Considérations macabres mais non désespérées sur le procès Milosevic
Ce n’est pas la première fois qu’Emil Cakalic quitte sa Croatie natale pour aller au tribunal de La Haye raconter ce mois de novembre 1991 dont il ne survécut que grâce à la bienveillance d’un ancien collègue serbe. Des 260 patients extirpés, avec lui, de l’hôpital de Vukovar et conduits dans une ferme d’Ovcara, presque tous furent exécutés sans pitié. Ce 14 mars 2006, quinze ans après, c’est devant une nouvelle chambre et face à trois anciens officiers de la Jna (l’armée yougoslave) qu’il relate, une fois encore, les brimades subies :
Il y avait un soldat de la Jna qui montait la garde. Je le connais. C’est le fils d’une dame, Marijana, qui travaillait avec moi pour la municipalité. Il ouvrait et fermait la porte du hangar lorsque cela était nécessaire […]. Des hommes casqués et portant des battes sont entrés. Une fois les portes du hangar fermées, ils ont commencé à battre des détenus jusqu’à ce qu’ils tombent par terre. Je ne sais pas combien ont été tués, plusieurs en tout cas. On pouvait entendre les cris de très loin. C’était horrible.
Après un long contre-interrogatoire, Emil Cakalic sort fatigué de la salle d’audience. En gagnant la sortie, il passe non loin de la chambre voisine où, ce même jour, le juge jamaïcain Robinson a clôt officiellement le procès du plus célèbre accusé du tribunal :
La chambre a été informée de la mort de Slobodan Milosevic. Son décès met fin au présent procès.
Deux minutes, sans doute la séance la plus courte de ces quatre années de procédure. Emil Cakalic était venu témoigner contre l’ancien président en juillet 2003. Les noms des victimes de l’hôpital de Vukovar sont égrenés dans l’annexe de l’acte d’accusation. Un acte d’accusation qu’aucun verdict ne viendra plus clore. Devant ce gâchis, Emil Cakalic s’est-il demandé si cela avait valu la peine de venir témoigner ? Si la promesse par la justice internationale de prendre le relais de justices locales défaillantes n’avait pas à son tour échoué ? En douze ans, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (Tpiy) a mis en accusation 161 personnes. Il a mené à leur terme les procédures engagées contre 85 d’entre elles, en condamnant 55 (dont 15 sont en appel) et en acquittant 8 autres. À ce jour, 8 sont en cours de procès, 44 en phase préliminaire. Le Tpiy n’est donc pas le tribunal d’un seul accusé, aussi important soit-il. Pourtant même s’il n’y a plus que 6 fugitifs, Emil sait bien que sans Karadzic et Mladic, les anciens chefs politique et militaire des Serbes de Bosnie, l’incomplétude du travail de la cour sera criante. La rumeur du moment, après les réassurances réitérées de Belgrade et d’innombrables annonces chaque fois démenties, veut que le général bosno-serbe soit sur le point de se rendre. Mais, atteint d’un cancer, ses jours seraient comptés. L’ex-patron de la Sûreté d’État de Serbie, Jovica Stanisic, une des figures majeures du système Milosevic, dont le procès vient de s’ouvrir à La Haye, est lui aussi très malade. Ce n’est probablement que son trépas qui a épargné à Franjo Tudjman, l’ancien président croate, une inculpation infamante. Dans son pays, Pinochet aura aussi fait de sa mauvaise santé un rempart efficace contre la justice. Inculpé de fraude fiscale, il mourra sans doute dans son lit. « Viva la muerte ! » Décidément, que ce soit celle des autres ou même la leur, la mort reste le plus fidèle serviteur des dictateurs.
Une stratégie morbide ?
