Dubaï-Beyrouth : l’ombre et son double
Lancée depuis les années 1980 dans un développement économique volontariste spectaculaire, Dubaï s’inspire de la manière dont Beyrouth sut profiter, au début des années 1970, de sa situation géopolitique. Mais cette manière de tirer parti des effets régionaux de la mondialisation influence en retour, jusqu’à la guerre de cet été, la tentative de Beyrouth de se réinsérer dans les flux mondiaux.
Un double cliché semble courir sur la relation entre Beyrouth et Dubaï. Celui de deux « cités-États » d’abord, et celui de deux villes difficilement inscrites dans leur territoire national ensuite, le Liban dans le cas de Beyrouth et les Émirats arabes unis dans le cas de Dubaï. De là se pose déjà le premier écueil de ce texte : parle-t-on d’une comparaison entre Beyrouth et Dubaï, ou d’une comparaison entre le Liban et Dubaï ? Le propos qui va suivre se situe ouvertement entre les deux, et c’est justement cette tension entre les deux échelles territoriales qui sous-tend ce qui suit.
En réfléchissant à la comparaison entre Beyrouth et Dubaï, il est tentant d’avoir en tête une suite de séquences historiques : on pourrait en effet dire que le Beyrouth des années 1970 est ce que Dubaï deviendra dans les décennies 1980 et 1990. Il serait aussi tentant de penser aujourd’hui que la frénésie de Dubaï est peut-être à chercher tout à la fois du côté de son désir de ressemblance à ce qu’a été Beyrouth avant-guerre et à ce que veut peut-être devenir Beyrouth au xxie siècle dans la tête de certains de ses décideurs. Il y a donc un croisement dans le temps entre Beyrouth et Dubaï, au point qu’on pourrait se demander lequel des deux veut imiter l’autre. En fin de compte, l’imitateur n’est peut-être pas celui qu’on croit.
On compare ici des ensembles urbains aux fonctions, aux rôles et aux statuts différents : Dubaï, ville restreinte, ville marchande, « deuxième ville » d’un État fédéral mais dont elle estompe la capitale derrière sa brillance ; le Liban et sa capitale Beyrouth, mégapole au regard de la superficie du pays et ville « multiple ». Mais on compare aussi deux villes au dynamisme extrême, hier et aujourd’hui, et dont l’évolution se fait dans un temps très rapide : Beyrouth, du fait des projets de reconstruction de l’après-guerre, et Dubaï, du fait de la condensation et de la compression d’un temps de développement accéléré. Aussi, en posant Dubaï par rapport à Beyrouth, ou en tentant de les opposer, c’est une dialectique convergence-divergence qu’il s’agit de construire.
« Effets d’aubaine » et optimisation du « moment »
Ce qui frappe d’abord dans les deux cas de Dubaï et de Beyrouth, c’est le rapport très intense et très fécond à la circonstance historique et géopolitique. Dans les deux cas, celui du Beyrouth et du Liban des années 1950, 1960 et 1970, et celui du Dubaï des années 1990, il y a une optimisation – ce que Bernard El-Ghoul appelle une captation1 – de la situation géopolitique et d’un moment historique. En effet, Beyrouth doit son succès relatif dans les années 1950, 1960 et 1970 à plusieurs facteurs conjugués. Dans un premier temps, la création de l’État d’Israël et le conflit israélo-arabe vont évincer l’importance du port de Haïfa comme port de relais régional à l’est de la Méditerranée, pour permettre au port de Beyrouth de s’y substituer comme port d’ancrage de la région. Ensuite, les évolutions politique et économique des systèmes arabes qui entourent le Liban, souvent chaotiques, soumises à des successions de coups d’État et à des turbulences politiques, débouchant en tout cas sur l’instauration de systèmes que l’on a appelé ceux du « socialisme arabe », vont provoquer un afflux de capitaux vers la capitale libanaise et vers son système bancaire. Dans un troisième temps, la fortune pétrolière et les excédents financiers qui en résultent dans les pays du Golfe vont venir nourrir le système financier et bancaire du Liban dont le caractère quasi rentier s’affirme dès lors de plus en plus. Ce n’est que la guerre qui s’installe en 1975 qui interrompt ce cycle d’expansion, et encore, celle-ci ne prenant ses effets économiques et monétaires qu’après l’invasion de 1982 et la sortie des capitaux de la centrale palestinienne des banques de la place de Beyrouth. On peut donc dire que Beyrouth, et le Liban par extension, vit d’une sorte de rente de situation géopolitique, certes savamment et intelligemment exploitée, amplifiée, et parfois modélisée2.
