de vue d’artistes, de curateurs, de conservateurs, d’historiens et de critiques d’art. Mais il se garde bien de conclure, préférant souligner l’extrême diversité des curateurs, de leurs pratiques et de leurs objectifs. Il montre également comment tout cela s’inscrit dans un contexte de mondialisation de l’art contemporain, qui provoque d’un côté des formes d’homogénéisation, qui peuvent apparaître comme l’imposition à toute la planète de standards et de repères occidentaux, et de l’autre des réactions à ce mouvement, qui génèrent des discours et des pratiques critiques…
Il apparaît au fil de la lecture, même si Glicenstein semble hésiter à le problématiser, que l’émergence de la fonction de curateur tend, chez un certain nombre d’entre eux du moins, à transformer l’acte artistique pour le faire passer du poétique au politique, comme si l’intention contestataire ou « attestataire » s’imposait. Au point qu’est parfois privilégiée l’organisation de débats et de prises de parole autour de questions éthiques, politiques, économiques. On songe notamment, même si elle n’est pas évoquée dans le livre, à l’installation de Thomas Hirshorn au Palais de Tokyo en 2014, Flamme éternelle, qui agissait autant comme curateur que comme artiste, en produisant un vaste forum pendant lequel des intellectuels étaient conviés à prendre la parole et à dialoguer avec le public. Tout semble se passer comme si l’on avait atteint le point où l’effet produit se dissocie de la nécessité d’être porté par un objet esthétique. L’œuvre semble presque ne plus être nécessaire… Communication, animation, action sociale et politique, organisation et exposition se rejoignent et s’interpénètrent sur une scène où il suffit, à la suite de Duchamp, qu’un curateur ou un artiste assigne à un objet, à une posture, à un dispositif la qualification d’être de l’ordre de l’art.
On est en droit de se demander si ce glissement n’a pas à voir avec une quête de pouvoir, à tout le moins d’influence, comparable à ce que l’on observe sur la scène médiatique. C’est ici que le livre de Glicenstein trouve sa limite, car cette question, qui s’impose à la lecture, n’est pas explicitement formulée, alors qu’elle est, à côté de l’évolution du marché proprement dit, au cœur des mutations de l’art contemporain. S’attachant essentiellement à ce que les différents acteurs disent de leur propre travail, de la scène artistique et du marché, l’auteur manque d’une prise de distance sociologique qui permettrait de creuser cette question qui s’apparente à celle de la place et du rôle des experts (parfois autoproclamés) ou des « clercs » dans d’autres domaines. Cela permettrait ensuite de revenir à une autre interrogation qui reste dans l’ombre, celle de la place des œuvres aujourd’hui, pour examiner en quoi le poétique peut encore avoir un sens et une puissance dans l’espace mondialisé, sans être immédiatement arraisonné par l’éthique, la politique ou la communication.
Jean-François Bouthors
Thierry Paquot, Désastres urbains. Les villes meurent aussi. Paris, La Découverte, 2015, 224 p., 17, 90 €
À une époque que d’aucuns appellent désormais « l’ère urbaine », s’imposent à nous des mutations profondes et rapides. Spécialiste de la question urbaine, Thierry Paquot publie aux éditions La Découverte un nouvel essai intitulé Désastres urbains. Les villes meurent aussi. Guidé par un impératif moral qui fait écho à celui des aèdes et des prophètes des temps anciens, il y dresse un état des lieux alarmiste de notre façon de fabriquer la ville.
En guise de prologue, l’évocation de la destruction de Pompéi, celle des incendies de Londres ou de Lisbonne et jusqu’au désastre nucléaire de Fukushima lui permettent de faire partager cette conviction : les hommes y ont toujours une part de responsabilité. Comme par le passé, des catastrophes surviendront et elles découleront aussi « de politiques volontaires, conscientes et revendiquées comme bienfaisantes ». On le comprend assez vite, les désastres naturels sont pour lui une métaphore de catastrophes d’un autre ordre, éthique, culturel et civilisationnel. Authentique substrat de notre spiritualité, la ville ancienne disparaît tandis que les logiques fonctionnalistes et productivistes bâtissent des univers standardisés dont on ne sait quel homme peut surgir. Le philosophe-géographe nous incite à projeter nos regards vers l’avenir en scrutant l’ombre portée des grandes transformations de notre environnement sur la condition humaine.
L’être humain est sensoriel, relationnel et situationnel… Si la ville, dans sa diversité spatiale et temporelle, son indiscipline… se révèle un terreau favorable à la mise en relation, le grand ensemble par sa monotonie architecturale, son unidimensionnalité sociologique, son uniformité culturelle, ne peut susciter ces ponts et encore moins ouvrir ces portes.
