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Autoportrait attribué à Léonard de Vinci, 1512. | Librairie royale de Turin, Wikimédia.
Autoportrait attribué à Léonard de Vinci, 1512. | Librairie royale de Turin, Wikimédia.
Dans le même numéro

Le paradoxe Léonard

Morts et résurrections de la Renaissance

juil./août 2020

Il existe un débat historiographique sur le concept de Renaissance. Les catégories de l’histoire de l’art tendent à en relativiser les limites. La figure de Léonard, riche et ambivalente, se situe au carrefour de ce débat.

« La Renaissance se meurt, la Renaissance est morte[1]. » Voilà l’abominable nouvelle par laquelle commence le plaidoyer de Jean-Marie Le Gall pour ce concept historiographique. On apprend heureusement, trois cent cinquante pages plus loin, qu’il s’agissait d’une fake news propagée par de méchants historiens. L’une des cibles de Le Gall est Jacques Heers qui reprenait, après bien d’autres, la déconstruction du « mythe » de la Renaissance et son cortège d’« idées reçues » dépréciatives pour les siècles qui l’ont précédée[2]. Deux éléments intriguent dans l’actualité, du moins en langue française, de ce débat historiographique. D’une part, c’est le fait que le culte médiatique et institutionnel de la Renaissance, symbolisé par les années Léonard de Vinci et Raphaël, ne semble nullement atteint par ce doute plus que séculaire. L’«  homme universel  » de la Renaissance semble manifestement avoir existé, les autorités se l’arrachent et le public ne sait plus quel «  dossier spécial  » acheter pour pouvoir le rencontrer, lui et l’âge d’or qui semble l’avoir rendu possible. D’autre part, c’est la «  survivance  » au xxie siècle d’un débat structuré par des stéréotypes nés en grande partie au xixe siècle qui intrigue.

Le visage noir de la Renaissance

Le livre classique de Wallace K. Ferguson, La Renaissance dans la pensée historique, apparaît ici comme un repère : écrit en 1947, il est traduit en français dès 1950[3]. Un article contemporain d’un autre auteur résumait en une formule le propos : “The happy Humanist: a modern creation[4]. Le dernier chapitre de Ferguson était intitulé «  La révolte des médiévistes  ». Ne pouvait-on conclure à la clôture historiographique du dossier ? Que nenni : c’est bien parce que celui-ci a rebondi autour de 1950 qu’il semble se prolonger aujourd’hui. Une éternelle renaissance de la Renaissance semble ainsi répliquer à une éternelle « révolte des médiévistes ».

Jean-Marie Le Gall n’exagère-t-il toutefois pas l’ampleur et l’actualité de la charge ? Consultons à titre de sondage la notice consacrée, parmi des dizaines d’entrées, au concept de Renaissance dans la vaste somme de deux mille pages nommée Historiographies. Pascal Brioist y parle en effet d’un « visage noir » de la Renaissance (elle existerait donc ?) : « l’humanisme s’accommoda du rejet de toute une partie de l’humanité[5] ». Dans son livre, Léonard de Vinci, homme de guerre, le même auteur inverse l’idée selon laquelle le doux peintre aurait mis en avant son talent d’ingénieur militaire dans son curriculum vitae pour complaire au condottiere de Milan, Ludovic Sforza[6]. Léonard adore personnellement, selon le mot de Valéry repris en première de couverture, « les batailles, les tempêtes et le déluge ». S’il est un tournant qu’il ne veut pas rater, c’est celui de la guerre totale. Par conséquent, on comprend mieux la protestation de Jean-Marie Le Gall : ce dernier conteste en effet que la Renaissance puisse être « ce méchant croquemitaine blanc, coiffé d’un casque colonial, narcissique, européo-centré, anthropo-centré, mondialisateur et destructeur de la nature à laquelle certains l’assimilent à l’heure du global turn[7] » !