Ainsi la mort n’aura cessé d’accompagner Milosevic tout au long de son procès, frappant d’abord celui qui l’avait livré, Zoran Djindjic, Premier ministre serbe, assassiné en mars 2003 par un ancien homme de main du président déchu. La transition démocratique du pays ne s’en remettra jamais totalement. L’année suivante, la maladie emporta Richard May, le juge anglais qui avait présidé deux ans durant les audiences. Suivra le suicide de celui qui figure comme l’un des témoins clefs du procureur, Milan Babic, l’ancien président de la République serbe autoproclamée de Croatie, également inculpé et condamné par le tribunal. Il avait rencontré plus d’une trentaine de fois le président serbe afin d’organiser l’armement de ses hommes en Krajina et, archives de leur correspondance à l’appui, son témoignage avait mis à jour les chaînes de commandement parallèles utilisées par Milosevic pour contrôler l’armée yougoslave, les forces locales et les groupes paramilitaires. Milan Babic a été retrouvé pendu dans sa cellule, une semaine avant que ce ne soit le principal accusé lui-même qui, en mourant d’un infarctus, ne se dérobe définitivement aux mains de la justice. Il ne restait plus que dix jours d’audience avant le réquisitoire. Autant dire l’absurdité des allégations d’empoisonnement colportées par les partisans de l’ancien homme fort de Belgrade selon qui le tribunal aurait cherché à le réduire au silence. L’équité du procès lui avait au contraire assuré une ultime tribune où ressasser à l’envi ses thèses sur le complot international fomenté contre son peuple. Une tribune qu’il ne voulait lâcher à aucun prix, même celui de sa santé, refusant que ses associés viennent le représenter en audience et écartant le conseil qui lui avait été commis pour l’assister. En janvier, un examen avait révélé la présence d’un médicament contre-indiqué dans son sang. C’était à l’époque où les juges devaient décider s’ils le laisseraient aller à Moscou (où sa famille vit en exil), ce qu’ils refusèrent finalement faute d’arguments valables sur la nécessité d’aller si loin chercher des soins disponibles en Hollande. Les médecins soupçonnaient Milosevic d’instrumentaliser ses troubles et de tricher avec son traitement. Celui-ci, de son côté, écrivait à l’ambassade de Russie qu’on voulait l’empoisonner. Pour contrer les rumeurs, deux enquêtes ont été ouvertes, l’une interne, sur le traitement médicamenteux prescrit, et l’autre, menée par les autorités néerlandaises. Cette dernière confirma le résultat de l’autopsie : Milosevic est décédé de mort naturelle et non d’un empoisonnement volontaire ou malveillant. L’a-t-on laissé mourir à petit feu comme le prétendent ses proches selon qui les juges auraient négligé la gravité de ses problèmes de santé ? La procédure avait été réduite à trois demi-journées hebdomadaires pour en tenir compte, le procès interrompu à maintes reprises pour lui laisser le temps de se rétablir, 124 rapports médicaux avaient été effectués, quatre spécialistes le suivaient. On connaît des traitements plus sévères. Emil Cakalic et les prisonniers d’Ovcara, en tout cas, auraient envié ces conditions de détention.
