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Spinoza en librairie

« Maudit soit-il le jour, maudit soit-il de nuit; maudit soit-il quand il se couche, et maudit soit-il quand il se lève. Maudit soit-il quand il entre et maudit soit-il quand il sort… » Ainsi Bento (Baruch à la synagogue) de Spinoza est-il «  excommunié  » par la communauté d’Amsterdam le 27 juillet 1656, à l’âge de vingt-trois ans. Il est à l’honneur en cet automne 2018, avec au moins trois essais de qualité et une traduction revue et complétée du Traité théologico-politique. Quel manque comble donc le réprouvé de la synagogue d’Amsterdam ?

Quelle est cette « autre voie » qu’évoque Blandine Kriegel, qui parlerait aux astrophysiciens, aux psychanalystes et aux neurophysiologistes ainsi qu’à… la jeune génération ? Pour le dire, elle effectue un long parcours ou un vaste détour, passant par la vie et les trois grandes œuvres de Spinoza – le Traité théologico-politique et, plus encore, le Traité politique, moins connu mais sans doute plus pertinent et bien plus développé quant aux conceptions politiques de Spinoza, puis l’Éthique, dont elle commente avec précision les cinq parties. Elle évoque la réception ambivalente de ces livres lors de leur parution et à l’époque des Lumières, et encore plus tard (pour l’Éthique) chez Hegel. Son « autre voie », selon B. Kriegel, emprunte incontestablement celle des Lumières, mais en se démarquant de la volonté des Lumières françaises d’abolir la religion : se maintient chez lui ­« l’intuition fondamentale de la supériorité de l’infini sur le fini, une intuition opposée à la domination “moderne” de la finitude », en quoi il rejoindrait des conceptions de la physique la plus contemporaine et sans doute aussi un « sens commun » qui, malgré la virulence de la sécularisation – celle de la lecture des textes sacrés, de la nature et du politique – ne disqualifie pas « la force incommensurable, éternelle et infinie » qui régit nos existences et, chez le juif Spinoza, n’est pas si éloignée de la figure du Christ. Le seul culte prôné par ce dernier ne consiste qu’« en la justice et la charité, c’est-à-dire en l’amour du prochain ». B. Kriegel réfute tout aussi fermement les accusations de fatalisme et d’immoralisme (la non-reconnaissance du Bien et du Mal) attachés à la mémoire de Spinoza, et elle est convaincante (je ne sais pas, en revanche, si l’infini de la physique contemporaine a grand-chose à voir avec l’infini spinoziste). On sait, malgré tout, que les écrits de sagesse contemporains (et des «  philothérapeutes  ») font leur miel avant tout des affects et des passions de l’âme, dont Spinoza expose la théorie au chapitre III de l’Éthique.

Le livre très solide de Steven Nadler sur le Traité théologico-politique, publié en même temps que la réédition augmentée de la traduction d’Émile Saisset, ne répond pas à la question de l’actualité de Spinoza, sinon en parlant de la « naissance de l’ère laïque » dans le sous-titre. Mais traduire ainsi « the secular age » n’est peut-être pas très heureux, car «  séculier  » et «  laïque  » ne sont pas synonymes. L’un peut aller sans l’autre, et réciproquement. Au-delà de l’interprétation pertinente du Traité et de son importance historique, le plaisir de l’essai de S. Nadler vient aussi de ce qu’il fourmille d’indications contextuelles sur l’époque, sa culture, les contemporains (Descartes et d’autres), le contexte politique, la formation et les sources probables, la relative acrimonie de Spinoza envers le judaïsme et sa sympathie marquée pour le christianisme (il estime fort saint Paul, sa critique du texte évangélique est bien plus «  molle  » que celle de l’Ancien Testament, il donne à Jésus un rang supérieur à celui de Moïse…). L’exergue du Traité n’est-il pas un verset de la Première lettre de saint Jean (« Nous connaissons que nous demeurons en Dieu et Dieu en nous parce qu’il nous a donné de son Esprit »)?

Cependant, selon Gilles Hanus, qui se limite à une analyse précise des deux premiers chapitres du Traité, le texte biblique, ses prophéties et ses images ne sont pas le premier souci de Spinoza, même si, de fait, le Traité sera un jalon décisif dans la lecture historique et critique de la Bible. Le propos de Spinoza consiste plutôt à mettre en avant la liberté de philosopher, seul remède pour dissiper l’obscurantisme, condition première de la paix sociale et de la piété authentique.

 

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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Largement sous-estimée, l’œuvre de Claude Lefort porte pourtant une exigence de démocratie radicale, considère le totalitarisme comme une possibilité permanente de la modernité et élabore une politique de droits de l’homme social. Selon Justine Lacroix et Michaël Fœssel, qui coordonnent le dossier, ces aspects permettent de penser les inquiétudes démocratiques contemporaines. À lire aussi dans ce numéro : un droit à la vérité dans les sorties de conflit, Paul Virilio et l’architecture après le bunker, la religion civile en Chine, les voyages de Sergio Pitol, l’écologie de Debra Granik et le temps de l’exil selon Rithy Panh.