L’expression de «  visage noir de la Renaissance  » rappelle étroitement la notion d’«  ombre des Lumières  ». Il y a apparemment des analogies entre le vieux débat sur la Renaissance et celui sur les «  Lumières  » et/ou sur la «  modernité  ». Ce serait toutefois sans compter avec les nombreux travaux qui situent la césure cosmologique et anthropologique décisive plus tard, avec les figures de Descartes et de Galilée. Plusieurs défenseurs de la spécificité de cette époque reconnaissent le fait que le xviie siècle représente une nouvelle donne. Par conséquent, on a du mal à comprendre la raison pour laquelle ils entendent sauver la démarcation entre le Moyen Âge et la Renaissance, dès lors qu’ils reconnaissent le fait que notre propre époque serait séparée de celle qu’ils défendent par une autre cloison invisible.

Un autre aspect du débat sur la Renaissance en tant qu’époque supposée distincte et cohérente est l’importance qu’y jouent les catégories de l’histoire de l’art. Alors même que les débats sur les Lumières peuvent tranquillement s’épargner une étude sur l’opportunité du concept de rococo, l’intérêt pour la Renaissance oblige à se confronter au concept de style. Le débat sur la Renaissance enveloppe aussi, bien sûr, un débat sur le ou les humanisme(s) : s’il est vrai qu’Érasme, Galilée et Kant ne sont pas nécessairement des joueurs interchangeables dans l’équipe des «  Modernes  », on ne peut qu’être frappé par les raccourcis qu’implique nécessairement toute mise en accusation soit de l’humanisme soit de la «  modernité  ». Ces débats parfois jargonnants ne sont peut-être pas si éloignés des angoisses qui peuvent étreindre l’homme de la rue : un grand artiste doublé d’un grand savant est-il nécessairement un chic type ?

Dans son chapitre sur la «  révolte des médiévistes  », Wallace K. Ferguson montrait comment des savants de la fin du xixe siècle et des premières décennies du xxe siècle se sont ingéniés à trouver des traits supposés «  Renaissance  » dans le Moyen Âge ainsi que des traits supposés médiévaux au xvie siècle. Pour un peu, on se retrouvait avec un Moyen Âge «  individualiste  » et rationnel ainsi qu’avec une Renaissance occultiste et autoritaire. L’effet recherché était celui de l’indistinction et de la continuité. Le titre de la célèbre étude de Lucien Febvre sur Michelet, «  Comment Jules Michelet inventa la Renaissance  » (1950), ne clôturait-elle pas le débat ? Pourquoi se déchirer pour un concept «  inventé  » au xixe siècle ?

La réplique des renaissancistes

Pour avoir conscience de la réplique des «  renaissancistes  », on peut, par exemple, consulter le bilan tiré par Cesare Vasoli en 1982. Après avoir évoqué notamment la richesse des travaux de savants comme Garin, Kristeller ou Yates, Vasoli devait constater la permanence des «  modes  » qui gênent le chemin de ce champ d’études. Il s’agit bien, pour Vasoli, de « repousser les condamnations absurdes qui, au nom d’idéologies du jour, prétendraient effacer de notre histoire une époque et une culture dont nous provenons tous, et où est née la vocation historique de la civilisation moderne[8] ».

Du côté de l’histoire de l’art, c’est bien pour contrer un « scepticisme croissant » à l’encontre de la pertinence du concept forgé au xixe siècle par Michelet et Burckhardt que Panofsky devait consacrer plusieurs conférences au thème de la Renaissance à l’université d’Uppsala. La première conférence résume bien l’enjeu : «  La “Renaissance” : effort d’autodéfinition ou illusion trompeuse ?  » L’intention de l’historien de l’art est bien de contredire les « dépériodiseurs » qui ne voudraient pas seulement « réviser » mais « éliminer » le concept. Panofsky ne croit pas devoir « s’attarder » sur ce qu’il appelle le « romantisme de la Renaissance à rebours », réaction fondée, écrit-il, sur des « préjugés nationalistes ou religieux[9] ». Et pourtant ! Il ne résiste pas à la tentation de déplorer dans une note ce qu’il appelle le « point de vue néo-catholique », dans lequel aurait versé même un érudit comme Étienne Gilson. Il cite une phrase de 1932 : « La Renaissance, telle qu’on nous la décrit, n’est pas le Moyen Âge plus l’homme, mais le Moyen Âge moins Dieu, et la tragédie, c’est qu’en perdant Dieu, la Renaissance allait perdre l’homme lui-même[10]. » Panofsky ne relance-t-il pas lui-même le ping-pong dualiste lorsqu’il semble reprendre à son compte l’expression suivante : « l’architecture médiévale prêche l’humilité chrétienne; l’architecture classique et de la Renaissance proclame la dignité de l’homme[11] » ?