Les cités-dortoirs dont il traite en début d’ouvrage sont historiquement la première grande transformation urbaine de notre modernité. Il reprend la chronologie des faits, depuis la création des Congrès internationaux des architectes modernes (Ciam) en 1928, dont l’objectif était d’élaborer une production de logement social à partir des idées de l’époque, jusqu’à la circulaire Guichard de 1973, mettant fin au gigantisme des grands ensembles. Dans l’intervalle, il montre comment la critique s’organise : littérature et sciences humaines témoignent du désamour grandissant entre ces quartiers surgissant comme le grand projet social d’une époque et le regard que l’habitant ou le visiteur leur portent. L’entêtement d’une pensée moderniste ou moderniciste, confortée par la générosité de ses intentions, ignore délibérément la critique de son temps.
Si le premier chapitre est assez consensuel (qui défend encore les cités-dortoirs ?), on est davantage surpris que les tours et les immeubles de grande hauteur soient dénoncés, à l’égal des grands ensembles, comme des objets voués à disparaître. Au-delà de leur coût économique et écologique, de la difficulté qu’il y a à y vivre, Thierry Paquot n’hésite pas à mettre en cause leur atout principal, leur image même dont il nous dit qu’elle est dépassée, la Silicon Valley leur préférant depuis longtemps un autre modèle architectural. Après les tours, ce sont les centres commerciaux et les gated communities qui passent sous les fourches caudines de l’auteur, chacun de ces thèmes étant envisagé avec la volonté de donner à penser la nature du lien qui unit le vivant à son milieu par tous les moyens anthropologiques, philosophiques, psychanalytiques, historiques, autobiographiques. Certes, une analyse au coup par coup des opérations urbaines conduirait à émettre un bilan plus nuancé, mais l’auteur met en cause nos mœurs et nos idéologies : le capitalisme déréglé, la société de consommation, le productivisme, le matérialisme et, en fin de compte, le dirigisme.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, Thierry Paquot aborde la question des politiques urbaines. À propos du « Grand Paris » notamment, il fustige « des décideurs obsédés par la vision pyramidale du pouvoir », qui ne proposent rien d’autre que de gigantesques projets « à la française », où le manque de concertation le dispute à l’obsolescence des concepts. Ainsi, les pôles d’excellence et les rhizomes qui sont les « grandes idées » du « Grand Paris » sont remis au goût du jour de l’ancien dirigisme d’État. Avec les mêmes recettes, on inventa jadis les villes nouvelles et le quartier de la Défense, décrit comme « une excroissance urbaine de l’âge du productivisme qui est le paradigme de ce qu’il ne faut plus bâtir » (p. 159). Quel autre modèle choisir ? L’auteur ne va pas jusqu’à proposer de réponse. Aux yeux de Thierry Paquot, ces manifestations de la technique se traduisent par un oubli de soi qu’il appelle assujettissement et qui a pour corollaire un déficit de sociabilité qu’il nomme enfermement. Elles font de nous des êtres déracinés condamnés à vivre dans un présentisme exacerbé.
En opposant frontalement ville/culture d’un côté, tours, malls et gated communities de l’autre, Thierry Paquot choisit d’ignorer des manifestations de l’imagination contemporaine. La Tragédie de la culture, théorisée par Georg Simmel, avait en son temps évoqué la contradiction interne de la culture, tout à la fois mémoire morte d’un passé fossilisé et terrain d’expérimentation investi par des esprits créateurs engagés dans la vie. En appliquant ces catégories au paysage de la ville, on comprend la nature tragique du panorama urbain, composé pour partie d’un patrimoine muséifié, de l’autre de l’architecture en train de s’inventer. Ainsi peut s’interpréter la mélancolie profonde qui saisit l’homme tandis qu’il habite les lieux nouveaux de la modernité. Cependant, on sent bien que cette opposition passé/présent ne permet pas à elle seule de saisir la complexité du paysage. Au-delà de la critique de telle ou telle de nos pratiques urbaines, Thierry Paquot montre que la production automatique, la répétition triviale des formes et des formules fournissent le commun d’un paysage moutonnier contre lequel aucune critique ne semble opérer. Elle le fait avec la complicité active des politiques urbaines, elles-mêmes émanations de la machine administrative. Ainsi, centres commerciaux, tours, rhizomes sont des objets hybrides qui ne sont plus à proprement parler le produit du génie humain. On peut se demander à bon droit s’ils sont encore des biens culturels.
Au-delà de son caractère un peu systématique, Désastres urbains constitue une balise de détresse. Thierry Paquot s’y attache à opérer la confrontation rigoureuse des objets urbains avec les expressions de ceux qui les vivent de manière sensible. Il témoigne ainsi du schisme intérieur qui traverse chacun d’entre nous et d’une mutation profonde et inédite de l’humain. Une autre ville est-elle possible ?
Nicolas Nahum, architecte
Dominique Bourel, Martin Buber. Sentinelle de l’humanité. Paris, Albin Michel, 2015, 828 p., 26 €
Celui-là même qui a horreur de ce nom et qui serait sans Dieu, le jour où dans l’élan de tout son être il s’adresse au Tu de sa vie, ce Tu qu’aucun autre ne limite, celui-là même invoque Dieu.
La croyance ne se revendique pas mais elle s’exprime chaque fois qu’une personne – même si elle se croit sans Dieu – s’adresse à une autre et l’appréhende sans rien abstraire de ce qu’elle est pour entrer en relation avec elle, affirme Martin Buber (1878-1965) dans son œuvre philosophique majeure, Je et Tu.
