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L'action politique devant l'indétermination démocratique

Par son attention aux dérives autoritaires des organisations révolutionnaires, Claude Lefort entend préserver l’audace du fait révolutionnaire. Mais ce qui a été principe d’ouverture, le pouvoir du peuple, peut devenir un principe de clôture. Ainsi, Lefort reste aveugle à la nécessité de l’action gouvernementale et surestime l’indétermination de la démocratie moderne. 

L’œuvre de Claude Lefort m’est familière et chère et m’a beaucoup occupé pendant une longue période. Cependant, je l’ai laissée dormir depuis que les enjeux collectifs et mon propre travail se sont éloignés de la question qui avait placé la réflexion de Claude Lefort au centre de l’attention, sinon de notre génération, du moins de notre «  promotion  », à savoir celle des relations entre la démocratie et le totalitarisme, ou encore la question de l’«  énigme  » de la démocratie moderne.

Parcourant l’arc de ses travaux sur une période de soixante années, parcours facilité par le recueil Le Temps présent, édité par Claude Mouchard, je suis frappé par la cohérence et la continuité de la pensée de Claude Lefort et par la permanence d’un style qui n’est pas seulement une façon d’écrire, mais une tonalité de l’âme et une présence de l’homme derrière chaque mot de l’auteur, tonalité et présence que Claude Mouchard caractérise très justement en parlant d’« énergie scrupuleuse[1] ». À travers tous les développements, enrichissements et inflexions d’une vie dévouée au travail de la pensée, Lefort resta étonnamment fidèle au lycéen passionné de politique que, dans sa classe de philosophie du lycée Carnot, pendant la guerre, Maurice Merleau-Ponty avait incité à lire Trotski. Lefort, que son haut orgueil préserva toujours du moindre désir de popularité, ne fléchit jamais dans sa critique radicale de la société bourgeoise, selon l’expression courante dans sa jeunesse. Je dirais plutôt aujourd’hui : dans sa colère aiguë et dédaigneuse contre tous les accaparements d’autorité, que celle-ci soit politique, sociale ou intellectuelle, ainsi que je pus le constater encore dans les conversations que j’eus avec lui au dernier décours de sa vie. Je vais donc essayer, à mes risques et périls, de reconstituer cet arc de pensée, en m’attachant à l’ordre des concepts plus qu’à la chronologie des écrits ou à la spécificité des œuvres.

Révolution et État

Partons du commencement qui fut, pour Lefort, la révolution, le projet et le parti révolutionnaires tels que Marx les a envisagés et justifiés. Cette intention, qui habitait le jeune homme si précocement engagé dans le souci politique, ne cessera d’habiter Lefort tout au long de son parcours. Je dis cette «  intention  » car, bien sûr, les termes dans lesquels elle se forme et se formule changeront considérablement dans la suite des années. La notion de parti révolutionnaire suscitera vite le scepticisme de Lefort, qui quittera bientôt le Parti communiste internationaliste, ce parti trotskiste dans lequel il avait très jeune commencé sa quête politique. Ses réserves sur le principe même d’une organisation chargée de concevoir et piloter la révolution, comme une entreprise susceptible de faire la synthèse à la fois théorique et pratique de tous les mouvements critiques de l’ordre établi, forment l’un des motifs principaux de ses divergences avec Cornelius Castoriadis.

Très vite, chez Lefort, la critique des pouvoirs bourgeois établis, au lieu de lui bander les yeux, comme elle le fit pour tant d’autres, s’accompagne d’une attention soutenue aux dérives autoritaires des nouveaux pouvoirs ou des nouvelles organisations constituées pour lutter contre l’ordre établi et préparer la révolution. Rien n’est plus caractéristique de Lefort que cette vigilance critique constante, que ces retours sur soi ou sur «  nous  », que ces « scrupules » dont parle Claude Mouchard. Ces derniers traduisent plus que la vertu d’impartialité ou d’honnêteté intellectuelle, ils deviennent vite partie intégrante de sa façon de penser et de sa pensée, car on n’en a jamais fini de déjouer les pièges de la domination, ceux de la parole du maître, surtout quand le maître pourrait être soi. Lefort ne devint jamais ce théoricien adulé de la bonne doctrine révolutionnaire que tout autre, de son orientation et possédant la moitié de son talent, serait irrésistiblement devenu.