L’historien de l’art fait remarquer que les « dépériodiseurs » sont plus souvent des historiens des sciences naturelles ou de l’économie que des spécialistes de la littérature ou de l’histoire de l’art. Ce n’est plus tant la diversité des opinions qui semble primer ici que le cloisonnement des disciplines : les «  anti-renaissancistes  » (j’invente l’expression) seraient ceux « qui ne sont pas obligés professionnellement de s’intéresser aux aspects esthétiques de la civilisation[12] ». Rappelons que le débat ne porte pas sur le caractère identifiable, distinctif, du style artistique Renaissance, qui ne fait guère débat, mais sur la capacité de ce style à cristalliser l’unité d’une époque. Pour sauver en quelque sorte cette idée d’époque décrite au xixe siècle comme celle de l’émergence d’un individualisme radieux, Panofsky recourt, avec les nuances d’usage, à une méthode qui n’est justement pas «  individualiste  » mais «  holiste  ». Un style international est plus qu’un apport original individuel et c’est aussi davantage qu’un phénomène purement «  formel  ».

Il est possible qu’un Grünewald soit plus «  original  » qu’un Dürer, mais c’est bien le second qui apparaît aux yeux de Panofsky comme le plus « universel » dès lors qu’il aurait su s’intégrer à une « formation spirituelle supranationale[13] » et y contribuer. La réflexion est intéressante en ce qu’elle propose des critères là où le style promotionnel des expositions actuelles pour attirer le chaland tend à s’annuler lui-même : tous les artistes sont «  universels  » comme toutes les séries télévisées sont supposées être des «  séries-événements  ». Dürer, pour Panofsky, apparaît «  universel  » en ce sens qu’il a su être plus qu’un individu et plus qu’un Allemand. Cette germanité qui aurait pu le marginaliser devient comme un atout : paradoxalement et involontairement, ces critères de l’«  universel  » pourraient sembler moins accessibles à un Florentin qui serait tombé dans le chaudron de la Renaissance en étant petit.

Si l’on s’en tient à la perspective de l’histoire du regard, l’apologie de la Renaissance par Panofsky pourrait apparaître à contre-courant. L’étude d’une autre grande figure de l’histoire de l’art du xxe siècle, Ernst Gombrich, fixe bien les jalons d’un phénomène majeur des xixe et xxe siècles qui est celui de la « préférence pour le primitif », c’est-à-dire pour les peintres antérieurs aux années 1500. Gombrich utilise une expression amusante pour cristalliser ce fait : « la déposition du roi Raphaël[14] ». Celui qui avait justement été célébré par des siècles de «  classicisme  » comme le symbole d’une apothéose synthétique, comme l’« artiste universel » par excellence, se voyait désormais reprocher une virtuosité creuse. L’éclipse relative de cet astre central est allée de pair avec un élargissement considérable du regard et du goût. L’errance dans un paysage d’une infinie diversité s’est en quelque sorte substituée à la contemplation du prétendu zénith. L’expression de Haute-Renaissance s’est pourtant maintenue en histoire de l’art pour désigner l’époque de Raphaël (autour de 1510) alors même que le schéma normatif qui lui donnait un sens s’est effondré.

