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Le messianisme inquiet de Daniel Bensaïd

Les derniers mois ont vu la réédition de trois ouvrages de Daniel Bensaïd, décédé au début de la décennie. Ancien dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (Lcr) ayant participé au mouvement du 2 mars en 1968, ce dernier a produit, à partir des années 1990, une pensée singulière à l’intersection de la philosophie et de la politique, antistalinienne mais d’inspiration marxiste, nourrie d’espérance messianique mais d’une fervente irréligion.

Il faut se souvenir que, jusque dans les années 1980, Bensaïd croyait, à l’instar de nombreux trotskistes, que la chute de l’Urss serait porteuse d’un nouvel élan révolutionnaire semblable à celui de 1917. Las, le démenti alors opposé par les faits le conduisit à développer une pensée de l’histoire et de l’événement, où la fidélité inébranlable du militant à son engagement pour l’égalité et la justice se voit reformulée à l’aune des apports de Péguy, Pascal ou Benjamin. Cette orientation nouvelle, où le « pari mélancolique » qu’il maintient en faveur du communisme se trouve restitué aux aléas de temps discordants, nourris de tensions identitaires autant que d’élans utopiques, l’amène à s’intéresser à des figures, à des moments où l’histoire se trouve comme condensée et catalysée : la trajectoire de Jeanne d’Arc, la révolution russe ou, dans un autre registre, le débat sur la laïcité lié à l’affaire du voile en France. Par leur portée symbolique et les enjeux politiques qui s’y nouent, de tels événements se trouvent en effet érigés en lieux de mémoires, sujets de violentes luttes d’appropriation.

À ce qu’il décrivait comme une « fièvre des origines » contemporaine, Bensaïd opposait une lecture de l’histoire prise par le milieu, qui restitue aux faits historiques les tendances contradictoires s’y trouvant sédimentées. Sous sa plume, la Jeanne d’Arc mythifiée en symbole de l’« unité nationale » par et pour l’extrême droite française s’érode à mesure que se trouve affirmé l’« étrange principe de résistance universelle » que semble incarner ce personnage. Cependant, plutôt que de tomber dans l’écueil inverse qui se contenterait de voir en cette dernière « un emblème […] de la liberté de conscience et du droit à la dissidence », Bensaïd tente de redonner du sens à son apparition sur la scène historique, alors qu’« entre la chrétienté disloquée et la nation en gestation, le peuple hésitait ». Moment où s’accentue la crise d’une chevalerie qui s’ignore encore sur la fin, tandis que de nombreux mouvements de pauvres se développent sur fond de millénarisme diffus. À l’intersection du « plan vertical de la foi » et de celui « horizontal de l’histoire », Jeanne d’Arc l’hérétique, « coincée dans l’entrebâillement de deux époques » en dépit de son entêtement à porter des vêtements masculins, se voit restituée à la « tradition des commencements », prélude à la chasse aux sorcières comme à la contestation des ordres qui devait lui succéder.

C’est à une démarche similaire que se livre le philosophe lorsqu’il s’agit de polémiquer avec les maîtres d’œuvre du Livre noir du communisme paru à la fin des années 1990. Défenseur infatigable du caractère progressiste de la révolution d’octobre 1917, se revendiquant de l’héritage de Lénine, il ne cède cependant pas à la complaisance vis-à-vis de ce dernier, critiquant son avant-gardisme, sa croyance en la probabilité d’une homogénéisation sociale de la Russie postrévolutionnaire ou encore la réduction opérée par les bolcheviques de la politique à la puissance d’État. Son approche se situe sur une ligne de crête étroite, où la critique du caractère linéaire des récits des années 1917-1922 proposés par l’historiographie libérale et le refus d’y voir le résultat d’un « péché originel » assimilé à une passion révolutionnaire se mêlent à une contestation moins évidente du caractère autoritaire de la prise de pouvoir d’octobre. En effet, par-delà les enjeux normatifs et la diversité des croyances relatives au possible dans le domaine du social, c’est « l’intelligibilité du siècle » passé ainsi que des présents en train de se faire qui se trouve mise en jeu dans cette séquence.

Cette recherche d’intelligibilité, Bensaïd lui a récemment donné la forme du retour du refoulé, s’agissant de la « soif inextinguible de sacré et de sanctuaires » portée par la « rhétorique de la différence » qui croît à nouveau au sein de la société hexagonale depuis le milieu des années 1980. Selon lui en effet, le renouveau contemporain des revendications identitaires et les tensions afférentes s’expliquent par la rencontre du reflux de « l’espérance d’un monde meilleur » du séculier au religieux, d’un côté, et par la nostalgie qui « hante tout particulièrement l’inconscient collectif de la puissance déchue qu’est la France, ­souffrant de voir son “rang” menacé dans la hiérarchie mondiale et incapable d’accomplir son travail de deuil colonial », de l’autre. Juif laïc inspiré par la figure du marrane, Bensaïd rattache l’« éthique de l’authenticité » observée par Charles Taylor à la fois à l’exacerbation des logiques concurrentielles qui fragmentent les espaces sociaux, à l’uniformisation marchande des échanges qui « développe une manie des racines et des terroirs », et aux développements erratiques d’une critique de la « raison instrumentale » qui confond l’universalité que l’on croit donnée et celle qui se présente comme un horizon toujours à construire.

Une telle démarche permet de se prémunir de certaines tentatives contemporaines d’unifier hâtivement l’espace de celles et ceux qui se considèrent comme progressistes, que celles-ci mobilisent la référence au peuple ou cherchent à l’inverse à faire d’un préjudice singulier le point d’achoppement de l’essentiel des anta­gonismes politiques. En effet, si « pas plus que la République, les victimes ne forment une entité une et indivisible », la période contemporaine est tout autant porteuse d’un péril symétrique qui correspond à une mise en concurrences des torts, alimentant la « rhétorique du soupçon » à l’œuvre entre juifs et musulmans, Blancs et non-Blancs, laïcistes et bigots. Penseur de la crise et du temps brisé, Bensaïd cherchait les médiations susceptibles d’ouvrir l’histoire et d’en conjurer les dynamiques mortifères, contre l’illusion dangereuse d’un progrès nécessaire.

Lambert Clet

 

Lambert Clet

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