À la relation, entendue comme événement au cours duquel deux personnes s’ouvrent à l’influence l’une de l’autre, Buber attribue le pouvoir de faire advenir la réalité en attente de réalisation. Celui qui se risque à entreprendre le premier geste vers l’autre comme celui qui lui répond se transforment en vue de ce qu’ils ont à devenir, lorsque entre eux naît une relation inscrite sous le signe de la réciprocité. À cet instant précis, le monde n’est plus, pour les deux partenaires, miné par les divisions, mais retrouve l’unité qui fut de tout temps la sienne. Moment de grâce éphémère, la relation dure le temps d’une présence jusqu’à la séparation inéluctable, qui laissera les deux partenaires dans la nostalgie l’un de l’autre et de l’unité un instant retrouvée.
Il s’agit du message d’un penseur atypique, comme Buber aimait à se qualifier, à qui Dominique Bourel consacre une remarquable biographie, érudite, qui fait mieux percevoir comment, dans chacune de ses entreprises, la même intuition se révélait à elle-même. Sioniste engagé dès la première heure, Buber n’entend pas demeurer dans la passivité quant à la tâche qui attend son peuple et n’hésite pas à risquer de contrarier les pionniers du mouvement en affirmant la nécessité d’accompagner le retour en Terre sainte d’un renouvellement de la foi juive.
C’est effectivement cette dernière que Buber promeut lorsqu’il se lance, après l’obtention de son titre de docteur – qui lui sera retiré par le régime nazi – dans une compilation inédite des récits et légendes hassidiques. Dans ce courant de la mystique juive apparu au xviiie siècle en Europe orientale, Buber voit l’expression inégalée des qualités fondamentales du judaïsme. L’empreinte du hassidisme se lit également dans sa philosophie, puisqu’on y retrouve l’affirmation qu’un rapport à Dieu ne peut se faire sans entrer en relation avec les êtres qu’il nous est donné de côtoyer au quotidien.
Philosophe, interprète de la mystique juive, traducteur de la Bible, théoricien de l’éducation : aucune facette de cette figure inclassable et terriblement inspirante du xxe siècle n’est omise. Comme nous prévient Dominique Bourel dès l’introduction de son ouvrage, c’est une tâche de grande ampleur, en raison notamment des nombreuses pages d’histoire auxquelles la vie de Buber renvoie et qui le lient autant à l’histoire mouvementée de l’Europe qu’à la naissance douloureuse de l’État d’Israël. À travers la retranscription d’un grand nombre de lettres, de Buber ou de ceux qui ont croisé son chemin, le biographe réussit à retracer les événements qui ont bouleversé son temps. La première moitié de l’ouvrage est ainsi scandée par des lettres de Stefan Zweig, dont la tonalité foncièrement pessimiste laisse pressentir la catastrophe.
Dominique Bourel retrace précisément les différentes étapes de l’engagement de Buber dans le sionisme, ainsi que son rôle dans la promotion du mouvement auprès de ses compatriotes juifs. Très vite, Buber se place parmi ceux qui font entendre une voix dissonante par rapport à la position officielle représentée par Theodor Herzl et ses condisciples. Le mouvement ne doit pas se contenter d’avancées sur les seuls plans politique et diplomatique, mais les accompagner d’avancées culturelles. C’est seulement ainsi que le sionisme pourra être la réponse adéquate à l’alternative devant laquelle, selon Buber, se trouvait le peuple juif, disparaître ou renaître. La renaissance, bien comprise, ne doit être entendue ni comme un retour réactionnaire à des formes passées, ni comme le fruit d’un progrès. Elle consiste en une radicale nouveauté, produit d’un mouvement de revirement visant la réalisation du judaïsme.
Buber s’exprime ainsi contre l’assimilation du sionisme à un nationalisme érigé sur le modèle européen. La réalisation qu’il vise et dont une des étapes essentielles est l’installation du peuple juif en Palestine s’accompagne nécessairement d’un investissement actif pour l’entente judéo-arabe. C’est ainsi que, sur le plan politique, Buber s’exprime avec quelques autres pour la création d’un État binational : permettant d’installer la paix entre les deux peuples, il favoriserait leur coopération en vue du développement du pays. Nous enjoignant de ne pas croire à la fatalité, Buber nous lègue ce que certains ont qualifié d’utopie.
En parallèle de ses prises de position politiques, sont présentés les différents écrits théoriques de l’universitaire. Rien n’est omis du contexte d’écriture et une large place est laissée à la réception de chacune de ses œuvres. La parole est autant donnée à ceux qui louent son travail et se revendiquent de sa pensée qu’à ceux qui lui assignent les critiques les plus sévères. Est ainsi reprise la critique formulée par l’ami Franz Rosenzweig, avec lequel Buber a mené son travail de traduction de la Bible jusqu’à la mort de celui-ci. Au mot fondamental Je-Cela, qui dans la philosophie bubérienne rend compte avec l’autre mot fondamental Je-Tu de toute la réalité, Franz Rosenzweig reproche une trop grande simplification.