L’histoire de l’art s’est ainsi profilée assez précocement (par rapport à d’autres champs) comme une discipline «  horizontale  » et pluraliste où il n’y a ni progrès ni décadence, ni précurseurs ni retardataires. On risque pourtant bien de s’y faire traiter de «  conservateur  » si l’on donne l’impression de vouloir sauver, ne serait-ce que de biais, les normes déchues, c’est-à-dire non seulement la spécificité mais la supériorité d’un prétendu «  style Renaissance pur et abouti  ». Il n’y avait, à mon sens, aucune fatalité à ce que les «  études humanistes  » se voient touchées, voire emportées par cette spirale de relativisation propre à l’histoire du regard sur les arts plastiques. Bien au contraire, une approche par distinction des sphères, où «  style  » et «  spiritualité  » peuvent ne pas marcher du même pas au sein d’une prétendue «  époque-bloc  », eût davantage «  immunisé  » les apologistes de l’«  humanisme  ». Tout se passe comme s’ils s’étaient piégés eux-mêmes par leur attachement à une configuration prétendument cohérente où tout est supposé se refléter peu ou prou.

À quelle époque appartient Léonard ?

« On a démesurément exagéré l’originalité de Léonard[15]. » Le verdict lancé il y a soixante ans par André Chastel dans un livre devenu depuis emblématique du renouveau de l’histoire de l’art en France vient opportunément contraster avec les hyperboles convenues du cinquième centenaire. Serait-ce là une bonne raison d’exclure Léonard de Vinci de la short list des finalistes du palmarès de l’« homme universel par excellence » ? Que nenni.

Comme on vient de le voir avec Panofsky, on n’est pas obligé d’adopter les critères du libéralisme romantique à la Benjamin Constant où «  originalité  » et «  indépendance  » sont supposées être liées. Le courtisan fort débiteur de ses devanciers qu’était Léonard de Vinci pourrait très bien conserver ses chances si on le jugeait avec d’autres critères : l’originalité des traits apparaîtrait alors seconde par rapport à la cohérence de la configuration dans laquelle ils s’intègrent. Mais ici encore, le candidat risque de décevoir : s’il a su finalement terminer une petite partie des travaux qu’il avait commencés, il a été incapable de tirer une encyclopédie de ses carnets. On pourrait bien sûr objecter que c’est justement ce côté épars et inchoatif qui fait le prix et le charme de son génie, mais il faudrait alors reconnaître la dimension anachronique de ces critères. Le sfumato que l’on apprécie légitimement dans sa peinture ne saurait servir d’aura à une pensée éclatée et peu saisissable. Telle sibylle lilloise déclare : «  Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup.  » Et pourtant, cette figure possiblement surfaite semble se tenir au carrefour de toutes les questions embarrassantes.

Comme on l’a vu précédemment, le culte du dieu Léonard a été rendu possible par le déclin au xixe siècle de l’astre Raphaël. Si, par ailleurs, la contestation de la Haute-Renaissance romaine comme apogée a permis de réhabiliter de nombreux autres styles, elle a eu aussi comme effet de porter d’autant plus l’attention sur la Florence du xve siècle («  première  » Renaissance). L’intéressante cuisine est devenue le grand restaurant, la cité des précurseurs est devenue le lieu même de l’âge d’or. On se repasse indéfiniment le film du Quattrocento en espérant que les catastrophes fin de siècle ne surgiront pas : déferlement des troupes françaises, figure sinistre de Savonarole. L’artiste qui permet le mieux d’incarner la symbiose idéalisée entre philosophie, beaux-arts et belles lettres de ce creuset est précisément redécouvert et valorisé dans le courant du xixe siècle : Botticelli.

Le Léonard peintre, quant à lui, n’avait jamais été oublié mais sa gloire à la fin du xixe siècle tient autant aux autres aspects de ses activités : il est en effet revendiqué comme un symbole tant par les symbolistes entichés d’occultisme que par les positivistes à la recherche d’un héros mettant fin à «  l’âge métaphysique  ». Pour être contemporains, les deux phénomènes ne se confondent donc pas : survalorisation du Quattrocento florentin ; «  divinisation  » du mage et/ou savant Léonard. Mais la confluence de ces deux phénomènes aboutit à dramatiser une question qui aurait pu paraître anecdotique : pourquoi le génie par excellence a-t-il quitté la cité de l’âge d’or, pourquoi sa pensée semble-t-elle si différente de celles d’un Pic de la Mirandole ou d’un Marsile Ficin ? Qu’a-t-il vraiment en tête au moment de se diriger vers Milan après avoir su convaincre le duc qu’il l’aiderait à anéantir ses ennemis ?