Le cas de Dubaï est celui d’une captation du même type, mais doublée, soutenue et amplifiée par un très fort volontarisme politique. L’optimisation d’une situation à la fois géographique et géopolitique commence dès le début du xxe siècle, avec là aussi la confiscation par Dubaï du rôle de pôle portuaire régional aux dépens de ses voisins, et son accession au statut de relais marchand pour les mondes indiens et persans3. Le parallélisme avec Beyrouth est tentant, tant c’est à partir de son port que Dubaï entame sa mue de cité-État marchande à celui de cité-État globale au fil des décennies. L’entreprise s’articule, là encore, sur un moment politique d’opportunité, celui de la longue guerre irako-iranienne, qui fait de Dubaï une sorte de base de repli de l’activité économique de la région. La comparaison Beyrouth-Dubaï ne saurait en outre évacuer l’ironie qui fait que c’est aussi, au long des années 1970 et 1980, la mise entre parenthèses de la capitale libanaise du fait de la guerre qui bénéficie indirectement au développement de Dubaï. Tout cela, en plus de certaines dynamiques propres à la région du Golfe, fait que Dubaï peut émerger comme un pôle d’expansion alternatif dans la région, au point de supplanter – au moins en termes de visibilité – les métropoles environnantes.
Ce que l’on peut appeler, depuis, la recette dubaïote repose largement sur une grande concentration des activités à haute valeur ajoutée tournant autour du tertiaire (représentations commerciales, commerce de gros, shopping de luxe, agences de publicité et, plus dernièrement, négoce de diamants et d’or), sur la création de zones franches, mais aussi sur la concentration de ressources humaines expatriées hautement qualifiées dont l’attraction nécessite une grande souplesse fiscale et juridique. Plus récemment, le projet Dubaï tel que porté par les technocrates de l’Émirat se concentre sur le concept de hub sectoriel, sorte de mini-cités spécialisées aux fonctions transrégionales : Media-City, Internet-City, Health-City, ainsi que le projet redouté de International Finance City. La mirifique expansion de Dubaï ne repose donc que sur une succession de choix visionnaires, voire « mégalomanes », diraient les détracteurs de ce modèle, relayés par une audace extrême dans la conception et dans l’exécution. En matière de politiques de développement, on pourrait même dire que Dubaï s’applique en intégralité les canons prônés par les business schools américaines en matière d’entreprise (avantages comparatifs joués à fond, niches, politique d’image et marketing), de sorte que l’Émirat peut être compris comme une multinationale dont les actifs sont désormais sur le marché international. Aussi la captation est-elle transposée à l’échelle de la mondialisation, dans laquelle il s’agit de s’insérer pleinement et sans complexe aucun, en tout cas par comparaison à un environnement plus frileux et idéologiquement rétif aux importations occidentales.
Temps long, temps court, et invention identitaire
Le deuxième paramètre à partir duquel on peut croiser Beyrouth et Dubaï est celui du rapport au temps, mais au temps long, celui qui sous-tend la relation à la mémoire et à la construction identitaire. Or nous sommes là dans un rapport inversé. Dans l’esprit des concepteurs et des entrepreneurs du Liban indépendant des années 1920 puis des années 1940, la mission financière et économique de la ville de Beyrouth était perçue comme une extension naturelle, voire « génétique », de sa nature sociologique et politique ainsi que de celle du pays. Si l’on revient aux écrits des pères fondateurs de la constitution libanaise (elle entre en vigueur en 1926), essentiellement à ceux de Michel Chiha4 – banquier lui-même, comme en symbole de ce qui deviendra l’activité économique principale du Liban –, on y trouve fortement présente l’idée selon laquelle le Liban ne pouvait que devenir ce qu’il deviendra, en raison de sa diversité et de sa composition communautaire, et du fait qu’il est un pays-pont naturel entre l’Orient et l’Occident ; autant de stéréotypes condensés dans le cliché vite installé de « la Suisse du Moyen-Orient ». Ainsi, la fonction et le rôle économiques du Liban provenaient d’une identité sociologique et politique. À l’extrême, c’est au service de cette « vocation » que tout devait être subordonné, même le politique, par essence consensuel et médian, plaçant le Liban, par une sorte de déterminisme, dans un conservatisme éclairé et élitiste.
