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Photo : John Simitopoulos via Unsplash
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Dans le même numéro

Pour une liberté sociale et collective

Défendre le libéralisme sans s’y identifier

Pour bien comprendre le libéralisme, il faut d’abord s’extraire de la vision qui l’oppose frontalement au populisme, et en fait un élitisme technocratique. Il est en effet possible d’opposer au fanatisme du marché et à la volonté d’entraver l’égalité des conditions les idéaux d’un libéralisme à la fois démocratique et social.

L’opinion selon laquelle les enjeux du présent tiendraient dans l’opposition du « libéralisme » et du « populisme » est aujourd’hui répandue. Elle fait cependant courir de grands risques à l’idée libérale aussi bien qu’à ses critiques sociales : les failles et les lignes de force de la démocratie éprouvée par les crises (financières, sociales, sanitaires, écologiques) se trouvent plongées dans l’obscurité quand on les perçoit dans l’ombre du spectre du « populisme », sorte de fourre-tout où l’on amalgame des dynamiques hétérogènes1, dont les unes relèvent de tumultes égalitaires où Claude Lefort aurait aperçu une « démocratie sauvage2 », mais d’autres attestent ce que Patrick Savidan nomme la « démocratisation du sentiment oligarchique3 », c’est-à-dire le désir (fort peu populiste) d’être confirmé dans le sentiment d’appartenir au camp des gagnants par opposition aux perdants.

Faut-il donc défendre le « libéralisme » contre un « populisme » qui le menacerait et auquel il lui faudrait répondre ? Formuler ainsi les enjeux du présent revient à accepter le débat dans les termes mêmes où le définissent des figures nationalistes et autoritaires (qui usurpent à leur profit le qualificatif de « populistes ») ; les libéraux peuvent espérer ainsi obtenir le rôle privilégié du « meilleur opposant du populisme » – mais ils risquent du même coup de consommer leur défaite en recevant leur ordre du jour de la part du « populisme » qu’ils combattent. Un pas de côté est nécessaire, qui restitue le libéralisme, non comme un camp à épouser, mais comme l’une des forces structurantes des sociétés modernes, force qui doit se composer avec d’autres – en particulier avec les forces de la démocratie sociale.

Le populisme, faux ennemi pour le libéralisme

Dans l’usage aujourd’hui dominant, « populisme » désigne le plus souvent des révoltes conservatrices issues de couches sociales qui craignent le déclassement. Un tel usage n’efface pas seulement la mémoire des populismes historiques (qui naissaient de demandes populaires de démocratisation) ; il occulte le fait que ces révoltes contre le déclassement sont propres à une société modelée par des politiques « néolibérales » – dont elles sont paradoxalement solidaires.

De façon plus générale, on oublie que l’opposé du populisme n’est pas le libéralisme (entendu comme l’attachement aux libertés publiques garanties par une constitution), mais l’élitisme. À le définir comme l’opposé du populisme, on admet que le libéralisme est un élitisme à tendance oligarchique. Le libéralisme devient la doctrine qui oppose à une supposée « irrationalité du peuple » le surplomb du pouvoir des « experts » – en particulier des « experts » de l’orthodoxie économique. À l’idée classique d’un libéralisme fondé sur les bénéfices de la liberté individuelle et sur l’impossibilité de remplacer le jeu imprévisible des libres initiatives par une planification scientifique de la société, on substitue l’idée d’un libéralisme fondé, non sur l’autonomie de la société civile à l’égard de l’État, mais sur l’autorité supérieure d’une administration détenant la science parfaite de ce que doit être un marché pour constituer un état optimal de société.

Un piège est ainsi mis en place, dont une extrême droite habile a parfaitement compris les opportunités qu’il lui offrait ; aussi s’est-elle emparée du mot « populisme » pour s’en réclamer (alors que son programme économique et social est aux antipodes des mesures redistributives réclamées en leur temps par le People’s Party états-unien ou par les narodniki russes). Qualifiés de « populisme », le nationalisme xénophobe, les politiques de ségrégation sociale, le masculinisme, le racisme, le mépris des « assistés », le capitalisme de connivence à la Poutine ou à la Orbán se retrouvent mis au rang de mouvements anti-oligarchiques et égalitaires !