La distance de Léonard à la culture humaniste florentine du Quattrocento est reconnue par André Chastel comme la « difficulté essentielle ». C’est l’occasion pour l’étoile montante de l’histoire de l’art française d’asséner un coup de griffe à son collègue et aîné René Huyghe : il y a « peu à retenir », selon lui, de la thèse de ce dernier, consistant à déclarer Léonard purement et simplement « étranger » à la Renaissance florentine[16]. La réfutation intégrale qui s’ensuit me paraît peu charitable en ce sens que Chastel ne laisse pas savoir que cette idée d’un lien privilégié de Léonard à la culture scolastique parisienne et anglaise n’a pas été inventée par Huyghe, mais avait fait l’objet de trois gros volumes de l’historien de la pensée scientifique Pierre Duhem.

Sous la plume de ce dernier, le lien de Léonard à la pensée, par exemple, d’un Albert de Saxe était un atout : Duhem félicitait en quelque sorte le savant d’avoir su résister au « bel esprit de l’humanisme » qui avait cru devoir mépriser la rigueur logicienne au nom de l’amour du beau parler et des belles lettres[17]. Aussi, lorsque Chastel réfute d’un trait de plume l’idée selon laquelle le courant expérimental de la scolastique parisienne aurait préparé la science moderne, c’est la somme de Duhem et non Huyghe qu’il lui aurait fallu réfuter. L’intention de Huyghe était toutefois différente puisque son «  idéalisme  » le conduisait précisément à célébrer les affinités de l’art et de l’âme : trop «  positiviste  » à son goût, Léonard était comme un intrus. Pour Chastel au contraire, Léonard s’est bien formé dans la « culture des ateliers » florentins : il est de son pays et de son temps. Un consensus existe au moins entre ces divers auteurs pour constater que le Symbolisme fin xixe siècle teinté d’occultisme s’est complètement «  planté  » en faisant de Léonard l’une de ses icônes. Pour Chastel, Léonard relève d’une époque à la fois distincte de celle de Guillaume d’Ockham et de celle de Descartes. C’est la fameuse thèse de la spécificité déjà rencontrée : la Renaissance existe ; elle n’est ni «  médiévale  » ni «  moderne  ».

« La figure la plus typique de Florence s’est définie par une critique constante de la culture florentine. » La formule de Chastel est brillante, mais peu éclairante. L’auteur reconnaît que Léonard ne maintient pas l’« accord » recherché par les platoniciens entre « conception de la nature » et « vocation de l’âme[18] ». Léonard rompt avec cette sorte d’« animisme » que l’on retrouvait chez Marsile Ficin et qui « s’épanouira » plus tard chez Paracelse et Giordano Bruno. Bref, si l’on définit la modernité comme une rupture avec la relation mystique d’un macrocosme et d’un microcosme, Léonard apparaît bien comme le plus «  moderne  » de la bande. Le paradoxe léonardesque peut être comparé avec le paradoxe brunien, tel que Koyré l’avait résumé dans son étude célèbre publiée deux ans plus tôt. Du fait de ses conceptions vitalistes et magiques, Giordano Bruno n’était « aucunement un esprit moderne », mais Koyré estimait que le caractère grandiose de son infinitisme lui faisait mériter une « place très importante dans l’histoire de l’esprit humain[19] ».

Au moment de dresser un bilan des études sur la « philosophie de la Renaissance », Vasoli montre combien des présupposés idéologiques ont conduit à écarteler artificiellement Bruno entre la figure d’un « martyr du rationalisme moderne » et celle d’un « magicien hermétique » : pour lui, Bruno « apparaît plutôt comme l’expression exemplaire d’une culture qui portait en soi les possibilités les plus diverses de développement et se nourrissait de suggestions et de propositions destinées à devenir rapidement opposées et irréconciliables[20] ». Schelling, le grand philosophe romantique, avait donc quelque raison d’héroïser Bruno. Il ne s’agissait pas de sa part de la même méprise que celle des maîtres de l’ésotérisme fin de siècle qui crurent pouvoir célébrer un mage en Léonard, lui qui fut plutôt hermétique à l’hermétisme de son temps.