À l’inverse, Dubaï nous donne à voir un cas tout à fait autre. C’est la mission économique de la cité-État d’abord marchande puis globale qui est chargé – si besoin s’en fait sentir – de créer l’identité sociologique et politique. Le nation building dubaïote, s’il existe, est donc sui generis à la prospérité économique, alors que dans le cas de Beyrouth c’est une nation mythifiée, sinon imaginaire, qui porte en elle les germes du « génie » marchand et financier de ses fils. Mais si nous sommes là devant un rapport inversé, on ne peut pas pour autant évacuer la symétrie des stratégies tendant à la construction identitaire. À Dubaï et à Beyrouth dans la reconstruction du Liban, un même processus est à l’œuvre. En effet, dans le Liban d’aujourd’hui, les concepteurs de la reconstruction de Beyrouth, dont le défunt Rafiq Hariri est l’emblème, mettent en œuvre une démarche volontariste de réappropriation du passé. Seulement, le paradoxe ultime de cette projection frénétique dans l’avenir (« Beyrouth, ville-au-passé-prestigieux pour l’avenir », pouvait-on lire sur les palissades de chantiers du centre-ville) fait qu’elle produit ironiquement l’effet inverse. Alors qu’au départ le Liban était censé renaître tel quel après la guerre, le discours et la pratique qui accompagnent la reconstruction se télescopent au point d’écorcher le passé, jusqu’à parfois l’effacer. À l’inverse, alors que Dubaï accuse un déficit d’histoire et un déficit de passé, s’y déploie une frénésie volontariste tout entière tendue vers la revalorisation de la situation géographique, voire vers sa recréation (Dubaï, déformation phonétique de the bay, ou la baie, continue de développer et de mettre en valeur cette même crique sablonneuse à partir de laquelle, il y a un siècle, était partie la grande aventure ; forts, navettes de boutres entre les deux rives du canal, assurent les éléments de base de ce folklore renaissant), ainsi que vers l’exhumation d’un patrimoine, parfois presque inventé, comme si la technostructure entourant Cheikh Mohammad el-Maktoum5 s’avouait que l’infrastructure mondialisée et sur-moderniste de la cité ne prenait son sens que par un autre soubassement, culturel et mémoriel, que l’on devait aussi s’offrir.
Espace-territoire et espace-emblème : la ville comme carte postale
Troisième rapport intéressant à croiser entre Beyrouth et Dubaï : le rapport à l’espace pour l’inscription dans le territoire. Il s’agit certes, pour les deux villes, de capter une position géopolitique mais aussi de relever le défi de l’inscription dans l’espace et de sa domestication. De l’espace-opportunité à l’espace-scène de projection, entre les deux cités se joue une compétition mimétique de marquage emblématique du lieu. Dans les deux cas, la décision politique vise à créer un pôle dont les effets d’attraction et de diffusion s’étendraient bien au-delà de la superficie urbaine elle-même, voire au-delà du territoire national entourant celles-ci, un peu comme si les valeurs symboliques émises par les deux lieux dépassaient et démultipliaient les strictes ressources matérielles dont ils disposent.
Dubaï-zone comme Beyrouth-zone, bien sûr, mais l’une contre l’autre aussi. Comme si par ailleurs le destin des villes dont le rôle dépasse la taille réelle était celui de la précarité sans fin, la suprématie ne pouvant être maintenue que par la course à l’innovation permanente et au gigantisme des projets. Autrefois désignée comme « l’hôpital des Arabes », ou comme « l’université des Arabes », ou encore comme « la maison d’édition des Arabes », Beyrouth a dû ainsi défendre ses titres plusieurs fois au cours des décennies passées. Face à la convoitise d’Amman ou du Caire, durant les années de guerre où la vocation de la ville rêvée par Chiha et sa génération a bien failli passer sous les décombres6. Et, dès les premières années de l’après-guerre, face à l’offensive de Dubaï, dont la technostructure entourant Hariri se servait à la fois comme épouvantail et comme stimulateur, et dont il s’agissait de contenir les ambitions en les imitant ou en les préemptant7.