Les acquis du tribunal
Vélibor K. prend place à la documentation du Tpiy. Il se connecte au réseau intranet du tribunal grâce auquel il peut accéder aux archives des procès. Habitué des lieux où, à l’instar de la fameuse agence Sense (www.sense-agency.com) et de l’Institute for War and Peace Reporting (www.iwpr.net), il couvre le déroulement des procès, le jeune journaliste serbe s’inquiète des répercussions de la mort de Milosevic. D’autant que l’année qui s’ouvre, sur fond de négociations du statut du Kosovo et de référendum pour l’indépendance du Monténégro, sera cruciale. La disparition récente du président kosovar, Ibrahim Rugova, accroît le sentiment qu’une page de l’histoire de la région est en train de se tourner. Pourtant le nationalisme est encore virulent, et en Serbie l’éclatement de la scène politique reste préoccupant : le premier parti politique est celui de l’ultranationaliste Seselj (en procès devant le Tpiy) ; il ne participe pas au gouvernement qui est lui-même en période de cohabitation et en rivalité avec le président en place ; le parti de Milosevic est marginal mais son soutien est indispensable à la coalition gouvernementale. Cependant il n’aura pas été en mesure d’imposer des obsèques nationales pour son ancien leader. Sa dépouille finira à quelques kilomètres de Belgrade, dans le jardin de sa maison natale. Les cortèges se croisent et ne se ressemblent pas : Vélibor K., quant à lui, avait choisi d’aller au cimetière de Belgrade pour rendre hommage à Zoran Djindjic, car le lendemain de l’annonce du décès de Milosevic marquait également le troisième anniversaire de l’attentat contre le Premier ministre réformateur. Il est parfois difficile d’apprécier l’ironie de l’Histoire. Vélibor regarde avec amertume ces nostalgiques nationalistes brandissant l’affiche de celui qu’ils considèrent toujours comme un héros et un martyr. Pourtant, le déni des crimes du passé recule. Vélibor avait pu le mesurer lorsqu’en juin 2005, à La Haye, le procureur avait fait diffuser une vidéo montrant un groupe de paramilitaires, liés aux services de la Sûreté d’État de Serbie, exécutant à bout portant des prisonniers de Srebrenica. La cassette avait fait la une des médias et l’onde de choc sans précédant avait conduit à l’arrestation immédiate des membres du commando. Aujourd’hui, leur procès est en cours devant la chambre spéciale pour crimes de guerre de Belgrade.
Pourtant, combien savent que, pour l’avoir récupérée tardivement, le procureur n’a pu montrer la cassette que dans le cadre du contre-interrogatoire d’un témoin de la défense et que les juges décidèrent en conséquence de ne pas la retenir comme élément de preuve ? Le respect scrupuleux des règles de procédure prime : lui seul garantit l’équité du procès. Vélibor le sait bien mais il ne peut s’empêcher d’y voir aussi un des facteurs de l’illisibilité dont a souffert le procès. Difficulté accentuée par les mesures de protection nécessaires pour près d’un tiers des témoins et par la démarche du procureur qui, s’adressant en priorité aux juges, construisit son dossier, pour une grande part, à partir de dépositions sous forme écrite. À l’opposé, la défense politique de Milosevic, tout entière tournée vers l’opinion publique, s’apparentait à un « suicide judiciaire » : à temps égal avec l’accusation, il présenta cinq fois moins de témoins (alors qu’il en annonçait cinq fois plus), se cantonnant au Kosovo pour n’aborder les guerres en Croatie et Bosnie qu’au tout dernier moment, et menant ses interrogatoires et sa défense sans rigueur et sans preuves, pourvu qu’il puisse faire illusion sur l’auditoire. C’est le verdict des juges qui aurait dû donner la mesure du poids des arguments échangés. On ne le connaîtra jamais. D’une certaine manière, Milosevic a gagné son pari : c’est l’opinion qui restera l’ultime juge. Mais cette victoire à la Pyrrhus, comme toute celle qu’il a emportée auparavant, se révélera sans doute n’être finalement qu’une bataille perdue de plus. Vélibor s’interroge : qu’en aurait-il été de la charge de génocide par exemple, elle qui était apparue comme le point le plus délicat du dossier de l’accusation ? Milosevic dénonçait dans le massacre de Srebrenica une machination des services secrets français. « Demandez à Chirac » tonnait-il. Lorsqu’au terme de la présentation à charge, les juges ont statué sur les points insuffisamment fondés par l’accusation pour que l’accusé ait besoin de s’en défendre, ils ont pourtant conclu
qu’il y avait suffisamment de preuves qu’un génocide avait été commis à Brcko, Prijedor, Sanski Most, Srebrenica, Bijeljina, Kluc et Bosanski Most.