À un moment que je ne saurais fixer précisément, Lefort renonça à l’idée de révolution ou préféra ne plus désigner comme transformation révolutionnaire ce qu’il ne cessait pas d’envisager et de désirer. En même temps, il ne cessa jamais de marquer un intérêt passionné pour le moment révolutionnaire, y compris dans la révolution russe. C’est ainsi que dans son dernier livre, à l’encontre de François Furet qui accordait à ses yeux un poids disproportionné à l’idée de révolution, Lefort souligne la singularité irréductible du fait révolutionnaire : « En février1917, quelques semaines – quelques jours même – suffisent à souffler la citadelle de l’État; le gouvernement, l’armée, la police, les tribunaux sont réduits à l’impuissance. Les forces sur lesquelles s’appuyaient tant les lois que l’esprit des lois se décomposent sans que l’on puisse désigner le moteur de la révolution. L’insurrection se propage d’un foyer à un autre sans concertation. Les interdits qui pesaient sur la parole sont levés. Des hommes qui, la veille encore, voyaient leur existence étroitement réglée dans le cadre de leur condition s’assemblent, se consultent, s’organisent, définissent des objectifs communs; certains d’entre eux, qui n’y étaient préparés ni par leur autorité ni par leur compétence, rédigent des manifestes, se lancent dans des harangues. Ce qui avait tant horrifié Burke au spectacle de la Révolution française, la fièvre généralisée d’innovation, la décomposition du corps de la nation, se reproduit en 1917. Chose étonnante, François Furet, comme d’ailleurs Martin Malia, […] mentionne à peine Février: Octobre seul les occupe, qui marque le succès de la stratégie élaborée par Lénine en vue de la conquête de l’État. Octobre n’est pourtant intelligible que replacé dans le cadre d’une situation tumultueuse dont le point de départ est l’insurrection de Février[2]. »

Lefort refuse de suivre jusqu’au bout l’historiographie critique qui ne voit dans le fait révolutionnaire que le moment où l’idée révolutionnaire se saisit du réel pour le dominer violemment par le ministère du coup d’État bolchevique. Aussi critique qu’il se soit toujours montré à l’égard du bolchevisme, Lefort entend préserver la réalité et l’authenticité positives du fait révolutionnaire dans son audace et sa liberté inaugurales. Parvenu au grand âge, et alors que l’opinion savante est devenue largement critique de la révolution en tant que telle, Lefort réitère et explicite son intérêt passionné pour ce moment où la société se révèle à elle-même en s’arrachant à ses ornières instituées.

Quelle que fût la continuité de son attachement au fait révolutionnaire, Lefort perçut vite les dangers de l’orientation de l’action commune selon un projet de révolution. L’idée de la révolution, la révolution comme cette opération «  synthétique  », réclame un parti capable de diriger et d’opérer le rassemblement de toutes les énergies transformatrices, donc non seulement un parti unique, mais un parti organisé pour être le plus uni, ou plutôt le plus un possible, nécessairement liberticide à l’extérieur et à l’intérieur. L’opération révolutionnaire, qui postule la connaissance souveraine et surplombante de toute la réalité sociale, réclame un instrument également souverain et surplombant, qui ne peut être autre que l’État moderne, qui se détache de la société pour mieux la connaître et la modeler.

Très tôt aux yeux de Claude Lefort, la question de la révolution « se noue » – verbe actif et réflexif qu’il affectionne – à la question de l’État, l’une et l’autre constituant deux modalités de l’emprise de l’Un sur la politique moderne. La postulation révolutionnaire d’un avenir entièrement inédit traîne inévitablement avec elle la question irrésolue de l’État, cette organisation inédite elle aussi, mais déjà ancienne, dont on ne sait si elle commande à la société ou si la société lui commande. Ainsi, le souci et le désir de la politique et du nouveau conduisent Lefort à tourner son interrogation vers l’histoire et l’ancien. Désir d’avenir, souci du présent, interrogation sur l’ancien se conjuguent chez Lefort de manière particulièrement étroite. Il est ce rare auteur «  progressiste  » qui est engagé dans une enquête infatigable et scrupuleuse pour parvenir à une connaissance exacte du passé, pour parvenir à la vérité sur le passé, ainsi qu’en témoignent son immense travail sur Machiavel, et aussi, en lien avec la figure de Machiavel, son intérêt constant et pénétrant pour la pensée et la démarche de Leo Strauss. Lefort aiguise son souci de l’histoire à la critique straussienne de l’historicisme car, à ses yeux, la sensibilité à ce qui change réclame d’être éclairée et mesurée par la conscience de ce qui ne saurait changer.