Qui imite qui ? Car c’est dans les deux sens que la stimulation fonctionne. Beyrouth la libérale fascine Dubaï tout comme ses consœurs du Golfe. Le night-life beyrouthin et sa dépravation supposée et fantasmée, dont l’image est véhiculée par les télévisions satellitaires, sont eux aussi importés, littéralement, par Dubaï. Les enseignes des resto-bars branchés qui font la réputation de la capitale libanaise sont reprises en franchise dans l’Émirat, répliquant sur les rives du Golfe un relent de life-style propre aux villes de Méditerranée orientale. Là aussi, c’est la diffusion rapide qui est à l’œuvre, instrumentalisant toutes les techniques de communication modernes : il n’est que de voir l’énorme succès des émissions de type Star Academy interarabes qui font la fortune de la Lbci libanaise – par ailleurs très « chrétienne » – pour comprendre que c’est aujourd’hui à travers d’autres médias que se dessinent les contours d’un panarabisme postmoderne dont Dubaï et Beyrouth, en compétition mais aussi en complémentarité, se veulent les précurseurs8.
Au service de ce dessein, sont bien sûr employées toutes les astuces du management entrepreneurial9, mais sont aussi mobilisés des talents proprement artistiques, faisant de l’espace une sorte de toile à composer. Et s’il y a, dans les deux cas, volonté de créer des villes-région qui soient d’une certaine façon un pôle d’attraction et de développement régional, il y a aussi dans les deux villes une recherche d’identité spatiale par le marquage architectural. À Beyrouth comme à Dubaï se joue en effet aujourd’hui une compétition croisée pour la captation des grands Landmark de l’architecture internationale. À travers de grands concours de reconstruction, une course à l’attraction des grands architectes ou des grandes agences internationales d’architecture est lancée, en vue d’un marquage de l’espace à même de produire, mais dans un temps condensé et comprimé, ce que New York a pu produire sur deux siècles, à savoir un sky-line qui devient pratiquement l’image profilée de référence de la ville10. Sur certaines des diapositives qui accompagnent nos travaux, et où l’on voit les contours des deux grands hôtels ainsi que cette floraison d’immeubles qui ont poussé entre 1990 et 2000, quelque chose rappelle Beyrouth lorsque celle-ci est aperçue à partir de la route de Damas ou de la colline de Baabda.
Au centre de cette frénésie architecturale dans les deux villes, mais aussi préfiguration de leurs fonctions marchandes, le fameux shopping-mall, désormais accompagnateur et additif indispensable à tout grand projet digne de ce nom. Un mall au cahier des charges souvent très précis et qui traduit dans les deux villes une égale volonté de réappropriation de la tradition du souk arabe, voire de réinvention à la lumière de la modernité. Là aussi, la métaphore de la marchandisation et du négoce est tentante, qui nous fait passer du niveau matériel au niveau symbolique, et de celui du spatial à celui de l’économico-social puis à celui du politique. Car dans les deux métropoles, en dessous des autoritarismes officiels, se jouent de multiples échanges et se croisent une multitude de flux – tant licites qu’illicites – de biens, de services, d’hommes, d’opinions, d’allégeances, et de valeurs11. Il y a plus d’une dizaine d’années déjà, Thomas Friedman, alors éditorialiste du New York Times, soulignait avec malice que si Dubaï était un huge shopping mall, Beyrouth avait toujours été, aux doubles sens économique et politique, le Duty free shop du Moyen-Orient12.
Trop ou trop peu : deux rapports difficiles au politique
Le politique, justement, est le quatrième point sur lequel se croise le chiasme Dubaï-Beyrouth. Au cours des années 1990, la référence au succès des « dragons » d’Asie du Sud-Est n’est pas seulement suggérée ou sous-entendue ; elle est explicite. Que ce soit dans les propos de Cheikh Mohammad el-Maktoum qui veut créer une « Singapour dans le Golfe13 », ou dans ceux de Walid Joumblatt qui, pour positiver les relations libano-syriennes, se réfère à la relation qu’entretient la Chine avec Hongkong14, le modèle à singer est clairement désigné.
