Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Photo : Grant Whitty
Photo : Grant Whitty
Dans le même numéro

Aux États-Unis : l'irresistible sortie des Églises

Les Etats-Unis assistent à l’inévitable essor des sans-religion, catégorie si hétérogène qu’il est difficile de la mobiliser politiquement.

In God We Trust, One nation under God dans le serment d’allégeance que récitent les élèves américains tous les matins, des présidents qui prêtent serment sur la Bible ou encore des églises omniprésentes le long des routes dans n’importe quelle petite ville : assurément, le paysage américain, qu’il soit géographique, politique ou culturel, semble saturé de religion et de religiosité. Longtemps, les statistiques ont étayé ce sentiment : la part des Américains qui se déclaraient croyants et/ou pratiquants, qui s’identifiaient à une Église ou à une tradition religieuse chrétienne et déclaraient que la religion occupe une place importante dans leur vie était très élevée et assez stable. Ce qui faisait des États-Unis une exception parmi les pays occidentaux, tous frappés à des degrés divers par une forme de désaffection du religieux et de sécularisation. Plus précisément, les États-Unis apparaissaient comme une bizarrerie aux yeux des visiteurs français, pour qui la norme était davantage une sortie de la religion largement actée qu’une imprégnation tenace du religieux dans l’espace public et en particulier dans les débats sociétaux : il y avait certes l’avortement et le mariage entre couples de même sexe, mais aussi la défense du créationnisme aux dépens de l’évolution darwinienne à l’école.

L’essor des « nones »

La réalité statistique ne correspond pourtant plus à cette réputation. En effet, les effectifs de la puissante Southern Baptist Convention diminuent continuellement, d’année en année, de même que ceux de l’Église catholique. En face de cette désaffection, on remarque une croissance aussi spectaculaire que récente des «  sans-religion  » ou, plus précisément, des «  sans-Église  » ou « unaffiliated », plus couramment appelés « nones » dans la presse. Cette catégorie un peu bâtarde a été longtemps stable et basse, autour de 5-7 % de la population. En 2012, une enquête du Pew Research Center montrait qu’elle avait atteint désormais 16 %, puis 23 % en 2014 et 25 % en 2016, alors que la part des chrétiens tombait de 78, 4 % en 2007 à 70 % en 2014. Cet essor spectaculaire et soudain est strictement corrélé à l’âge : plus on est jeune, plus on a de chances de se revendiquer comme «  sans-Église  ». Pour les 18-29 ans, la proportion monte à environ 40 %, et cette tendance lourde devrait logiquement s’accentuer à mesure que le temps passe. Des cataclysmes de l’ampleur du 11 septembre 2001 n’ont pas provoqué de retour durable dans les Églises. Le remplacement générationnel aidant, les Américains de demain et d’après-demain seront donc majoritairement sortis des Églises.

Le terme « nones » vient de l’anglais « none », «  aucun(e)  », qui correspond à une des réponses possibles lors du recensement et plus largement dans les enquêtes d’opinion portant sur l’affiliation religieuse des Américains. Un problème méthodologique saute aux yeux : ces « nones » ne sont unis et définis que par ce qu’ils ne sont pas. De fait, cette catégorie recouvre des réalités très différentes, et « none » n’est pas un synonyme d’athée. Les athées y sont minoritaires, même si l’on y ajoute les agnostiques. La majorité des « nones » s’identifie dans la catégorie «  rien de particulier  ». Une majorité dit croire en Dieu, un cinquième dit prier tous les jours et davantage de manière plus occasionnelle ; ils sont nombreux également à croire en des formes diverses de surnaturel : l’enfer, le paradis, les anges, une force qui régirait l’univers sans être le dieu anthropomorphique classique, en plus de croyances regroupées sous l’étiquette new age.

Ces sorties des Églises s’expliquent très diversement : pour certains, par les scandales de pédophilie dans l’Église catholique ; pour d’autres, par la politisation trop forte à leur goût des pasteurs et le rejet de l’Église en tant qu’institution ; pour d’autres encore, par la perte de la foi, sans autre explication, sans coupable désigné. La méfiance envers l’Église comme institution s’accompagne, notamment chez les jeunes, d’une méfiance similaire envers les partis politiques. Si les motivations sont loin d’être univoques et se prêtent difficilement à la généralisation, les « nones » sont globalement hostiles à l’immixtion du religieux dans l’espace public et particulièrement dans l’arène politique. Le religieux se soustrait du collectif (l’Église) sans disparaître de l’intimité de l’individu (les croyances diverses), et ce mouvement d’intériorisation s’applique également au politique.