Démocratie et totalitarisme

Les questions que suscite le couple État-révolution trouveront leur plein déploiement dans cet autre couple conceptuel qui est au cœur de la pensée du Lefort de la maturité, à savoir le couple démocratie-­totalitarisme. Là encore, avec cette liberté et imprévisibilité qui le caractérisent, il va retrouver et enrichir considérablement un lieu commun de la critique qu’on dira conservatrice ou réactionnaire, selon lequel la démocratie laissée à sa seule logique, ou la démocratie extrême, conduit au totalitarisme – thèse qui n’est d’ailleurs que la reprise moderne de la thèse classique ou «  grecque  » selon laquelle la démocratie extrême conduit à la tyrannie. La thèse de Lefort est à la fois puissante et subtile. Après avoir rappelé que « l’annulation des signes de la division de l’État et de la société et celle de la division sociale interne » est indissociable de l’entreprise totalitaire, il poursuit ainsi : « Sans même parler de la monarchie absolutiste européenne, dont il est manifeste qu’elle a toujours comporté une limitation du pouvoir du prince […] jamais le despotisme (ce fameux despotisme oriental où l’on aime à trouver une préfiguration du régime stalinien) n’est apparu comme un pouvoir qui tirerait de lui-même le principe de la loi et le principe de la connaissance. Pour qu’un tel événement se produise, il faut que soit abolie toute référence à des puissances surnaturelles ou à un ordre du monde et que le pouvoir en soit venu à se travestir en pouvoir purement social. Le totalitarisme suppose la conception d’une société qui se suffit à elle-même et, puisque la société se signifie dans le pouvoir, celle d’un pouvoir qui se suffit à lui-même. […] Le processus d’identification entre le pouvoir et la société, le processus d’homogénéisation de l’espace social, le processus de clôture et de la société et du pouvoir s’enchaînent pour constituer le système totalitaire. […] Au fondement d’un tel système, nous devons repérer certaines représentations clés qui composent sa matrice idéologique. En un sens, elles ne sont pas neuves, elles dérivent d’une expérience du monde que la démocratie moderne a inaugurée, mais elles cessent d’être latentes, se voient chargées d’une puissance d’affirmation de l’être du social qui leur procure une efficacité toute nouvelle et les expose aussi à un destin nouveau[3]. »

Ainsi, le totalitarisme sort de leur latence des propositions clés qui appartiennent à l’expérience démocratique et qui acquièrent une efficacité inédite qui fait que les hommes changent de monde. Ce qui avait été principe d’ouverture – le pouvoir du peuple, le pouvoir issu de la société et expression fidèle de ses besoins – devient principe de clôture. Les propositions de Lefort sont tout à fait nettes, sans être parfaitement claires comme il le fait lui-même ressortir par l’usage stratégique de la formule restrictive « en un sens ». Certaines propositions clés de la matrice idéologique du totalitarisme, « en un sens », ne sont pas neuves, appartenant à l’univers démocratique, ce qui veut dire qu’en un autre sens, elles sont neuves ou deviennent neuves en passant de l’implicite à l’explicite, en étant thématisées et affirmées. La transformation ne concerne pas des instances homogènes : ce qui sort de la latence, ce sont des propositions clés issues, non de la doctrine démocratique, mais de l’expérience du monde que la démocratie a inaugurée. Il y a donc un changement de registre, un passage de l’expérience sociale à l’idée idéologique, qui ne peut être rendu parfaitement clair. En tout cas, le totalitarisme, l’idéologie et la pratique totalitaires nous livrent, si nous les entendons bien, une certaine connaissance de la démocratie et de nous-mêmes que nous n’aurions pas sans leur truchement. Aux yeux de Lefort, si la démocratie est, « en un sens », la ratio essendi du totalitarisme, le totalitarisme est, en un autre sens, la ratio cognoscendi de la démocratie. L’épreuve du totalitarisme nous donne les moyens de déchiffrer le sens et la genèse de la société ou de la démocratie moderne.