Le laboratoire de la modernité ?

L’attachement au concept de Renaissance est lié, comme le reconnaît Vasoli, à une conception de l’histoire de la philosophie « qui s’ouvre toujours plus sur l’histoire de la culture ». Cette remarque fait écho à celle de Panofsky lorsqu’il constate que ce sont souvent les historiens des idées scientifiques qui prétendent s’en passer. Quant à l’histoire des représentations qui inspire le panorama que l’on vient de lire, elle s’attache aux métamorphoses, aux paradoxes, aux allers-retours. Voilà qui pourrait ressembler à un carrousel un peu absurde. Il y a pourtant des évolutions nettes en forme de renversement. Le mariage qu’un certain xixe siècle avait cru pouvoir célébrer entre les notions de Renaissance et de Progrès se porte mal. Le laboratoire de la modernité est devenu, à bien des égards, le paradis perdu de l’homo symbolicus. Un mythe de réenchantement s’est substitué au mythe d’émancipation.

Le laboratoire de la modernité est devenu, à bien des égards, le paradis perdu de l’homo symbolicus.

Montrer que cette époque nous parle encore, qu’elle n’a pas été «  ringardisée  » par Galilée et Descartes est moins commode que de l’opposer au supposé obscurantisme médiéval. Les apologistes de la Renaissance doivent se battre sur deux fronts : ils essayent coûte que coûte de montrer l’harmonie sous-jacente d’une configuration qu’ils reconnaissent, souvent avec honnêteté, être touffue et ambivalente. Du côté catholique, le renversement est parfois assez spectaculaire. Un autre article pourrait le montrer. Longtemps, l’« individualisme » projeté par Michelet et Burckhardt avait été mis en procès, accusé d’avoir rompu le supposé équilibre thomiste entre «  personne  » et «  communauté  ». L’humanisme chrétien des xve et xvie siècles est pourtant apparu progressivement à plus d’un auteur comme une ressource, précisément, contre un néo-thomisme jugé sclérosé ou contre un jansénisme diffus.

Les mythes culturels existent et ils sont faits pour s’en servir. Il y aura toujours des esprits forts et des pisse-vinaigre pour les déconstruire. Dans sa synthèse de 1973, Jean Delumeau pensait pouvoir faire œuvre d’équilibriste en proclamant que « rarement, durant une tranche d’histoire, le meilleur a autant côtoyé le pire qu’au temps de Savonarole et des Borgia, de saint Ignace et de l’Arétin[21] ». J’en doute beaucoup : n’importe quelle tranche plus ou moins arbitrairement découpée révélerait la même ambivalence. Il reste que le mythe culturel de la Renaissance et celui de Léonard ne se recouvrent pas entièrement. Panofsky louait Dürer d’avoir su s’intégrer à une vaste synthèse, d’avoir dépassé son individualité et sa germanité. Maîtrisant mal le latin, Léonard est un «  humaniste  » pour le moins atypique : sa «  modernité  » supposée tient au fait qu’il s’est précisément individualisé en rompant au moins partiellement avec la culture florentine de son temps. Son originalité tient plus à ce à quoi il a renoncé qu’à ce qu’il a réellement inventé. Cette riche figure est, de surcroît, liée à une dimension qui mériterait elle aussi un article en soi : le long contentieux franco-italien sur la notion de Renaissance.

L’originalité relative de Léonard montre qu’il n’a pas été si absurde de la part des positivistes du xixe siècle de célébrer en lui un Aufklärer avant la lettre. Mais son caractère atypique montre aussi combien les débats sur la «  Renaissance  » et ceux sur la «  modernité  » ou les «  Lumières  » sont désormais disjoints. «  Inventée  » et célébrée comme une époque d’émancipation de l’obscurantisme et du communautarisme, la Renaissance survit et survivra comme témoignage de la dimension symbolique de l’homme. Le mythe «  laïciste  » est devenu un mythe anti-réductionniste.