L’expression de « démocratie illibérale », revendiquée positivement par Orbán (qui se dit aussi « populiste »), participe du même leurre. Non seulement elle est peu adéquate pour qualifier des régimes qui s’attaquent d’abord aux libertés proprement démocratiques (liberté de la presse et droits de l’opposition) tout en sanctuarisant les droits de la propriété privée, du marché et de la libre entreprise, mais elle accrédite l’idée fausse selon laquelle l’élection des chefs au suffrage universel suffirait à définir la démocratie. La notion de « démocratie illibérale » ne vaut que si l’on accepte une définition de la démocratie dans laquelle la volonté majoritaire a le droit d’écraser tyranniquement les minorités ou d’éliminer quiconque, par ses opinions ou son origine, ne correspond pas à l’exigence de l’homogénéité du peuple.

On sait qu’une telle définition a été promue par Carl Schmitt dans certains de ses essais des années 1920, qui n’hésitent pas à soutenir que le fascisme mussolinien est plus substantiellement démocratique qu’un État de droit muni d’institutions représentatives4. Rejeter cette conclusion intenable oblige à refuser l’identification de la démocratie à la toute-puissance souveraine du « peuple-un ». Certes, la démocratie athénienne n’était pas « libérale » ; elle reposait sur l’esclavage et ne tolérait pas les attaques contre la religion de la cité. Mais ce n’étaient précisément pas l’esclavage et la religion, qu’elle avait en commun avec les cités aristocratiques et les monarchies, qui définissaient Athènes comme une démocratie, mais bien l’égalité sous la loi et la liberté de « vivre à sa guise » (comme y insiste Périclès dans l’oraison funèbre rapportée par Thucydide).

Claude Lefort dénonçait autrefois la notion de « démocratie totalitaire » en citant Tocqueville : « donner l’épithète de gouvernement démocratique à un gouvernement où la liberté politique ne se trouve pas, c’est une absurdité palpable5 ». Or la liberté politique, qui se définit en termes démocratiques par l’égalité des droits politiques, implique l’intangibilité des libertés publiques et individuelles qui définissent le libéralisme. Il n’y a pas de démocratie là où chacun n’est pas assuré dans la sécurité des droits de sa citoyenneté qui lui garantissent, outre le droit de vote, la liberté d’expression, d’opposition, d’association et toutes les libertés individuelles (libre circulation, habeas corpus, etc.) sans lesquelles les droits politiques perdent leur assise.

Libéralisme, autorité et démocratie

Pourtant une difficulté surgit ici, qui tient à ce que libéralisme et démocratie ne sont pas pour autant des termes synonymes. Que la démocratie, dans les conditions modernes, ne puisse pas être illibérale n’empêche pas que le libéralisme n’est pas nécessairement démocratique. Claude Lefort lui-même a toujours refusé de se dire « libéral » parce que, disait-il, le libéralisme s’est défini historiquement comme un effort pour « enrayer » le processus démocratique qu’il suscitait par ailleurs, pour « rabattre la relation sociale sur la relation interindividuelle » et ne reconnaître de facto d’autorité politique qu’à ceux que leur appartenance à la « bonne société » et à la « bonne culture » assure dans leur statut d’ayant droit. « Le libéral, disait Lefort, est humaniste, au sens où l’individu doit accomplir en lui-même son “humanitas”, sa qualité d’homme, tandis que le démocrate est humaniste au sens où l’humanité existe aussi dans son extension et pas seulement comme un attribut de l’individu accompli6. »