Que la compréhension des ressorts du totalitarisme nous éclaire sur notre démocratie n’exclut pas bien sûr qu’il existe d’autres voies d’accès à cette connaissance. Après tout, Tocqueville a développé des analyses particulièrement pénétrantes de la vie démocratique sans avoir connaissance du totalitarisme, mais à partir d’une expérience directe de la démocratie américaine, la plus démocratique de son temps. Pour Lefort, dans notre expérience historique marquée par la coprésence intime de la démocratie et du totalitarisme, il importe de discerner les latences totalitaires de la démocratie tout en comprenant de manière de plus en plus nette comment le totalitarisme inséparablement prolonge et renverse la démocratie. Qui, pour comprendre la démocratie, ne fait pas le détour par « l’événement majeur de notre temps » manque nécessairement quelque chose d’essentiel dans l’expérience moderne du politique.

Aux yeux de Lefort, la considération du totalitarisme nous oblige à une reconsidération de l’histoire européenne, qui nous oblige à son tour à une redéfinition de la démocratie. Si le totalitarisme, c’est la fermeture de cette possibilité que la démocratie a ouverte, alors penser la démocratie, c’est penser l’ouverture démocratique de manière à prévenir la captation totalitaire, c’est préserver l’ouverture comme telle, contre toutes les captations, pas seulement totalitaires, qu’elle suscite naturellement. Penser la démocratie, c’est aussi, inséparablement, ressaisir l’histoire politique et sociale européenne à la lumière paradoxale du totalitarisme. Si le totalitarisme veut faire ou refaire un corps collectif sans division ni fissure, c’est là sa manière de récapituler l’histoire politique européenne qui se résume, au plus simple mais aussi au plus vrai, par le passage d’une société de corps, qui fait société par son incorporation dans la figure royale, inséparablement religieuse et politique, à une société désincorporée, démocratique.

Démocratie et Ancien Régime

Mais comment faire société sans faire corps ? Telle est la question puissamment troublante où s’accrochent les nostalgies régressives ou réactionnaires, mais où prend donc aussi son élan le saut paradoxal du totalitarisme qui prétend voir et produire le corps du Peuple Un là où la démocratie travaillait avec des agents désincorporés : « La révolution démocratique, longtemps souterraine, explose, quand se trouve détruit le corps du roi, quand tombe la tête du corps politique, quand, du même coup, la corporéité du social se dissout. Alors se produit ce que j’oserais nommer une désincorporation des individus. Phénomène extraordinaire, dont les conséquences paraissent absurdes, monstrueuses aux yeux non seulement des conservateurs mais de beaucoup de libéraux dans la première moitié du xixesiècle: ces individus pourraient devenir des unités comptables pour un suffrage universel qui vaudrait à la place de cet universel investi dans le corps politique. L’acharnement mis à combattre l’idée du suffrage universel n’est pas seulement l’indice d’une lutte de classes. Au plus haut point instructive est l’impuissance à penser ce suffrage autrement que comme la dissolution du social. […] La révolution démocratique moderne, nous la reconnaissons au mieux à cette mutation: point de pouvoir lié à un corps. Le pouvoir apparaît comme un lieu vide et ceux qui l’exercent comme de simples mortels qui ne l’occupent que temporairement ou ne sauraient s’y installer que par la force ou par la ruse, point de loi qui puisse se fixer, dont les énoncés ne soient contestables, les fondements susceptibles d’être remis en question; enfin, point de représentation d’un centre et des contours de la société: l’unité ne saurait désormais effacer la division sociale. La démocratie inaugure l’expérience d’une société insaisissable, immaîtrisable, dans laquelle le peuple sera dit souverain, certes, mais où il ne cessera de faire question en son identité, où celle-ci demeurera latente[4]. » Nous sommes parvenus au cœur de la définition par Lefort de la démocratie moderne : « indétermination démocratique », « indétermination radicale », « dissolution des repères de la certitude[5] ».