Mais la limite du modèle des « dragons », voire l’adjuvant de son succès, réside dans l’autoritarisme modernisateur dont ses élites acceptent le contrat. C’est celui que Dubaï adopte sans gêne, dans une culture politique patrimoniale revue et corrigée par la technocratie. C’est là qu’on retrouve les ruses de l’histoire longue qui opposent, nous l’avons vu plus haut, les deux métropoles arabes. Le succès du libéralisme libanais repose sinon exclusivement, du moins en large partie, sur un libéralisme politique dont son système « consociatif » et en permanence « négociatoire » a le secret. Et sa strangulation par la guerre et les années qui l’ont suivie, ainsi que par la tutelle pesante qu’a exercée sur lui un autre autoritarisme, celui de la Syrie, ont bien failli tuer la poule aux œufs d’or. Là aussi, le rapport est inversé. Mais inversé en apparence parfois, tant les décideurs du Liban d’après-guerre se prenaient souvent à rêver d’une cité à la Dubaï, où les affaires se feraient dans la quiétude politique. Legs de la culture politique « golfienne » d’une partie de ces élites, Hariri en tête, contamination lointaine du modèle asiatique de capitalisme autoritaire nourrie par l’amitié personnelle que liaient Hariri et Mahatir Mohammad l’Indonésien ? Quoi qu’il en soit, il est clair que le type de prospérité du Liban d’après-guerre, stimulé et jalousé par le succès arrogant de Dubaï, est bien moins celui de cette Suisse dont on s’enorgueillissait autrefois d’être la copie méditerranéenne que celui de Taïwan15, où le mariage des forces du capital et du prétorianisme assure une société où les libertés politiques et syndicales font cruellement défaut au nom de la fructification du capital.
Seulement, si Beyrouth peut souffrir dans les quinze ans qui suivent la guerre d’un déclin du politique, déclin qui produit probablement un certain type de développement économique, mais en freine aussi un autre, c’est de toute façon d’un trop-plein de politique qu’il s’agit. A contrario, et il semble que nous l’avons suffisamment souligné, il s’agit dans le cas de Dubaï d’un trop-vide. La métaphore à laquelle renvoie cette dimension de « densité » politique peut être filée en croisant les variables démographiques des deux villes-pays, et surtout le rapport entre citoyens – ou autochtones – et expatriés – ou « apatriés », dirions-nous dans le cas de Dubaï. Problèmes de citoyenneté, problèmes de propriété, problèmes d’identité ; tout cela croise entre les deux villes des problématiques d’inclusion-exclusion, ou de dehors-dedans. Dubaï, importateur de main-d’œuvre, et cité où les nationaux ne constituent que 10 à 20 % des habitants ; Beyrouth et le Liban, structurellement exportateurs de matière grise, et société dont plus du triple des nationaux vivent à l’étranger. Dubaï, qui aura tôt ou tard à se confronter aux droits de ses expatriés ayant jusque-là assuré sa prospérité, ainsi qu’au malaise grandissant que ceux-ci commencent à provoquer auprès d’une population autochtone qui se sent fragilisée dans ses modes de vie et dans sa suprématie oisive. A contrario de Beyrouth, qui tente de trouver des solutions pour une plus grande intégration participative de sa propre diaspora éparpillée à sa vie nationale, alors que les communautés étrangères sur son sol, essentiellement les Palestiniens, représentent, dans la perception de la moyenne des Libanais au moins, un fardeau économique et une menace politique potentiels. Et alors que Dubaï envisage, pour remonter les taux de sa population nationale, d’octroyer la citoyenneté aux plus brillants de ses expatriés, le Liban gèle un décret de naturalisation hâtivement adopté dans les années 1990, se divise sur le droit de vote à donner à sa population émigrée, et redoute le moment où il devra régulariser la situation des quelque 300 000 Palestiniens sur son sol.
La démographie n’est pas le seul facteur qui souligne limites et risques potentiels qui hypothèquent l’avenir des deux villes ; c’est le politique, jamais évacuable, qui dans les deux cas représente une contrainte. Au sein même de l’Émirat, la montée de nouvelles classes moyennes supérieures constituées à partir des cercles de la technocratie (les « jeunes turcs » de Maktoum) commence à concurrencer l’oligarchie des familles marchandes traditionnelles et conservatrices, dans un mouvement qui rappelle la rapide mobilité des classes dans le Liban d’avant-guerre et les réajustements qu’elle appelle. Plus largement, au sein de la fédération des Émirats arabes unis, entre Dubaï l’hypertrophiée et la prospère et ses consœurs, s’établissent des écarts générateurs de tensions. Ce type de rapport pourrait devenir en particulier conflictuel avec Abu-Dhabi, dont la relation à Dubaï est, dès le départ, ambiguë. Si la capitale a jusque-là profité de l’effet de diffusion du succès dubaïote, elle pourrait progressivement prendre ombrage de son aura démesurée16. Le débat « émirati » sur le rôle respectif de chacune des composantes de la fédération et sur la façon dont le fédéralisme fonctionne et fonctionnera demain avec une distribution des richesses de plus en plus différenciée, renvoie au débat jamais clos sur la surcentralité de la part économique de Beyrouth dans l’équilibre libanais et sur la place hypertrophiée qu’occupe Beyrouth, qui couple pouvoirs économique et politique, au sein du Liban.