Une telle caractérisation ne vaut assurément pas pour le libéralisme d’un John Rawls, qui correspond au sens états-unien du mot (les « libéraux » désignant le Parti démocrate par opposition aux Républicains). Rawls considérait que le libéralisme n’implique pas nécessairement la propriété privée des moyens de production : sa théorie libérale de la justice est compatible aussi bien avec une « démocratie de propriétaires » qu’avec un régime de « socialisme libéral » où une économie de marché non capitaliste met en concurrence des entreprises publiques7. Mais le cas de l’Europe est différent : le libéralisme s’y est le plus souvent défini par son opposition au socialisme et à la démocratie sociale ; il y a régulièrement pris des formes censitaires, qui ne liaient pas le rule of law au suffrage universel.

De Burke à Hayek en passant par Guizot et Renan, une riche tradition libérale s’est définie par la volonté de garantir « les libertés » contre les empiètements de l’État, autrement dit par la volonté de restreindre le plus possible le champ d’exercice du pouvoir politique, y compris (voire surtout) du pouvoir du peuple. Comme n’a cessé de le souligner Hayek, l’idéal d’une société libre qui naît du jeu spontané des échanges et des entreprises individuelles – protégées par un droit privé et non étatique – est incompatible avec le projet d’organiser la société, serait-ce sur le mode d’une auto-organisation démocratique, fondée sur une délibération collective protégée par des libertés publiques inscrites dans une constitution.

L’existence de ce libéralisme, appliqué à présenter les droits de la propriété et de la liberté du marché comme un absolu qui impose de restreindre au maximum le champ du pouvoir politique et de la démocratie, est parfois décrite comme la matrice de ce qu’on propose de nommer « libéralisme autoritaire ». Justine Lacroix a montré que ce concept tombe dans des difficultés symétriques et homologues à celle de la notion de « démocratie illibérale8 ». En toute rigueur, un régime autoritaire est un régime où l’autorité de celui qui commande suffit à légitimer ses décisions, indépendamment de l’existence d’un ordre légal et d’une norme du droit distincte de la seule volonté du dirigeant ; c’est un régime qui ignore la séparation des pouvoirs, subordonne la vie sociale à la structure pyramidale d’une stricte hiérarchie politique, accorde au chef de l’État des pouvoirs exorbitants qui l’exemptent de la loi et lui confèrent un droit à l’arbitraire ; autrement dit, c’est un régime illibéral. Un « libéralisme autoritaire » est donc un « libéralisme illibéral ».

Il est vrai que ce type d’oxymore n’est pas dépourvu de sens. Il évoque le « despotisme légal » qui servait de mot d’ordre aux physiocrates du xviiie siècle, qu’on décrit souvent comme des « libéraux », parce que leur défense de l’absolutisme monarchique tenait à leur conviction que seul un pouvoir absolu pouvait imposer le laisser-faire en matière économique. Mais des oxymores restent des oxymores : on ne peut en faire les concepts d’une typologie, comme si le libéralisme admettait parmi ses variantes une variante « illibérale » ou « antilibérale ». La notion d’un « libéralisme autoritaire » ne peut valoir que comme un terme polémique provisoire, destiné à pointer les contradictions de certaines formes de « libéralisme » qui s’autodétruisent, autrement dit qui sont conduites par certaines de leurs thèses à sortir du champ du libéralisme pour entrer dans le champ de l’autoritarisme. (De même, le léninisme a fait sortir le socialisme de la dynamique de la démocratie sociale pour le faire entrer dans l’espace du totalitarisme : Lénine a commencé sa carrière au sein du parti social-démocrate russe, mais on n’en conclura pas pour autant qu’il existe une « social-démocratie totalitaire ».) Il n’y a pas une forme de libéralisme qui serait le « libéralisme autoritaire » ; ce qui existe, ce sont plutôt des processus dialectiques par lesquels certaines versions du libéralisme se retournent contre elles-mêmes, ou font prévaloir en elles des éléments illibéraux qui dévitalisent ou détruisent leurs composantes libérales.