Parmi les autres dialogues que Buber a entretenus avec les penseurs de son temps, retenons celui engagé avec le philosophe Emmanuel Levinas, dont cette biographie nous donne à connaître une lettre encore inédite. Le point de discorde entre les deux philosophes de l’altérité porte cette fois sur la question de la réciprocité, à partir de laquelle Buber envisage la relation. Levinas la rejette comme inadéquate à rendre compte d’un rapport dans lequel l’altérité serait préservée.
La biographie se clôt sur le flux d’hommages exprimés à la mort du philosophe. Venus de toutes parts, ils révèlent la grande influence exercée sur son époque et font signe vers une des affirmations les plus profondes de sa pensée : seule la réalisation la plus parfaite de sa propre singularité permet un accès à la plus grande universalité.
Sihem Riad
Brèves
Jean-Claude Guillebaud, Le tourment de la guerre. Paris, L’Iconoclaste, 2016, 400 p., 20 €
Dans son dernier livre, Jean-Claude Guillebaud croise son histoire personnelle avec des réflexions originales sur la guerre et la paix, à l’heure où le terrorisme version Daech occupe les corps et les esprits à peu près partout dans le monde. Fils d’un général qui a combattu au Vietnam, frère d’un lieutenant qui était à la tête d’un bataillon de harkis en Algérie et qui a dû quitter l’armée après l’échec des généraux, Guillebaud (né en 1944) se demande comment sa génération a pu oublier la guerre, entre 1962 et le début des années 2000, avec la propagation du terrorisme. Grand reporter bien connu, il s’est aventuré sur presque tous les champs de bataille et a connu les pires atrocités. Guillebaud ne se contente pas de décrire ; il permet de bien comprendre comment la guerre napoléonienne (avec les levées en masse qui font suite à la Révolution) est une phase intermédiaire entre la guerre des princes (qui repose sur le respect de l’adversaire) et la guerre « nationaliste » de masse à outrance, celle de Clausewitz et de Hippolyte de Guibert (dont Guillebaud sort des archives les Écrits militaires de 1790), qui va donner lieu aux massacres de 1914-1918. Mais, selon lui, la guerre a désormais donné lieu à des « états de guerre » (Frédéric Gros) fort divers qui ont fait croire, après la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’Algérie, qu’on était en France sorti de la guerre. Dans cette enquête très fouillée et ponctuée par des voyages, l’auteur insiste sur notre fascination pour la violence de la guerre (voir l’émotion ressentie quand il revêt pour la première fois un treillis américain au Vietnam, avant de monter dans l’hélicoptère affrété pour les journalistes, et le chapitre sur l’engouement pour la musique militaire, conclu paradoxalement sur le refus de la musique par Daech). Ce livre, qui ne fait pas de l’islam « la cause », invite à comprendre le terrorisme à travers une interrogation plus large sur la guerre (avis à la ministre de l’Éducation nationale et à ses pédagogues) et montre, certes en chrétien, qu’il n’est pas inimaginable de « quitter la guerre » (encore faut-il l’avoir reconnu !), dans le chapitre qui rappelle le commentaire d’Hypérion de Hölderlin, proposé par R. Girard et B. Chantre. On ne peut pas faire l’économie de la guerre, mais on peut tenter de « quitter » la guerre réelle, comme son état d’esprit qui court sur l’internet : se retirer du monde de la guerre sans céder au pacifisme qui risque toujours de laisser filer la guerre. Merleau-Ponty avait écrit un beau texte à ce propos après 1945, « La guerre a eu lieu ». Avec cet ouvrage très personnel, Guillebaud a réussi l’un de ses plus beaux livres, qui ne renonce pas à l’émotion et à la passion des voyages !
O. M.
Alain Guillemoles, Ukraine : le réveil d’une nation. Paris, Les Petits Matins, 2015, 216 p., 14 €
Fin 2013, on a vu, au centre de Kiev, des citoyens ukrainiens brandir ensemble leur drapeau national et le drapeau européen. Les occupants de Maïdan savaient bien que leur pays ne rejoindrait pas tout de suite l’Europe. Mais ils ne pouvaient pas renoncer à la perspective de renforcer les liens, notamment commerciaux, de leur pays avec l’espace occidental. Quand Viktor Ianoukovitch a dénoncé le projet d’accord d’association avec l’Union européenne, il a déclenché la révolte parce qu’il cédait à la volonté russe. Un bel exemple de concordance entre l’aspiration européenne et la défense de l’autonomie nationale ! L’Europe apparaît en effet ici comme un recours contre l’intense pression exercée par le grand voisin russe, qui a toujours considéré l’Ukraine comme un espace dont il devait contrôler la souveraineté, quitte à couper le gaz ou à susciter le chaos dans la région du Donbass. Journaliste à La Croix, Alain Guillemoles a longtemps été correspondant en Europe centrale et orientale. En partant du récit vivant des quelques semaines déterminantes de l’hiver 2013-2014, il fait le portrait historique, géographique, économique et culturel d’un pays qui a déjà échoué par deux fois, après l’indépendance de 1991 et après la révolution « orange » de 2004, à s’émanciper de la tutelle russe et de l’emprise des oligarques sur l’économie. Au passage, il contredit utilement la propagande ou les argumentaires russes sur les « terroristes fascistes » de Maïdan et sur l’absence d’unité du pays. L’Ukraine inquiète le pouvoir russe parce que la rue y a chassé l’autocrate affairiste qui la gouvernait. Mais avec l’annexion de la Crimée, Poutine a enfin obtenu une victoire territoriale qui consolide son pouvoir. À la jonction de l’Europe, qui doute d’elle-même, et de la Russie, qui cherche une revanche à l’après-1989, l’Ukraine doit aussi apprendre à se gouverner : les nouveaux militants issus de l’« Euromaïdan » sauront-ils enfin réformer leur pays ?