Dans les deux cas, c’est par le biais du rapport au régional que le politique réaffirme surtout ses droits. Les succès de Dubaï sont parfois perçus comme une insolence et suscitent, auprès des voisins de la région – Bahreïn soucieux de ne pas se voir ravir la totalité de sa place bancaire et financière, Qatar qui cherche à occuper les mêmes niches, ou même Oman –, peurs et jalousies mêlées. Par ailleurs, dans une région du Golfe extrêmement turbulente et appelée à l’être encore plus, c’est potentiellement la capacité du modèle économique de Dubaï à perdurer ou à se soustraire aux périls qui l’entourent qui sera l’avenir en question. Les stigmates de Beyrouth sont encore vifs ; rappel constant que si l’environnement régional fut source de richesse, il fut aussi cause de ruine. Et c’est sur ce thème que Beyrouth, constamment victimisée pour ses réussites, et qui a peur aujourd’hui de payer à nouveau le prix d’une perpétuation et d’une extension du conflit irakien, a aussi et surtout quelque chose à dire à Dubaï.
- *.
Enseignant et chercheur associé à Sciences Po, Paris. Ce texte reprend les idées proposées lors d’un colloque sur le modèle de Dubaï, organisé par l’Institut français des relations internationales (Ifri) et tenu à Paris en novembre 2005. Une version en anglais devrait paraître dans un ouvrage collectif en cours d’édition.
- 1.
Bernard El-Ghoul, De la cité marchande à la cité globale. Pouvoir et société à Dubaï, thèse de doctorat, Iep de Paris, 2003.
- 2.
Ce qui n’empêche pas certains signaux alarmants de se faire jour, parfois assez tôt, qui annoncent la fragilité et les limites d’une telle « construction » économique. La faillite tonitruante de la Banque Intra, dans les années 1960, et les ramifications politiques qu’elle a mises à jour, sont un exemple flagrant des effets pervers de ce type de « rente de situation », et en tout cas des risques permanents de retour de bâton qu’elle contient.
- 3.
Sur toute cette séquence historique, on peut bien sûr se reporter à la thèse de B. El-Ghoul, De la cité marchande à la cité globale…, op. cit.
- 4.
Grand bourgeois lettré, Chiha, en plus de ses activités de banquier, est l’auteur d’une œuvre féconde. Pour l’aspect que nous évoquons, on peut se reporter à Visage et présence du Liban, et Propos d’économie libanaise (Fondation Michel Chiha, 1988). Le rôle de Chiha dans l’écriture de la constitution libanaise se verra prolongé en politique avec l’accession du pays à l’indépendance et de son beau-frère à la présidence de la République, faisant de lui l’une des éminences grises du premier régime libanais.
- 5.
Le fameux et puissant Executive Office, créé en 2001 et dirigé par un bras droit de l’émir de Dubaï, Mohammad el-Gargawi. Il est, entre autres, chargé de penser le projet Dubaï Global, dont le nom reprend sans détour la volonté d’insérer pleinement l’Émirat dans le réseau des métropoles se disputant les dividendes de la mondialisation.
- 6.
À deux ou trois reprises durant la guerre, il fut ainsi question de déplacer l’American University of Beirut et son hôpital vers Amman. Il est vrai que derrière cette idée se cachait le lobbying puissant du père de la reine Nour, membre du Board of Trustees de l’université.
- 7.
C’est ainsi que le nouvel aéroport de Beyrouth sera conçu par Hariri comme devant devenir un hub régional capable d’accueillir plus de six millions de voyageurs par an, avec pour fonction de ravir le rôle de l’aéroport de Dubaï comme escale des long-courriers entre le monde occidental et le monde asiatique. Le pari n’est toujours pas tenu, même si l’aéroport a aujourd’hui pris le nom de son concepteur.
- 8.