Ces processus dialectiques tiennent assurément une grande place dans des configurations contemporaines qu’on peut répartir sous les termes d’ultralibéralisme (pour désigner des politiques de dérégulation et de retrait pur et simple de l’État), de libertarianisme de droite (réduction des droits individuels au seul droit de la propriété individuelle de soi, conçue comme fondatrice du caractère absolu du droit de propriété, jusqu’au droit de vendre ses droits), de « néolibéralisme » (au sens où celui-ci, dans ses versions droitières inspirées de Hayek et de Milton Friedman, désigne une réduction de la démocratie à la souveraineté du consommateur et un programme de soumission de l’État et de toutes les sphères de la vie sociale à la seule rationalité du marché concurrentiel). La possibilité d’un « libéralisme autoritaire » a été admise par Hayek dans un texte célèbre, qu’un libéral classique comme Raymond Aron jugeait « pleinement valable » : Hayek expliquait que le gouvernement autoritaire était l’opposé de la démocratie, tandis que le libéralisme s’opposait au totalitarisme, de sorte qu’une « démocratie peut effectivement disposer de pouvoirs totalitaires » tandis « qu’un gouvernement autoritaire peut agir selon les principes libéraux9 ».

Cette contraposition du libéralisme et de la démocratie est pourtant, d’un point de vue historique, pour le moins étrange. Le libéralisme du xixe siècle ne s’est jamais défini par opposition à un totalitarisme qui n’existait pas, mais bien par opposition à l’autoritarisme ; et le totalitarisme, qui a pu prendre la forme stalinienne d’une économie planifiée mais aussi la forme nazie d’un capitalisme sans syndicats, a été une destruction de la démocratie tout autant que du libéralisme. Ce n’est pas le libéralisme proprement dit qui peut prendre des formes autoritaires, mais bien le capitalisme qui peut prendre des formes illibérales ; et ce n’est que dans la mesure où il est prêt à sacrifier les premiers principes libéraux – l’habeas corpus, l’État de droit, la protection légale des libertés d’expression et d’association – au profit de la défense de l’économie de marché capitaliste qu’un « libéralisme » peut se convertir en autoritarisme.

Sans doute convient-il alors de ne pas lui conserver le nom de « libéralisme », pas même de « néolibéralisme ». Marlène Benquet et Théo Bourgeron, qui ont conscience de la difficulté, proposent de nommer « libertarianisme autoritaire » les forces qui, appuyées sur la « seconde financiarisation » du capitalisme, entendent en finir avec ce que le néolibéralisme avait encore de trop « social » et d’indexé sur l’idéal de l’égalité sous la loi, pour lui opposer une forme de droit du plus fort adossé à l’absolutisation de la propriété privée10. La difficulté est cependant qu’« autoritaire », utilisé comme une spécification du « libertarianisme », ne renvoie pas à un mode de gouvernement ni à des pouvoirs arbitraires de l’État, mais bien à une réduction du droit au seul droit privé et à la disparition de l’espace de la décision et de la délibération proprement politiques.

Ce n’est pas le libéralisme proprement dit qui peut prendre des formes autoritaires, mais bien le capitalisme qui peut prendre des formes illibérales.

Il est vrai que la disparition de cet espace peut en un sens être dite « autoritaire » : avec l’État disparaît aussi l’État de droit. Cependant, ce qui est en cause ici est moins un « autoritarisme » (substitution de l’arbitraire au droit) qu’une réduction drastique des domaines offerts à l’action de la démocratie politique, voire l’utopie d’une société de marché où la politique et l’État auraient disparu au profit du seul jeu des échanges marchands encadrés par le droit privé. Une telle utopie – qui suppose qu’il n’existe ni bien commun ni intérêt général en dehors de l’intérêt à l’existence d’un cadre juridique – heurte de front l’idéal démocratique d’une société qui délibère collectivement des biens communs dont elle a la charge, examine le savoir qu’elle doit avoir d’elle-même et de ses propres conditions d’existence, s’interroge sur l’éducation qu’elle doit se donner à elle-même et les innovations où elle doit s’engager ; mais il est douteux qu’on doive la dire « autoritaire ». Les expressions d’« intégrisme du marché » ou de « fanatisme du marché11 » restent préférables.