La notion de « lieu vide » fait ressortir la différence entre l’ordre politique démocratique et l’ordre de l’Ancien Régime. Dans l’ordre ancien, le lieu du pouvoir était en quelque sorte essentiellement occupé par le roi légitime, dont c’était la fonction ou la mission de gouverner ses peuples, et quand il mourait, ce lieu était immédiatement et naturellement occupé par son successeur. Dans l’ordre nouveau, ce lieu n’est pas naturellement occupé, mais artificiellement rempli au terme de l’élection, de sorte que ses occupants ne font que passer, et qu’un régime démocratique prouve sa maturité par la facilité et l’élégance avec lesquelles le titulaire qui a perdu les élections passe le relais du pouvoir à son successeur. L’élection au suffrage universel met en scène une complète dissolution du corps civique, suivie d’une non moins complète reconstitution, le tout dans une seule journée parfois vécue avec un vif sentiment dramatique par les citoyens. Tout cela est vrai et important, mais n’est qu’une part de la réalité. D’abord, la contingence qui affecte les titulaires provisoires du pouvoir en démocratie n’est pas entièrement absente de l’ordre ancien. Après tout, si le roi a deux corps, l’un d’eux est mortel, ce qui constitue le degré ultime de la contingence. D’ailleurs, aussi «  plein  » que soit le lieu du pouvoir, les sujets ne peuvent s’empêcher de juger l’occupant, et éventuellement de tourner leurs yeux vers son successeur légitime, duc d’Orléans ou prince de Galles. Il ne faut pas exagérer la «  plénitude  » de l’ordre ancien, ni l’évidence de la légitimité qui l’ordonne, ni non plus l’adhésion que les sociétaires lui donnent. Nos prédécesseurs étaient sensibles – comment ne l’auraient-ils pas été ? – à la contrariété éventuelle entre la haute dignité du siège du pouvoir suprême et la contingence nécessairement décevante de son titulaire.

Surtout, en regardant maintenant du côté du nouvel ordre, il ne faut pas oublier que le lieu du pouvoir en démocratie n’est jamais proprement vide puisqu’il est toujours en fait occupé. Le qualificatif exact serait plutôt celui choisi par Hobbes : le lieu du pouvoir en démocratie est abstrait. Lefort me semble victime de la polarité entre l’ancien et le nouveau, et exagérément impressionné par la différence entre les deux, qui vient brouiller la physionomie de chacun et conduit Lefort à décrire chacun de manière unilatérale. Si le lieu ancien du pouvoir n’était pas aussi plein qu’il le soutient, le lieu du pouvoir est autrement rempli parmi nous – il ne saurait être vide car le lieu du pouvoir est nécessairement rempli, l’association humaine ne pouvant vivre ou survivre si elle n’est pas gouvernée. Sous quelque régime ou arrangement collectif que ce soit, les animaux politiques que nous sommes doivent être gouvernés, ou se gouverner : l’ordre politique est une action ou une opération continue, certes commune ou en direction du commun, mais dont le caractère pratique se maintient à travers toutes les configurations ou représentations du commun. Les hommes ne sont jamais sans pouvoir, sinon dans la fiction contractualiste qui a peu à voir avec la réalité politique de notre régime.

Un régime politique
est l’organisation d’une opération active, ce qui exclut que le pouvoir puisse être un lieu vide.

Lefort ne l’ignore pas, bien sûr, mais il décrit ce régime comme s’il l’avait oublié tant il est soucieux de faire ressortir le caractère spécifique de la démocratie, sa «  différence  ». Il tend à oublier que le régime démocratique, s’il est démocratique, est aussi et même d’abord un régime politique, qu’il est donc l’organisation d’une opération active, ce qui exclut que le pouvoir puisse être un lieu vide en un sens vraiment significatif ou pertinent de l’adjectif. Lefort méconnaît la place centrale de l’action dans la vie politique. Il ne considère pas suffisamment que la politique est une certaine organisation de l’action. Il approche la vie politique ou l’existence sociale comme un certain dispositif perceptif plutôt qu’actif.

Bien sûr, il l’approche en phénoménologue. Si l’entraînement phénoméno­logique acquis pour une part auprès ou à la suite de Merleau-­Ponty contribue à l’exquise finesse et au pouvoir d’éclairement de ses textes politiques, il entrave la prise en compte du caractère actif de la politique démocratique. L’attention à certains aspects du phénomène permet à Lefort de subvertir les grossières représentations idéologiques qui sont le fléau de la politique moderne, de montrer l’ambiguïté ou la réversibilité de la plupart des notions dans lesquelles les citoyens puisent leurs justifications partisanes, qu’il s’agisse de la loi, du peuple ou, plus récemment, de la « différence ». Il déjoue les pièges des représentations idéologiques en nous rendant attentifs à nos perceptions effectives ou sincères mais, corrigeant nos façons de percevoir ou notre façon de rendre compte de nos perceptions, il tend à nous laisser dans notre condition de passivité perceptive.