M.-O. P.
Adrien Le Bihan, De Gaulle et la Pologne. Espelette, Cherche-Bruit, 2015, 296 p., 18 €
Collaborateur régulier d’Esprit des années 1970 aux années 2000, grand connaisseur de la Pologne où il a longtemps vécu (l’Arbre colérique. Journal de Cracovie, 1976-1986, La Découverte, 1987 ; Auschwitz Graffiti, Librio, 2000), Adrien Le Bihan est également un arpenteur des textes de Charles de Gaulle et l’auteur d’un De Gaulle écrivain, publié en 1996, qui est aujourd’hui une référence (réédition Fayard/Pluriel, 2010). Comment s’étonner alors qu’il consacre un ouvrage minutieux et original aux liens entre de Gaulle et la Pologne qui éclaire simultanément le personnage et le pays de Gombrowicz et de Walesa. « Capitaine français entre l’Atlantique et l’Oural », instructeur d’officiers polonais entre juin 1919 et mai 1920, de Gaulle participe à la guerre russo-polonaise, ce qui lui permet d’assister au déferlement des « armées rouges », de se pencher déjà sur le sort des juifs de Pologne et d’en tirer des leçons. On aura compris que cette partie du livre permet de mieux comprendre les réflexions stratégico-militaires du Général, mais aussi sa vision géopolitique concernant la place de la Pologne face à l’Allemagne et à la Russie. Suivent des chapitres très originaux sur Weygand et de Gaulle, sur une visite de celui-ci à Staline et un dîner au Kremlin, mais aussi sur le cardinal Wyszynski et Gomulka, ou encore des épisodes privés ! Dans ce dernier cas, Le Bihan, qui a la plume minutieuse (à la Vidal-Naquet !) et acide, n’hésite pas à corriger les biographes attitrés du Général, de Max Gallo à Jean Lacouture ! Voilà un livre qui mériterait une publication en bonne et due forme. Signalons que Le Bihan vient de publier parallèlement chez Perrin en 2015 un ouvrage : Isaac Babel. L’écrivain condamné par Staline. Peu d’auteurs ont cette capacité de faire entendre l’histoire à travers les écrivains !
O. M.
Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg, Les droites extrêmes en Europe. Paris, Le Seuil, 2015, 318 p., 20 €
Celui qui ignore tout du sujet de ce livre sera d’abord époustouflé de la diversité extrême des droites extrêmes en Europe et au-delà : une véritable poussière de petits partis et de groupuscules, avec des origines et des filiations hétérogènes, des affinités et des oppositions doctrinales ou idéologiques, des dissidences multiples, des résurrections quand tout à coup l’époque se fait propice à leurs thèmes de prédilection. Le Front national et ses racines dans l’histoire longue sont emblématiques à cet égard. Les auteurs font justice en passant de ce qui revient à ou relève de la thématique nazie ou fasciste ; l’accusation de « fascisme » est devenue une insulte commode pour disqualifier certaines idées et comportements de droite, elle finit par ne plus rien dire. L’index final des « principales formations et personnalités » sera extrêmement utile, car la lecture du livre souffre, il faut le dire, du pullulement des noms de groupes et de leaders dont il rappelle l’apparition, l’histoire – et la disparition éventuelle – pour l’ensemble des pays européens (et la Russie). C’est en réalité, sans le dire, un véritable dictionnaire ou une encyclopédie des droites extrêmes, et il vaut mieux le consulter comme tel, plutôt que comme un texte suivi.
J.-L. S.
Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse ». Paris, La Découverte, 2016, 184 p., 13, 50 €
Dans les médias et en politique, nombreux sont ceux qui rejettent l’interprétation sociologique sous prétexte qu’elle excuserait des comportements répréhensibles, tels que la délinquance, l’inactivité et l’échec scolaire. Le livre de Philippe Val, ancien directeur de Charlie Hebdo et ancien directeur de France Inter, sur le Malaise dans l’inculture (Grasset, 2015) en fournit un exemple paradigmatique. Il donne également l’occasion à Bernard Lahire de s’indigner contre une telle méconnaissance et résistance à la discipline à laquelle il appartient. Le sociologue rappelle donc que comprendre une réalité sociale, ce n’est pas la justifier et il dénonce ceux qui s’empressent de punir sans comprendre. Comprendre la réalité sociale, c’est resituer les actions dans un contexte historique de domination et d’exploitation, et ainsi critiquer la fiction de l’individu libre et responsable. Les débats récurrents sur le travail dominical et sur la prostitution, par exemple, témoignent du danger qu’il y a à considérer le consentement personnel en faisant abstraction de tout contexte social. Ce plaidoyer pour la sociologie conduit l’auteur à la proposition de renforcer l’enseignement des sciences sociales au lycée afin de former les futurs citoyens.