Le libéralisme : projet autosuffisant ou acquis à compléter ?

Un libéral qui se situe dans la tradition de Tocqueville, de John Stuart Mill ou de Rawls, qui ne partage ni le « fanatisme du marché » ni la volonté d’asphyxier la démocratie politique et d’entraver l’égalité des conditions, opposera aux formes non démocratiques du libéralisme, qui sapent le libéralisme de l’intérieur, les idéaux d’un libéralisme à la fois démocratique et social. Ce libéralisme social pourra être presque indiscernable des formes prises par ce « socialisme libéral » dont Serge Audier a magistralement retracé l’histoire12 : quoique les ontologies sociales de ces deux courants ne coïncident pas et qu’une fondation des droits sociaux sur les libertés individuelles ne revienne pas au même qu’une fondation des droits individuels sur le fait premier de la solidarité sociale et sur le droit social qui en procède, leurs programmes respectifs autorisent toutes les alliances. C’est ce que montre le texte de Timothy Garton Ash publié dans ce même numéro d’Esprit, qui décrit le libéralisme tel qu’il devrait être pour résister aux pulsions autoritaires dans lesquelles risquent de basculer les frustrations démocratiques où nous ont plongés les politiques « néolibérales » des dernières décennies.

On ne peut que souhaiter que le libéralisme ressemble au modèle idéal qu’en donne Timothy Garton Ash et qu’il en adopte les ambitions. Mais peut-il avoir les moyens de ces ambitions sur la seule base de ses idéaux ? On peut concevoir quelque inquiétude lorsqu’on lit sous la plume de Timothy Garton Ash qu’Emmanuel Macron est le « rénovateur du libéralisme », comme si celui-ci n’avait pas donné, à l’échelle nationale, l’exemple d’une orientation contraire à celle des politiques sociales souhaitées par Timothy Garton Ash – une orientation dont Macron assume d’ailleurs qu’elle est en contradiction avec la doctrine qu’il défend pour l’Union européenne13. On peut en outre s’inquiéter de l’absence de la question européenne, absence qui signale le risque que la réhabilitation des identités nationales ne vienne prendre la place de la question sociale et de sa dimension transnationale. La difficulté sur laquelle le libéralisme social a buté, s’avérant incapable de réguler la dynamique mondiale du capital, ne tient pas à un « multiculturalisme » rarement mis en œuvre ou à un abandon du patriotisme auquel personne n’a jamais renoncé, mais à la puissance même de la dynamique capitaliste, incluant son génie de l’innovation, dont les États-nations sont un relais fonctionnel et subordonné aux rapports de force globaux.

Le programme est plus important que l’étendard sous lequel on le brandit ; et cet étendard devrait d’abord être celui d’un projet social et écologique européen mobilisant les affects et les ressorts de la démocratie.

Faut-il, pour soutenir les ambitions du libéralisme souhaité par Timothy Garton Ash, se déclarer libéral plutôt que, par exemple, « personnaliste », « démocrate », « social-démocrate », « socialiste », partisan d’un « éco-républicanisme14  » ? Ce n’est pas certain. Pierre Manent a pensé diagnostiquer l’échec du socialisme en notant que celui-ci n’était pas parvenu à être davantage qu’un correctif du libéralisme15 ; mais, en sens inverse, on pourrait remarquer que le libéralisme n’a pu parvenir à la hauteur de ses propres ambitions que lorsqu’il a subi la pression d’un mouvement socialiste qui l’obligeait à ne pas refouler la question sociale. Le programme est plus important que l’étendard sous lequel on le brandit ; et cet étendard devrait d’abord être celui d’un projet social et écologique européen mobilisant les affects et les ressorts de la démocratie.