Sur ces perceptions croisées Beyrouth-Dubaï, les récits des expatriés libanais de Dubaï sont saisissants et très informatifs. À la fois objet de fascination et de rejet, la ville émiratie est tour à tour perçue comme méritoire dans son succès, pourvoyeuse de vie décente, cosmopolite et moderne, mais aussi comme rivale, artificielle et, somme toute, précaire. Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’il n’y a là aucune indifférence, et on peut remarquer une multiplication des écrits qui en témoignent : articles fréquents dans le quotidien libanais anglophone Daily Star (qui, par ailleurs, a failli installer à Dubaï une partie de sa rédaction pour des raisons de commodités et de coûts…), ou encore blogs divers entretenus par des expatriés libanais dans les Émirats (voir Dubaï Got Soul, sur www.beirutnotes.blogspot.com, où l’on peut lire : « Dubaï n’est plus cette ville que je croyais artificielle… En comparant Dubaï à Beyrouth, de nombreux Libanais, moi le premier, disaient avec fierté que “Beyrouth, au moins, avait une culture et une âme ; mais cette critique elle-même n’a plus lieu d’être ”. »)
- 9.
Il est par ailleurs intéressant de noter que la technocratie entourant le leadership dubaïote n’est pas la seule à avoir eu recours aux grandes boîtes de conseil en stratégie (Mac Kinsey, Booz Allen Hamilton entre autres) pour penser et guider son développement. À l’orée des années 1990, l’entreprise haririenne de reconstruction de Beyrouth avait aussi fait la même chose (Bechtel, entre autres), et la compagnie mixte mise en place depuis (Solidère) fait régulièrement appel aux grands cabinets de conseil pour accompagner et parfois corriger sa gestion immobilière.
- 10.
Le front de crique de Dubaï, et qui rappelle curieusement la façade maritime de Singapour, est devenu ainsi l’une des photos les plus représentées sur les guides présentant l’Émirat. Tout comme le très audacieux bâtiment de l’hôtel Burj El-Arab qui résume à lui seul Dubaï sur les écrans de la plupart des médias internationaux quand ils parlent de l’Émirat.
- 11.
L’image d’Épinal du Beyrouth des années 1960 et 1970, relayée par le roman et le cinéma, et qui continue de lui coller à la peau, était celle de la ville-carrefour de l’espionnage au Moyen-Orient. Si ce cliché revient aujourd’hui, il est bien sûr modernisé et réadapté au monde des années 2000 (c’est-à-dire celui des économies « délinquantes » de l’après-guerre froide : mafias privées et publiques, prostitution, blanchiment, etc.), mais il partage désormais cette vocation supposée avec d’autres villes de la région, dont Dubaï justement, étonnamment accueillante, pour une ville du Golfe, à des trafics et des réseaux humains et financiers de toutes sortes.
- 12.
Thomas Friedman, From Beirut to Jerusalem, New York, Anchor books, 1989.
- 13.
Il est intéressant de noter ici que Mohammad el-Gargawi, grand ordonnateur de la politique de développement de l’Émirat, a commencé sa carrière à Singapour dans les années 1980 et 1990. Voir Fatiha Dazi-Héni, Monarchies et sociétés d’Arabie, le temps des confrontations, Paris, Presses de Sciences-Po, 2006.
- 14.
Plus précisément, mais on reste là dans des imageries asiatiques, Joumblatt, à partir de la deuxième moitié des années 1990, demande à la Syrie de trancher pour le Liban entre le modèle Hanoï et celui de Hongkong, c’est-à-dire entre celui d’un poste avancé de résistance et celui d’un avant-poste de prospérité de substitution.
- 15.
Voir Joseph Bahout, « Le Liban et le couple syro-libanais dans le processus de paix ; horizons incertains », dans Les Cahiers de l’Ifri, no 22, Paris, 1998.
- 16.
Le cas du Dubaï International Finance Center (Difc) est particulièrement révélateur du rapport de force qui existe entre les deux cités, Abu-Dhabi la politico-fédérale et Dubaï l’économico-financière. Le Difc est le projet phare de la technostructure dubaïote, destiné à constituer un relais, ou hub, financier entre les places de Londres et de Hongkong ; le but ultime est de dégager suffisamment de surplus financier pour s’affranchir à terme de l’aide « gênante » d’Abu-Dhabi, le gros du coussin de sécurité financière sous-tendant l’aventure de Dubaï continuant d’être assuré par la richesse pétrolière dont la capitale est la gardienne. Consciente du risque potentiel de cet affranchissement, la famille régnante sur les Eau a mis un frein sérieux au projet. Voir F. Dazi-Héni, Monarchies et sociétés d’Arabie…, op. cit.