Usant de la notion d’indétermination, Lefort met le doigt sur un aspect important de notre vie commune, mais la question est de savoir si l’indétermination est le trait caractéristique de la démocratie comme telle, ou plutôt de la condition politique en elle-même qui, dans les formes anciennes ou dans les formes modernes, réclame toujours d’être déterminée et concrétisée dans des actions au sens large du terme, qu’il s’agisse des lois, des décrets ou des décisions et actions de l’exécutif.

Lefort pousse l’indétermination démocratique pour ainsi dire au maximum, employant les adjectifs « insaisissable », « immaîtrisable », « inlocalisable » ou « infigurable ». Mais cela est purement et simplement incroyable! Nul groupe humain ne pourrait vivre dans une telle indétermination ou incertitude : autant vivre sans oxygène ! S’il est un trait qui distingue la vie moderne et le régime démocratique, c’est bien son caractère spécialement ordonné, sa stabilité et sa prévisibilité remarquables. Du reste, si ce régime s’est diffusé et même généralisé, du moins en Europe ou en Occident, c’est d’abord en raison de ces qualités distinctives. Sans entrer ici dans le grand débat sur les origines de la démocratie et de ce que Leo Strauss appelait le « projet moderne », il faut rappeler que le souci de l’applicabilité, de la régularité et de la prévisibilité fut un des grands ressorts de la construction de l’État moderne.

Démocratie et action gouvernementale

Ces remarques de bon sens touchent même ce lieu spécifique de l’« indétermination démocratique » sur lequel Lefort mit de plus en plus l’accent, à savoir cette définition «  indéfinissante  » de l’homme comme « l’être qui a des droits ». Mais, plutôt que de « l’indétermination éruptive des droits », on devrait plutôt parler d’extension des droits. Cette logique ne comporte aucun caractère d’indétermination. La transformation à laquelle nous assistons consiste à attacher toute légitimité – tout droit – à l’individu humain, délié et séparé de toute association, et à mettre à sa disposition toute composante du monde humain comme un bien auquel il a droit ; elle consiste en somme à mettre en œuvre un jus omnium in omnia. Les derniers développements de la démocratie moderne, les « nouveaux droits », nous ramènent à la matrice originelle de l’État moderne, telle que Hobbes l’a décrite avec une impeccable précision.

La mise en œuvre des principes démocratiques, des « droits de l’homme », comporte certes une certaine indétermination ou imprévisibilité. Mais cette indétermination ou imprévisibilité est-elle plus grande, plus « radicale », que celle qui affecterait la mise en œuvre d’un autre principe, d’une autre norme ou loi ? Je ne sais et je ne suis pas sûr qu’il y ait moyen de savoir, ou même que la question soit pertinente. Mais je conteste résolument la proposition selon laquelle c’est dans la société démocratique que « les fondements de la loi, du pouvoir et des relations sociales sont l’objet d’une mise en question continue[6] ». Il n’est simplement pas vrai que les fondements de la loi, du pouvoir et des relations sociales soient mis en question parmi nous. Ce qui caractérise nos régimes, c’est plutôt l’absoluité et même l’intolérance croissante avec lesquelles le principe de légitimité est soustrait à la discussion. Seul est légitime, pour orienter quelque action ou conduite que ce soit, le principe démocratique selon lequel tous les êtres humains ont des droits égaux. Proposition qui a de bons arguments à faire valoir, mais qu’on ne saurait considérer comme simplement évidente ou démontrée. Il est clair, en effet, que si ce principe est le principe exclusif de toute légitimité, les droits, la place et même le sens de ce que les Grecs appelaient la vertu et la sagesse sont privés de toute protection. Si le principe moderne est mis hors de contestation, alors c’est la moitié au moins de l’interrogation philosophique originelle, dont par ailleurs nous continuons de faire officiellement grand cas, voire l’interrogation philosophique elle-même, dans ce qu’elle a précisément de « radical », qui est pratiquement interdite.