Si on peut hésiter aujourd’hui à faire du « libéralisme » un étendard, ce n’est pas parce qu’il serait permis de faire la fine bouche devant les valeurs libérales (garanties constitutionnelles des libertés, pluralisme des idées et des formes de vie, égalité sous la loi, protections contre l’arbitraire assurées par la distribution différenciée des pouvoirs), mais parce que ces valeurs sont un acquis à défendre plutôt qu’un projet à réaliser. Les projets qui doivent nous mobiliser, comme Timothy Garton Ash le note, consistent moins à inventer de nouvelles libertés individuelles qu’à affronter la crise écologique, réactiver les conditions de l’égalité sociale (pas seulement comme égalité des chances dans une compétition, mais aussi et surtout comme égalité des « capabilités », des protections et des dignités sociales), redéfinir les moyens de l’intégration sociale et politique (ce qui inclut la question du renforcement de l’éducation dans le contexte du délitement induit par les nouveaux moyens de communication et par la dégradation du débat public dans l’espace médiatique). Or ce sont là des questions qui débordent les limites traditionnelles du libéralisme, qui a toujours eu tendance à détourner l’action politique de la visée des biens communs (confondus trop vite avec l’imposition à tous d’une morale substantielle) et à minorer la portée de l’exigence de la qualité de la vie et de l’espace public (exigence irréductible au conformisme communautaire aussi bien qu’aux effets d’uniformisation du marché non régulé). Le libéralisme social a pu aller très loin dans la défense de l’égalité conçue comme une égalité des autonomies individuelles ; mais sa différence avec la démocratie et le socialisme a toujours consisté dans sa réticence à faire droit à l’idée d’une autonomie collective, qui est plus et autre chose qu’un pouvoir égal de chacun à mener sa vie comme il l’entend.

Dans leur incisif essai Socialisme et sociologie, Bruno Karsenti et Cyril Lemieux ont proposé d’identifier trois tendances de fond des sociétés modernes après la césure de 1789 : le libéralisme, le socialisme (au sens durkheimien, comme politique de la société se rapportant réflexivement à elle-même) et le nationalisme16. On pourrait ajouter à cette tripartition deux considérations. La première est qu’une seconde tripartition se présente lorsqu’on tente d’identifier le « fond » sur lequel chacune de ces tendances s’enlève : est-ce, comme le pensait Marx, la dynamique capitaliste du marché mondial appuyé sur les États-nations ? Est-ce, comme le pensait Tocqueville, le progrès de la démocratie entendue comme égalité des conditions ? Est-ce, comme le pensait Benjamin Constant, le développement d’un sens « libéral » de la liberté individuelle protégée par le droit17 ? Est-ce un enchevêtrement (démêlable ? indémêlable ?) de ces processus ?

La seconde considération est que chacune de ces tendances se définit dans son rapport à l’avènement de l’idée démocratique des droits de l’homme (à quoi elle réagit et qu’elle interprète) et se trouve elle-même divisée par les modalités négatives ou positives de ce rapport. Le nationalisme, indexé à l’idée de souveraineté nationale, prend un sens différent selon qu’il fait de cette souveraineté une réalisation des droits de l’homme (et devient nationalisme civique, dans l’esprit de l’article 3 de la Déclaration de 1789) ou qu’au contraire il oppose de manière réactionnaire le droit de la nation, comme droit inégalitaire du passé et de la particularité, à l’universalité des droits. Le socialisme n’a pas le même sens selon qu’il dénonce les droits de l’homme au nom de l’idéal d’une société sans classes et sans État qui serait absolument immanente à elle-même et abolirait le droit (thème qui conduisit du léninisme au totalitarisme), ou selon qu’il assume les droits de l’homme comme l’institution symbolique d’une société qui doit réaliser son intégration par et dans la division du travail, comme l’ont pensé Durkheim et Mauss. Le libéralisme, enfin, se partage selon qu’il pense la liberté individuelle sous la règle de l’égalité des droits affirmée par la Déclaration de 1789 ou selon qu’il la définit par la seule limitation du pouvoir gouvernemental et par la liberté d’un marché inégalitaire dont les règles anonymes ne relèvent pas de l’inconditionnalité des droits18.