J. C.
Mireille de Sousa, de la rue Jacob à la rue Saint-Martin
Une revue comme Esprit, contrairement à l’image que l’on peut en avoir, est une entreprise en bonne et due forme qui doit vendre un produit, à savoir, chaque mois, un ensemble composé des textes de ses collaborateurs, proches ou lointains. De fait il faut commercer, communiquer, nouer des relations avec libraires et lecteurs, payer des salaires, préparer l’assemblée générale des actionnaires, correspondre avec les amis étrangers, assurer les liens avec Transfaire, notre service à l’édition, recevoir ceux qui passent à l’improviste… sans parler des dégâts malheureusement peu mécaniques des ordinateurs, ce à quoi il faut remédier dans l’urgence. Et j’en passe… C’est la vie quotidienne d’une revue.
Tout cela, loin de représenter un marginal travail de l’ombre, exige une disponibilité, un suivi quotidien, dont beaucoup de collaborateurs et amis de la revue n’ont pas nécessairement conscience, quand ils viennent à la revue pour participer à des réunions. Une revue intellectuelle généraliste, une revue internationale fondée en 1932 par Emmanuel Mounier, qui avait renoncé à l’université pour animer le débat intellectuel (comme Sartre après-guerre pour Les Temps modernes), c’est de l’intelligence à partager tous les mois, mais c’est aussi une économie qui réclame de la rigueur et de la cohérence. Toute cette part du fonctionnement d’Esprit a été assumée depuis des décennies par Mireille de Sousa, l’actuelle directrice administrative, qui a décidé de quitter la revue à la fin du mois de janvier 2016.
Entrée à Esprit en 1975, à l’époque de Jean-Marie Domenach, alors que la revue se trouvait rue Jacob dans des bureaux loués aux éditions du Seuil dont, rappelons-le, les liens avec Esprit sont de fondation, Mireille de Sousa a migré avec nous de l’autre côté de la Seine au 212, rue Saint-Martin. Au moment où une nouvelle équipe se mettait en place à la fin 1988, après le départ de Paul Thibaud, elle a conduit les transformations juridiques et l’augmentation de capital qui a assuré les bases financières de la revue durant des décennies. C’est dire que le devenir de la revue a reposé sur son action au long cours dont nous tirons plus que jamais les bénéfices aujourd’hui. Tous ceux qui l’ont rencontrée ou qui lui ont parlé au téléphone connaissent sa capacité d’écoute et sa politesse naturelle. À cela, il faut ajouter la présence permanente derrière son bureau, vite doté d’un écran d’ordinateur où les chiffres se bousculaient, disponibilité qui a permis aux anciens permanents de la revue dont je suis de voyager sans se faire de souci quant à la vie quotidienne de l’entreprise.
Mireille de Sousa n’étant pas remplaçable et portant une mémoire de la revue sans égale, nous ne pouvons que lui souhaiter des années heureuses. Mais nous n’oublierons pas que l’indépendance économique et intellectuelle de la revue, une denrée rare aujourd’hui, ne serait peut-être plus d’actualité à Esprit si Mireille de Sousa n’en avait pas assuré la navigation, de temps à autre en haute mer et dans des conditions difficiles. Son réalisme économique ramenait à leur juste mesure les rêves de ceux qui pensent que l’argent tombe du ciel ou des caisses de l’État. J’ai demandé à Luce Giard, collaboratrice de toujours, membre actif du conseil d’administration jusqu’à l’an dernier, d’apporter son témoignage sur Mireille de Sousa, ce qui lui donne l’occasion de revenir sur cette longue période de la revue qu’elles ont connue l’une et l’autre.
Olivier Mongin, directeur de la publication
L’âme du lieu
Je suis arrivée à la revue Esprit à l’automne 1971, à la demande de son directeur, Jean-Marie Domenach, qui m’expliqua qu’il cherchait en vain, depuis un certain temps, une jeune plume susceptible de suivre les domaines de la philosophie, de la théologie et autres questions voisines. Paul Ricœur s’en était occupé avec efficacité et compétence pendant des années, mais tout était tombé en sommeil depuis son départ pour Chicago.