Claude Lefort tranche ainsi : « En réalité, je crois que la société démocratique […] est celle qui est aussi la plus exigeante et la plus philosophique[7]. » Voilà certes une proposition qui est difficile à défendre, ou plutôt à laquelle il est difficile de donner un réel contenu. Ce n’est pas que je voudrais attribuer ce titre de société « la plus philosophique » à une autre société, ancienne ou moderne. En réalité, toute société ou cité est essentiellement anti- ou a-philosophique dans la mesure où la vie pratique des hommes réclame que certains principes, ceux qui règlent leurs relations, soient soustraits à la discussion et reçoivent un caractère sacré qui garantisse l’obéissance et le respect des sociétaires ou des citoyens. La démocratie n’est pas plus philosophique que l’Ancien Régime européen ou l’empire chinois, puisque le mouvement même de la philosophie consiste à se libérer de la doxa, que celle-ci soit celle de l’empire, de l’Ancien Régime ou de la démocratie.

Lefort, qui était si vigoureusement indépendant et même si dédaigneux de tant de conventions et piétés de la doxa démocratique, avait de la sympathie pour cette manière disons «  grecque  » de concevoir la philosophie. Il reste qu’il ne l’a pas adoptée et qu’il a formulé, dans bien des contextes différents et de bien des manières, la thèse selon laquelle, en somme, la démocratie elle-même est philosophique. Il me semble que cette thèse découle d’une compréhension de la chose politique qui en sous-estimait le caractère fondamentalement pratique.

Qu’il s’agisse du corps du roi ou du peuple, ce référent qui occupe et nourrit l’imagination collective n’est pas un objet de contemplation pour les sujets ou les citoyens. Les rites eux-mêmes en lesquels le principe se donne à voir et s’entoure d’une foule d’admirateurs respectueux ou enthousiastes – qu’il s’agisse du sacre à Reims ou de la fête nationale – sont au service du gouvernement des hommes. L’ambiguïté du phénomène, qu’il s’agisse de la dualité du corps du roi ou du caractère « infigurable » du peuple, n’est jamais telle qu’elle rende impossible le gouvernement qui, en revanche, rend le principe opérant ou opératoire. Rien n’arrête la volubilité ou la productivité de l’imagination humaine, sauf précisément les nécessités ou les convenances de l’action politique. Il me semble que Claude Lefort, avec une intelligence merveilleusement déliée pour saisir les nuances et les ambiguïtés ou contrariétés de la perception et de l’imagination individuelles ou collectives, une intelligence formée à cet exercice par l’école phénoménologique dans laquelle il a appris à philosopher, a montré un intérêt nettement moindre pour les questions pratiques, qu’elles soient institutionnelles, intérieures ou extérieures, diplomatiques ou militaires, dans la politique ancienne ou moderne.

Au lieu d’accompagner, d’expliciter et de raffiner la délibération de l’agent politique, citoyen ou homme d’État, Claude Lefort déploie et raffine la part réflexive de la vie civique et sociale, cette part de la réflexion que ­Benjamin Constant jugeait prépondérante dans la liberté des Modernes, à la différence des Anciens dont la liberté était d’abord une liberté d’action. Alors Claude Lefort manqua-t-il d’attention pour la part d’action qui appartient aussi à la liberté moderne pour mieux être l’analyste suprêmement subtil de la part prépondérante qu’y joue la réflexion ?

 

[1] - Claude Lefort, Le Temps présent. Écrits 1945-2005, édité par Claude Mouchard, Paris, Belin, 2007.

 

[2] - C. Lefort, La Complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999, p. 53-54.

 

[3] - C. Lefort, «  La logique totalitaire  » [1980], L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981, p. 100-101.

 

[4] - C. Lefort, «  L’image du corps et le totalitarisme  » [1979], L’Invention démocratique, op. cit., p. 172-173.

 

[5] - Voir en particulier C. Lefort, «  Démocratie et avènement d’un “lieu vide”  » [1982], Le Temps présent, op. cit., p. 463.

 

[6] - Voir C. Lefort, «  La dissolution des repères et l’enjeu démocratique  » [1986], Le Temps présent, op. cit., p. 563.

 

[7] -Voir C. Lefort, «  La dissolution des repères et l’enjeu démocratique  » [1986], Le Temps présent, op. cit., p. 563.

 

Pierre Manent

Directeur d'études à l'EHESS, Pierre Manent est notamment l'auteur de Enquête sur la démocratie (Gallimard, 2007).

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