Il n’est pas possible d’entrer dans les ramifications d’une analyse qui suivrait les partages internes des différentes traditions dans leur lien à la démocratie et aux droits de l’homme – mais aussi à la dynamique du capital et à ses jeux entre nation et globalisation. Contentons-nous de noter que chacune de ces traditions est confrontée à la question de savoir si elle souhaite maximiser « l’égaliberté » (comme dit Étienne Balibar19) qui est le contenu dynamique des droits de l’homme, ou si elle souhaite la minimiser. Lorsqu’Arnold Ruge, qui était alors très lié à Marx, écrivait en 1843 son « autocritique du libéralisme », il entendait signifier que le libéralisme ne pouvait pas se suffire à lui-même et devait se dépasser dans l’idéal de la démocratie. Il est permis de penser, en accord avec les critiques sociales et démocratiques du libéralisme, que les libertés individuelles ne peuvent se maximiser sans la médiation d’une liberté proprement sociale et collective.

Les libertés individuelles ne peuvent se maximiser sans la médiation d’une liberté proprement sociale et collective.

Mais en aucun cas cet écart au libéralisme ne peut prendre la forme d’un antilibéralisme ou d’un illibéralisme. Qu’elles émanent de la gauche ou de la droite, les répudiations du libéralisme se signalent par le vide de leur proposition. Non seulement elles refoulent l’expérience historique des totalitarismes, mais elles esquivent la question de l’articulation entre autonomie individuelle et autonomie collective et la remplacent de facto par le rêve confus (et mal assumé) d’une religion partagée ou d’une homogénéité communautaire qui écraserait les individus sous la pression d’un conformisme des mœurs. L’illibéralisme n’a en fait qu’un seul horizon possible : le triomphe d’un capitalisme autoritaire, qui donnerait pour seule solution à la question sociale l’intensification du règne du divertissement et la distribution des ersatz et des satisfactions imaginaires que procure la mise en scène des totems nationalistes. L’État de droit libéral, avec ses limites, sera toujours préférable à un aussi mauvais rêve.