 

[1] - Jean-Marie Le Gall, Défense et illustration de la Renaissance, Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 9.

[2] - Jacques Heers, Le Moyen Âge. Une imposture intellectuelle [1992], Paris, Perrin, 2008.

[3] - Wallace K. Ferguson, La Renaissance dans la pensée historique, trad. par Élizabeth Crouzet-Pavan et Jacques Marty, Paris, Payot, 2009.

[4] - Cette formule de Charles Trikaus est signalée par É. Crouzet-Pavan dans sa préface (ibid.).

[5] - Pascal Brioist, «  Renaissance  », dans Christian Delacroix et al., Historiographies, II. Concepts et débats, Paris, Gallimard, coll. «  Folio histoire  », Paris, 2010, p. 1184.

[6] - Pascal Brioist, Léonard de Vinci, homme de guerre, Paris, Alma, 2013.

[7] - J.-M. Le Gall, Défense et illustration de la Renaissance, op. cit., p. 361.

[8] - Cesare Vasoli, «  Considérations sur l’histoire de la philosophie de la Renaissance  », Revue des études italiennes, vol. XXVIII, no 3-4, juillet-décembre 1982, p. 254. Autres exemples parmi bien d’autres du renouveau des études «  renaissancistes  » après la guerre : la collection universitaire «  De Pétrarque à Descartes  » ou un chapitre spécifique de 350 pages consacrées à la «  Philosophie de la Renaissance  » par l’Encyclopédie de la Pléiade.

[9] - Erwin Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident [1960], trad. de l’anglais par Laure Meyer, Paris, Flammarion, coll. «  Champs arts  », 1993, p. 22.

[10] - Ibid., p. 62.

[11] - Ibid., p. 43.

[12] - Ibid., p. 53.

[13] - François-René Martin, «  Préface. Dürer en exil  », dans Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer [1943], trad. de l’anglais par Dominique Le Bourg, Paris, Hazan, 2012, p. xiii.

[14] - Ernst Hans Gombrich, La Préférence pour le primitif. Épisodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident, trad. de l’anglais par Dominique Lablanche, Paris, Phaidon, 2004, p. 145.

[15] - André Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, Presses univeristaires de France, 1959, p. 401.

[16] - Ibid., p. 410. Huyghe maintiendra sa position quelques mois après cet éreintement : « Non, ce n’est pas là le langage de la Renaissance, c’est déjà celui de Pascal, c’est déjà celui du monde où nous vivons. […] Tout cela ne pouvait être compris que par les Modernes. Il a fallu, pour que la pensée de Léonard fût saisie, pénétrée, appréciée dans toute son importance, que renaisse et se développe au xviiiesiècle, que triomphe au xixe cette civilisation expérimentale, dont le premier germe était apparu au xiiie; il a fallu que le platonisme ressuscité par la Renaissance ait été étouffé à nouveau. » (René Huyghe, L’Art et l’Âme, Paris, Flammarion, 1960, p. 138-139.)

[17] - Pierre Duhem, Études sur Léonard de Vinci. Ceux qu’il a lus et ceux qui l’ont lu, Seconde série, Paris, Hermann, 1909, p. 35.

[18] - A. Chastel, Art et humanisme…, op. cit., p. 418.

[19] - Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini [1957], trad. de l’anglais par Raïssa Tarr, Paris, Gallimard, coll. «  Tel  », 1973, p. 78.

[20] - Cesare Vasoli, «  Considérations sur l’histoire de la philosophie de la Renaissance  », art. cité, p. 252.

[21] - Jean Delumeau, La Civilisation de la Renaissance, Paris, Arthaud, 1973, p. 21.

Joël Roucloux

Professeur d’histoire de l’art à l’université de Louvain, il a notamment contribué à La Ville magique (Gallimard, 2012)

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