Dans les locaux minuscules que la revue occupait alors, sur une cour rue Jacob, à Paris 6e, tout près des Éditions du Seuil (ce qui, dans l’esprit de beaucoup, entretenait une confusion sur la nature des liens de la revue avec son grand voisin éditeur), tout le monde, salariés permanents et plumes extérieures, s’entassait et se bousculait dans un joyeux désordre, un brouhaha de voix, l’odeur entêtante du tabac et de l’encre des épreuves noircies de corrections, l’impatience des coursiers venus chercher les commandes des libraires, les rires des uns devant un bon mot, une note acérée de Casamayor dans le « Journal à plusieurs voix » qui ferait grincer bien des dents, les exclamations furieuses de Paul Thibaud quand un article n’arrivait pas et son ton encore plus furieux quand le texte arrivait enfin, mais se révélait médiocre et trop long.
J’appris ainsi que la fonction du rédacteur était de lire et relire pour couper et corriger sans pitié, taillant à vif dans la chair de l’auteur maladroit, car il fallait impérativement boucler le lendemain. Domenach m’expliqua avec gravité qu’il revenait au directeur, en cas de défection d’un texte trois fois promis, « d’aller à la soupe », c’est-à-dire, en désespoir de cause, d’écrire dans la nuit un article de substitution, quand la revue n’avait pas d’« accordéon », disait-il, c’est-à-dire de texte en réserve qui ferait l’affaire.
J’ai commencé alors à produire de longues notes critiques de livres récents que je trouvais dignes d’être remarqués : les trois premières parurent en 1972 à propos des livres de James Barr sur la langue de l’Ancien Testament, de Stanislas (Paul) Breton, prêtre passioniste, professeur de métaphysique à l’Institut catholique, et de Jean Ladrière, logicien rigoureux à l’Université de Louvain. Rapidement, je fus intégrée au comité de rédaction où les jeunes universitaires, engagés dans les débats de la fin des guerres coloniales, puis secoués par les événements de mai 1968, commençaient à se détacher de la revue pour rejoindre d’autres lieux de militance (par exemple les universités nouvelles créées après 1968) et d’écriture (les hebdomadaires politiques en plein essor).
Jean-Marie Domenach se disait lui-même un peu lassé du débat public, et s’avouait en privé à court d’inspiration ; finalement, il quitta la revue en 1976. Mais l’année précédente, il avait recruté, pour s’occuper du suivi des abonnements, des ventes au numéro, et bientôt de tant d’autres tâches administratives et comptables, une jeune femme, souriante et réservée, qui fut rapidement toute à son affaire, à sa manière attentive et discrète, dans l’agitation d’un mensuel sous-équipé, survolté intellectuellement et souvent troublé par la rivalité des ego qui se dissimulait derrière l’écran des conflits d’idées et d’opinions.
Mireille souriait à chacun, ne se mêlait pas de ce qui concernait les secrétaires, le rédacteur, le directeur, le comité ; elle n’empiétait pas sur les prérogatives ni les relations de chacun. Elle se tenait simplement « toujours à sa place ». En vertu de quoi, elle devint rapidement indispensable à tous. Bientôt, chacun se demanda comment diable la revue avait pu exister quand Mireille n’était pas encore là.
Une chose est sûre, la revue exista et « persévéra dans l’être », comme disait le vieux Breton, grâce au travail essentiel de Mireille, toujours habile à « resserrer les boulons », avec une douce fermeté, quand les frais généraux (de téléphone, de traduction, de courrier, plus tard de photocopie) augmentaient démesurément.
La revue n’était pas riche (elle ne le fut jamais) ; il y eut des années plus difficiles que d’autres : le lectorat se modifiait, le nombre des abonnés baissait, les vieux libraires fermaient boutique, mais Mireille inlassablement remettait l’ouvrage sur le métier. Elle faisait la connaissance des nouvelles plumes, elle entrait en relation avec de jeunes libraires, elle comprenait l’importance des nouveaux géants du commerce de l’imprimé (le Furet du Nord, la Fnac, le réseau de la Procure, etc.). Elle n’oubliait pas le rôle décisif des kiosquiers. Bref, elle aimait la revue, elle voulait qu’elle continue à vivre, et elle faisait à elle seule, sans se plaindre ni s’en vanter, le travail de trois personnes au moins.
Elle s’adapta aux changements imposés par la technologie, le maniement de l’ordinateur, les logiciels de comptabilité, la régulation fiscale. Parfois, elle regretta, à mots couverts avec l’un ou l’autre, qu’il y eût toujours une coupure entre la rédaction et l’administration, malgré les longues années de travail côte à côte et la proximité des bureaux. Parfois, elle déplora que les jeunes plumes fussent moins attentives aux « travailleurs de l’ombre » sans lesquels la revue aurait été depuis longtemps morte et enterrée.
Bref, elle fut l’âme du lieu. Plusieurs d’entre nous autour de la revue, plus aguerris ou plus observateurs, le savaient depuis longtemps. Beaucoup aujourd’hui commencent à l’entrevoir ; ils s’en apercevront davantage dans les prochains mois à cause du vide que va laisser son départ, légitime après une si longue carrière menée dans une seule et même petite entreprise.
Faut-il chercher à la remplacer ? Question absurde. Mireille fut et demeure irremplaçable. À ce titre, elle mérite notre gratitude et notre reconnaissance. Il appartiendra à la revue d’inventer comment fonctionner un peu différemment en son absence. Avec le départ de Mireille, un moment de l’histoire de la revue s’achève. Comme disent les Américains qui savent saluer dans une entreprise ce genre de situation, ce fut « un bonheur et un honneur » de travailler avec elle. Comment lui en dire merci ?
