
Lancer l’alerte
Introduction
Scandale sanitaires et environnementaux, surveillance de masse, évasion fiscale : des lanceurs d’alerte prennent des risques pour révéler des informations au public, ce qui interroge la crise de nos systèmes politiques et notre demande démocratique. Ces démarches individuelles peuvent-elles s’inscrire dans une forme d’action collective ?
Conflits d’intérêts, évasion fiscale, corruption, surveillance et manipulation des données personnelles, scandales sanitaires et environnementaux à répétition… Autant de symptômes d’une crise systémique, qui frappe l’État de droit et sape la confiance entre institutions et citoyens, au fondement de nos démocraties. Ni les Panama Papers, ni les LuxLeaks, ni le scandale du Mediator ne seraient aujourd’hui sur la place publique si l’alerte n’avait été lancée. Sans les révélations d’Antoine Deltour, le Luxembourg n’aurait jamais admis qu’il était un paradis fiscal et la Commission européenne n’aurait pas statué sur les rescrits fiscaux en 2015. Et sans celles d’Edward Snowden sur la surveillance de masse, la question de l’évolution du droit européen en matière de protection des données n’aurait pas été posée avec autant de force.
Lancer l’alerte n’a jamais été autant salué, examiné et reconnu comme une nécessité sociale par les institutions elles-mêmes. Ainsi, en 2016, le Conseil d’État publiait une étude intitulée « Le droit d’alerte, signaler, traiter, protéger », dont la loi Sapin II a repris plusieurs propositions. Au niveau européen, une directive sur la protection des lanceurs d’alerte est aussi en discussion. Lanceurs d’alerte, députés européens, Ong, syndicats et citoyens se mobilisent pour demander une véritable protection européenne.
Les lanceurs d’alerte sont d’abord des individus face à leur conscience, confrontés à un dilemme éthique, comme le montrent les témoignages d’Irène Frachon et d’Antoine Deltour, la figure d’Edward Snowden ou encore les histoires que nous raconte le cinéma (Les Hommes du président, Erin Brockovich, La Fille de Brest…) sans oublier d’autres voix anonymes. Ils sont mus par l’observation aiguë des faits et le refus d’accepter des fonctionnements aux conséquences destructrices et immorales, tenus secrets ou que chacun s’est habitué à ignorer. Ils ne détournent pas le regard, se lèvent contre l’acceptation passive du délabrement démocratique, et vont le plus souvent subir le harcèlement et la haine de ceux dont ils menacent les intérêts.
Lancer l’alerte, c’est souhaiter
que le système change.
Qu’il faille attendre que des individus prennent le risque de voir leur vie détruite pour replacer des questions critiques au cœur du débat public met en lumière cette crise profonde de nos systèmes politiques et de leurs mécanismes de contrôle. En ce sens, les lanceurs d’alerte nous interpellent. Comment passer de démarches individuelles à une prise de conscience et à une action collective ? Lancer l’alerte peut-il devenir un réflexe démocratique, celui de chaque personne confrontée à une situation dont elle pressent l’illégalité, l’illégitimité, l’immoralité, voire le fait de mettre en danger la vie humaine comme dans le cas du Mediator ?
Lancer l’alerte, c’est souhaiter que le système change. L’aventure individuelle peut-elle déboucher sur une réforme en profondeur des institutions, de l’imbrication des intérêts privés et publics, de la concurrence fiscale entre États… ? Le lanceur d’alerte est à la fois un symptôme des impasses d’un système économique, où toutes les relations sont insécurisées et où l’auto-censure se répand, et un témoignage du besoin moderne de héros, du courage individuel devenu indispensable pour rappeler et défendre les principes sur lesquels reposent la vie commune, l’État de droit ou la démocratie. Déplacer le regard, de ces figures individuelles vers les formes de leur action, c’est une façon d’interroger la demande démocratique aujourd’hui.
Ce questionnement implique de se pencher de près sur le contexte et le contenu de l’alerte, les limites de la transparence et les nécessités du secret. Donner l’alerte est d’abord un processus qui a sa propre temporalité, et qui implique une chaîne d’acteurs pour réussir : le lanceur d’alerte, des organisations ou collectifs engagés, des journalistes d’investigation et relais médiatiques qui portent sa cause dans l’espace public, des institutions qui fixent un cadre juridique, des chercheurs… Tous jouent un rôle pour inverser le rapport de force entre un individu qui agit en conscience et des organisations puissantes qui disposent de nombreux moyens pour le faire taire. C’est aux différents acteurs de cette chaîne que nous avons voulu donner la parole dans ce numéro.
Ce dossier s’efforce ainsi de comprendre les multiples dimensions de l’acte que représente « lancer l’alerte ». Il décrit les processus auxquels les lanceurs d’alerte participent, qu’ils contribuent aujourd’hui à rendre visibles et à instituer, au sein des organisations concernées ou dans la loi. Il examine les conditions dans lesquelles ces mises en mouvement peuvent devenir le remède de certaines pathologies sociales, économiques ou politiques. Elles sont en effet pour les entreprises et les États autant de pressions à se réformer, à moraliser leurs pratiques et à revoir en profondeur leurs modes de décision et d’action. Il s’efforce aussi de faire ressentir l’intensité des expériences personnelles liées à l’alerte. Celle-ci transforme de manière irrémédiable la vie de ceux qui la portent, en même temps qu’elle est une manière de retrouver le chemin de l’intérêt général et du bien commun.