Alors qu’à ce jour, seul le massacre de juillet 1995 à Srebrenica est qualifié de génocide, il était donc probable que, pour la première fois, un verdict allait étendre à un ensemble d’opérations menées en 1992 en Bosnie la reconnaissance de l’existence d’une politique génocidaire. Qui plus est, à deux voix contre une, la chambre se disait
convaincue au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé avait participé à une entreprise criminelle commune commettant d’autres crimes que le génocide et en conséquence desquels il était prévisible pour lui que le génocide d’une partie des musulmans de Bosnie, en tant que groupe, serait commis par d’autres participants de l’entreprise criminelle commune ; et il l’a été.
Derrière ce jargon juridique, c’est bel et bien un jugement historique sur le génocide en Bosnie et sur l’implication du régime de Milosevic qui se profilait. La stratégie de l’accusation, qui avait refusé de se focaliser sur un crime en particulier pour, au travers d’un acte d’accusation plus large, restituer la logique d’ensemble de l’action de l’accusé, y aurait gagné toute sa pertinence. Mais ce jugement ne sera pas prononcé, ne laissant place qu’à des spéculations.
Le jugement du futur
Vélibor K. se demande ce qu’il restera de ce procès inachevé. Des querelles de juristes, dont sortiront peut-être des leçons profitables, sur les autres manières, plus rapides, dont le procès aurait pu être mené ? Si, par exemple, on avait suivi l’avis des juges de première instance, favorables à une disjonction entre l’acte d’accusation sur le Kosovo et les deux autres, ou si l’on avait suivi celui de l’accusation, partisane de l’imposition d’un conseil de la défense et de l’utilisation de dossiers synthétiques donnant aux juges la possibilité d’intervenir davantage dans la conduite des débats. Des éléments de preuves recyclables dans d’autres procès. Surtout, des documents, des témoignages et des rapports qui démontrent et démontent la responsabilité de Milosevic, l’organisation et le camouflage des crimes. Vélibor en consulte quelques-uns, scannés et inventoriés sur le réseau intranet du tribunal : la vidéo des victimes d’Izbitca (Kosovo) filmée en mai 1999 par le docteur Loshi et la photographie du charnier vidé, quelques jours après, prise d’un drone ; l’ordre confidentiel de l’armée yougoslave créant le 30e centre du personnel à Belgrade dont dépendront les officiers servant dans les armées serbes de Bosnie et de Croatie ; une demande, classée secret militaire, du ministère de la Défense des Serbes de Croatie adressée à l’armée yougoslave pour se faire livrer des roquettes et des munitions ; le transcript de communications interceptées entre Milosevic et Karadzic dans lesquels ils préparent la prise des territoires convoités. À elles seules, ces quatre pièces à conviction, prises presqu’au hasard, devraient déciller bien des dupes. Si cela ne suffisait pas, le dossier en compte 1 250 autres.
Velibor salue la documentaliste. Il reviendra le lendemain. Le procès s’est interrompu brutalement mais ses quatre années d’audience ne se sont pas pour autant volatilisées. Il est temps maintenant d’en faire la synthèse et que les chercheurs s’en emparent. En passant la porte de verre, Vélibor reconnaît le témoin qu’il a vu, quelques heures plus tôt, lors de son audition, sur les écrans du hall d’accueil qui retransmettent en continue les procès en cours. Emil Cakalic quitte aussi le tribunal. Il est déterminé à revenir si nécessaire. La mort de Milosevic n’empêchera ni l’histoire ni la mémoire de rendre justice au passé. À l’autre bout de la capitale néerlandaise, le premier détenu de la Cour pénale internationale, le Congolais Lubanga, se prépare à comparaître pour avoir enrôlé des enfants-soldats dans les rangs de ses troupes. Il passe sa première nuit à la prison de Scheveningen. La même prison où résident les inculpés du Tpiy, dans une cellule semblable à celle où Milosevic a fini ses jours.