Luce Giard
En écho
ESPACES DE MIGRANTS – La revue Tous urbains propose de « défendre une certaine idée de l’urbanité hospitalière et fondée sur la tolérance, le pluralisme et la justice sociale » (Michel Lussault). Dans son numéro de janvier 2016, un dossier explore les reconfigurations de l’espace urbain qu’entraînent les migrations. Y figurent une analyse des rapports mêlés de désirs et de peurs entre Molenbeek et le Bataclan (Jacques Donzelot) et un éloge des qualités urbanistiques et du vivre-ensemble de la « jungle » de Calais (Cyrille Hannappe). Frédéric Bonnet fait le point sur la désertion et la récupération du centre-ville de Porto, tandis que Michel Agier livre en entretien ses conceptions sur le rôle positif des frontières, mal compris des gouvernements. Tous urbains, janvier 2016, no 12, 5 €, Puf (tousurbains@orange.fr).
RENTRER HORS DES CLOUS – La revue Vacarme fait son nettoyage de printemps pour ce numéro d’automne. Il faut saluer le travail des graphistes et des maquettistes qui ont conçu cette nouvelle formule très riche qui permet aux auteurs de continuer à « vociférer sur papier ». Alors que les institutions et les discours politiques cherchent à nous mettre au pas, la revue souhaite « rentrer hors des clous ». Dans le « chantier », dossier d’évocations savantes et poétiques des exilés, réfugiés, déplacés et fugueurs, l’équipe de rédaction « assène », entre autres, qu’il n’y a pas de « crise des migrants », mais un « assassinat politique », et Pierre Zaoui s’instruit des sagesses animales, la rumination flegmatique des bœufs et l’entêtement radical des ânes. Dans le « cahier » qui n’assène pas, mais « écoute », on peut lire un entretien avec Fethi Benslama sur « l’islam » comme symptôme et la chronique d’Étienne Balibar, qui tacle l’Europe comme « une coalition d’égoïsmes rivalisant pour le trophée de la xénophobie », mais voit dans l’afflux de réfugiés l’opportunité d’une refondation du projet européen. Vacarme no 73, automne 2015, 12 € (www.vacarme.org).
LAÏCITÉ – Dans son numéro de janvier 2016, Études se propose de penser à la suite des attentats. Benjamin Stora, repartant de son parcours de juif algérien contraint de quitter le pays à l’indépendance, fait l’éloge d’un récit national au pluriel. Jean-Pierre Winter analyse en psychanalyste les rapports d’absolutisation de Dieu et de l’Autre qui est au cœur du fanatisme de jeunes égarés. Monique Castillo promeut la laïcité comme spiritualité démocratique, à même de restructurer la nation par des symboles plutôt que par la répression et l’autorité. Lire également un entretien avec Nilüfer Göle sur les « musulmans ordinaires » en Europe. Études, no 4223, janvier 2016, 12 € (www.revue-etudes.com).
ÉDUCATION A LA DIVERSITÉ – Migrations Société propose un dossier sur la diversité linguistique à l’école pour lutter contre le repli identitaire. Le numéro explore des expériences très concrètes et très riches d’intégration de langues immigrées à travers l’Europe. Migrations Société, no 162, 18 €, Ciemi (ms@ciemi.org).
JUSTICE RESTAURATIVE – Raisons politiques consacre son numéro d’août 2015 au tournant institutionnel de la justice « restaurative ». Cette philosophie juridique défend la liberté (Victoria McGeer et Philip Pettit) ; les exemples non occidentaux prouvent la faisabilité d’un tel modèle (John Braithwaite) ; des processus de démocratisation y sont à l’œuvre (Albert W. Dzur). Raisons politiques, no 59, août 2015, 20 €, Presses de Sciences Po (eleonore.beurlet@sciencespo.fr).
SCIENCES SOCIALES POSTOCCIDENTALES – La nouvelle revue Socio s’interroge sur la possibilité de sciences sociales « postoccidentales ». Après une introduction présentant les passages de pensée entre l’Asie et l’Europe (Laurence Roulleau-Berger), le dossier explore des tentatives en Chine (Li Peilin), au Japon (Kazuhiko Yatabe) et en Inde (Veena Das et Shalini Randeria). Lire aussi un dialogue post mortem entre Guy Becker et Michel Foucault sur les crimes et les peines, ainsi qu’une réflexion de Michel Wieviorka sur la sortie de la violence. Socio, no 5, octobre 2015, 22 €, Éditions de la Msh (socio@msh-paris.fr).
Avis
Colloque Michel de Certeau au Centre Sèvres (35 bis, rue de Sèvres, 75006 Paris), du jeudi 10 mars à 14 heures au samedi 12 mars à 18 h 30, sous la responsabilité scientifique de Luce Giard. Entrée libre. Informations sur www.micheldecerteau-giard.paris
En mars-avril, la revue se fait banque de colères.