Le religieux se soustrait
du collectif sans disparaître
de l’intimité de l’individu.

Sociologiquement, des lignes de fracture apparaissent parmi les « nones »: les Afro-Américains sont nettement plus susceptibles de garder des formes de croyance et de pratique, alors que le portrait-robot de l’athée est un homme blanc et diplômé. Globalement, les « nones » sont plus diplômés mais aussi plus blancs que la population en général. La succession des enquêtes montrant un essor continu des « nones » semble indiquer une tendance lourde, même si l’on remarque une certaine fluidité dans de plus rares enquêtes de suivi de cohorte : les identités religieuses ne sont donc pas totalement figées.

Un géant endormi : le coût politique
de la sécularisation

Cette croissance continue devrait contribuer à peser de plus en plus nettement sur les scrutins à venir. A priori, c’est une bonne nouvelle pour le Parti démocrate, puisque les « nones » sont une des catégories socio­logiques qui penche le plus nettement en leur faveur, dans des ordres de grandeur de 70-75 % contre 25 %-30 %, ce qui accentue une tendance constatée chez les diplômés du supérieur, plus progressistes que les non-diplômés du supérieur, mais qui correspond davantage au vote des minorités ethniques qu’au vote des Blancs. Le principal problème pour les Démocrates est que les « nones » font partie des «  géants endormis  », avec les Hispaniques et les Millennials : ce sont des catégories qui pèsent de plus en plus lourd au niveau démographique mais à cause de leur faible mobilisation électorale, elles peinent à convertir ce poids démographique en impact politique. En effet, les « nones » sont spontanément peu mobilisés, ce qui cette fois n’est pas le cas des diplômés du supérieur, et ils sont difficiles à mobiliser car, contrairement aux évangéliques, ils ne sont pas unis par un lien positif.

À l’inverse, justement, les évangéliques sont particulièrement efficaces dans leur mobilisation et leur capacité à mobiliser. L’essor des « nones » est pour eux un facteur d’inquiétude semblable à l’immigration : la conjonction des deux laisse entrevoir la fin d’une Amérique définie comme blanche et chrétienne, et l’essor des « nones » est donc vu comme une forme de déclin moral qu’il s’agit d’endiguer. Au-delà des évangéliques, une majorité d’Américains considèrent que la foi est indispensable à la moralité (53 %), une opinion très minoritaire en France (13 %). Cette croyance est un héritage assez récent puisqu’on le doit essentiellement au climat de guerre froide contre un adversaire qui revendiquait son athéisme consubstantiel. L’empire du mal étant athée, l’athéisme, c’est le mal, on ne peut donc pas se résoudre à élire un candidat qui ne fait pas preuve ostentatoire d’une religiosité qui devient un signe d’américanité (liberté, démocratie, moralité). Cette tendance s’effrite cependant. En 1958, 77 % des sondés déclaraient ne pas vouloir voter pour un athée ; en 2011, 58 % des sondés n’y voyaient plus une caractéristique rédhibitoire, un chiffre qui monte à 75 % chez les 18-29 ans (contre 48 % chez les plus de 65 ans). Une fois encore, la clé de lecture est générationnelle.

L’essor des « nones » est une réalité démographique actuelle qui semble devoir s’accentuer dans les décennies à venir. Cependant, la faible mobilisation et la difficulté à mobiliser cette population diminuent son influence sur les scrutins. Ils pèsent en tout cas moins que des évangéliques blancs et certes vieillissants, mais dont la capacité à (se) mobiliser a permis d’élire Donald Trump, de reconduire régulièrement des majorités républicaines au Congrès et de pousser la Cour suprême dans une direction toujours plus conservatrice.

 

Lauric Henneton

Maitre de conférences à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Lauric Henneton est notamment l'auteur d'une Histoire religieuse des États-Unis (Flammarion, 2012), de La fin du rêve américain ? (Odile Jacob, 2017) ainsi que l'Atlas historique des États-Unis (Autrement, 2019).

Dans le même numéro

Une Europe sans christianisme ?

Si l’affaiblissement de la base sociale du christianisme en Europe est indéniable, selon le dossier coordonné par Jean-Louis Schlegel, la sécularisation transforme la foi et l’appartenance religieuse en choix personnels et maintient une culture d’origine chrétienne et une quête de sens, particulièrement sensibles dans la création littéraire. A lire aussi dans ce numéro : une défense d’Avital Ronell, un récit de voyage en Iran et des commentaires de l’actualité politique et culturelle.