  • 1.Voir les dossiers consacrés au populisme par Esprit (no 463, avril 2020), la Revue européenne des sciences sociales (no 58, 2020), l’INRER (juin 2020, en ligne), Ballast (janvier 2021, en ligne).
  • 2.Voir sur ce thème le récent dossier d’Esprit sur Claude Lefort et l’inquiétude démocratique (no 451, janvier-février 2019).
  • 3.Patrick Savidan, « Société, vulnérabilité et exclusion, une démocratisation de la tentation oligarchique » [en ligne], Raison publique, 9 novembre 2016.
  • 4.Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie [1923-1926], trad. par Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 1988, p. 105-116.
  • 5.Claude Lefort, « Les droits de l’homme et l’État-providence », Essais sur le politique (xixe-xxe siècles), Paris, Seuil, 1986, p. 39-40.
  • 6.C. Lefort, « Démocratie et globalisation » [1995] et « La pensée du politique » [1988], Le Temps présent. Écrits 1945-2005, édition de Claude Mouchard, Paris, Belin, 2007, p. 800 et 605-606.
  • 7.Voir à ce sujet les analyses de Jacques Bidet, John Rawls et la théorie de la justice, Paris, Presses universitaires de France, 1995.
  • 8.Justine Lacroix, « Un libéralisme autoritaire est-il possible ? À propos de Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, 2020 », à paraître dans Critique, juin-juillet 2021. Je remercie Justine Lacroix de m’avoir communiqué cet article et fait part de ses remarques.
  • 9.Friedrich Hayek, La Constitution de la liberté, ch. VII, trad. par Raoul Audouin et Jacques Garello, Paris, Litec, 1994, p. 101 ; Raymond Aron, Essai sur les libertés, Paris, Pluriel, 1976, p. 120. On sait que Hayek mettra en œuvre cette distinction en apportant son soutien au régime tortionnaire de Pinochet – ce qui revenait à faire bon marché de ce noyau minimal du libéralisme qu’est l’habeas corpus.
  • 10.Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Paris, Raisons d’agir, 2021.
  • 11.Joseph E. Stiglitz, Un autre monde. Contre le fanatisme du marché, trad. par Paul Chemla, Paris, Fayard, 2008.
  • 12.Serge Audier, Le Socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006.
  • 13.Voir « La doctrine Macron : une conversation avec le président français », Le Grand Continent, 16 novembre 2020 [en ligne].
  • 14.Comme le propose Serge Audier, La Cité écologique. Pour un éco-républicanisme, Paris, La Découverte, 2020.
  • 15.Pierre Manent, Les Libéraux, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2008, p. 23.
  • 16.Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2017. Karsenti et Lemieux identifient le nationalisme au seul « nationalisme réactionnaire » ; on peut hésiter à les suivre sur ce point. La dominante réactionnaire du nationalisme n’exclut pas les nationalismes civiques (toujours ambigus, il est vrai) tout comme la dominante progressiste du socialisme n’exclut pas ce que Marx nommait le « socialisme réactionnaire ».
  • 17.On notera ici une nouvelle ambiguïté du mot « libéral », qui n’a pas le même sens quand il désigne de manière englobante le procès de sécularisation et l’autonomisation du droit dès la période médiévale, et quand il nomme l’un des courants de la pensée politique d’après les révolutions de la fin du xviiie siècle. L’usage rétroactif du terme pour désigner des tendances antérieures à ces révolutions (et à l’apparition du mot dans son sens actuel) est largement admis, mais il ne va pas de soi.
  • 18.Comme l’a noté Michel Foucault (Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, EHESS/Seuil/Gallimard, 2004, p. 43-48), la distinction entre « libéralisme politique » et « libéralisme économique » est superficielle par rapport à la différence plus profonde entre un libéralisme des droits et du contrat social et un libéralisme du « moindre gouvernement », qui admet des déclinaisons utilitaristes.
  • 19.Étienne Balibar, La Proposition d’égaliberté. Essais politiques (1989-2009), Paris, Presses universitaires de France, 2010.

Jean-Yves Pranchère

Ancien élève de l'École Normale Supérieure, Jean-Yves Pranchère est membre du Centre de Théorie Politique de l'Université libre de Bruxelles, où il enseigne. Il est l'auteur de Le Procès des droits de l'Homme (Seuil, 2016) avec Justine Lacroix.

Dans le même numéro

L’idée libérale en question

Force structurante de notre modernité, le libéralisme concentre ces dernières années toutes les critiques. Mais lorsque certains fustigent la société du tout marché, l’individualisme et l’égoïsme contemporains, l’élitisme, les inégalités ou l’autoritarisme, est-ce bien à l’idée libérale qu’ils en ont ? La démocratie peut-elle se passer du libéralisme ? C’est à ces questions que s’attache ce dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon. Le libéralisme y apparaît d’abord comme une tradition plurielle, capable de se renouveler et de se combiner avec d’autres courants de pensée politique. Timothy Garton Ash le définit comme une méthode plutôt qu’un système : « une quête interminable pour déterminer le meilleur moyen de bien vivre ensemble dans les conditions de la liberté ». À quelles conditions, et dans quelles formes nouvelles peut-on défendre aujourd’hui l’idée libérale ? À lire aussi dans ce numéro : l’Allemagne après la réunification, les pays baltiques, la mémoire selon Ernest Pignon-Ernest, une lecture de Nœuds de vie de Julien Gracq, et la vie de Konrad von Moltke, le délégué de la nature.