La fragile unité de la Belgique
L’année 2014 est électoralement chargée pour les Belges qui, en plus des élections européennes, devront également voter, en mai, pour un nouveau gouvernement. L’alliance néoflamande (N-VA) a présenté le 30 octobre dernier son programme, qui prône un transfert massif du pouvoir aux régions et une réduction de l’État fédéral à la portion congrue. Si, vu de l’extérieur, il pouvait apparaître que le climat politique en Belgique s’était apaisé ces derniers mois, avec par exemple l’accession au trône du roi Philippe après l’abdication d’Albert II, il semble qu’il n’en soit rien. Les velléités séparatistes de la N-VA rencontrent-elles toujours un large écho auprès des citoyens ? Comment réagissent les partis francophones ?
La formation du gouvernement en décembre 2011 a été un accouchement difficile, qui a duré plus de cinq cents jours. Elle a cependant été marquée par la conclusion d’une sixième réforme de l’État, caractérisée par un transfert important de compétences du niveau fédéral vers les régions et les communautés. Depuis lors, bien que composé d’une coalition de six partis, le gouvernement a incontestablement bien travaillé. Ses membres ont notamment réussi à se mettre d’accord sur les budgets difficiles de 2013 et ensuite de 2014, qui comportent des mesures d’assainissement considérables. Si on la compare avec les autres États de l’Union, la Belgique est dans une position plutôt moins mauvaise que la moyenne, avec une croissance au-dessus de zéro et des déficits en baisse. Les fondamentaux restent cependant fragiles, mais, clairement, l’action du gouvernement a permis que le pays ne soit plus considéré comme l’un des « mauvais élèves » de l’Union européenne.
Sur le plan politique, la N-VA, le parti nationaliste flamand, est un peu l’arlésienne de ce gouvernement. En effet, les trois partis flamands de la coalition (le parti libéral – Open Vld –, le parti chrétien-démocrate – CD & V – et le parti socialiste) ne sont pas majoritaires en Flandre ; leur action au sein du gouvernement fédéral se fait ainsi toujours sous l’ombre portée des élections à venir1 et de l’importance de la N-VA. Leur défi est de remporter ensemble plus de voix que le parti nationaliste et l’extrême droite réunis, ce qui est pour l’instant loin d’être évident.
Même s’ils se gardent bien de le reconnaître publiquement, la plupart des partis francophones eux-mêmes veillent, dans leur positionnement, à ne pas donner du grain à moudre à la N-VA, qui fait feu de tout bois dans la poursuite de son objectif ultime, à savoir une Flandre indépendante. Ainsi, récemment, lorsque l’ancien roi Albert II a réclamé une augmentation de sa dotation, les francophones ont, comme un seul homme, rejeté sèchement la demande de l’ancien monarque ; non seulement parce que celle-ci était déplacée, sinon choquante, au regard de la situation économique du pays et des sacrifices consentis par les Belges, mais aussi parce qu’il ne pouvait être question de donner des arguments supplémentaires à la N-VA, pour laquelle la monarchie, l’une des incarnations de l’unité de la Belgique, doit être abolie. En tout état de cause, il sera très difficile de constituer un gouvernement fédéral si, au sortir des élections générales, le parti socialiste est dominant en Wallonie et la N-VA en Flandre. Bart de Wever, le président de la N-VA, a du reste déjà déclaré qu’il ne gouvernerait pas avec les socialistes.
La dette publique de la Belgique s’élève à 100 % du Pib, et le chômage, qui touche 8, 7 % de la population active, est à un niveau historiquement élevé. Quelle est, dans ce contexte, la réalité des disparités économiques entre Wallonie et Flandre, sur lesquelles les politiques, en particulier la N-VA, jouent beaucoup ?
Ces disparités existent, mais elles ne sont pas aussi flagrantes qu’on le dit. Chaque région vit des problèmes de nature différente, même si les trois régions (Wallonie, Flandre, Bruxelles) connaissent leur lot de fermetures d’entreprises, dues notamment à des délocalisations.
La Wallonie, terre de vieille industrialisation, n’en finit pas d’être affectée par la fin de la sidérurgie après avoir connu celle des charbonnages, mais cela dure depuis plus de quarante ans. Et la région n’est pas restée les bras croisés : il y a une véritable volonté, chez ses dirigeants, de redéployer le tissu industriel wallon en mettant l’accent sur le développement de pôles de compétence, notamment dans le domaine des nouvelles technologies (biotechnologies, aéronautique…). Une politique industrielle ciblée est mise en place par les autorités régionales. Malgré tout, la Wallonie reste la région qui subit le plus directement les dégâts liés à la transition d’une économie industrielle à une économie postindustrielle.
La Flandre, quant à elle, est confrontée à une population vieillissante, et à la question de la viabilité, à terme, du système de retraites actuel. Celui-ci fait partie du système de sécurité sociale, qui est fédéral et représente – bien plus que le roi, ou même l’équipe nationale de football ! – un élément constitutif de l’unité du pays. Or la N-VA milite pour la communautarisation de la sécurité sociale, contre laquelle les francophones s’élèvent. Mais le détricotage du système a déjà commencé : la sixième réforme de l’État prévoit par exemple la régionalisation des allocations familiales.
À Bruxelles, le problème majeur est celui du chômage des jeunes. Plus de 30% d’entre eux sont sans emploi et 75 % des jeunes chômeurs sont sous-qualifiés. Par ailleurs, alors que Bruxelles est, depuis 1989, la troisième région du pays, plusieurs partis flamands ont manifestement encore des réticences à la reconnaître comme une région à part entière, au même titre que les deux autres.
La N-VA, dans son programme, souhaite que les Bruxellois se définissent comme wallons ou flamands. Ce qui est une aberration, car sociologiquement, les habitants de la capitale (y compris la minorité flamande) ne se reconnaissent pas dans ces catégories ; qui plus est, une partie significative de la population bruxelloise est issue de l’immigration. Le danger de la proposition de la N-VA, c’est que si la sécurité sociale – à commencer par les allocations familiales – est progressivement communautarisée, et si, par exemple, la Flandre est plus généreuse dans ses prestations (car elle est plus riche que la Wallonie), les Bruxellois seront tentés, pour des raisons purement économiques, de se déclarer comme étant flamands. Se réalisera ainsi le rêve des leaders nationalistes flamands d’annexer purement et simplement Bruxelles.
Membre fondateur de l’Union européenne, siège de la majorité des institutions européennes, la Belgique semble aujourd’hui une forme de laboratoire des tensions qui agitent l’Europe tout entière. L’Union européenne, il y a encore une dizaine d’années, était perçue comme pouvant offrir une réponse aux revendications autonomistes de diverses régions (Flandre en Belgique, Catalogne en Espagne) ; or actuellement, les crispations identitaires et régionalistes se multiplient, et l’Europe, pas plus que les États-nations, ne semble en mesure d’y faire face. Comment les Belges perçoivent-ils, en plus de la crise de leur propre modèle institutionnel, celle de la construction européenne dont ils ont toujours été parmi les plus ardents promoteurs ?
Les Belges avaient été ces dernières années parmi les derniers Européens à soutenir envers et contre tout une intégration européenne avancée et à approuver l’action de l’Union. Cependant, une distance par rapport à l’Europe est en train de se creuser. Il ne s’agit pas d’euroscepticisme. Mais un certain nombre de dirigeants politiques n’hésitent plus, par exemple, à critiquer de manière assez décomplexée les politiques menées par la Commission européenne et à dénoncer la responsabilité de cette dernière dans le prix élevé payé par les citoyens du fait de ces politiques.
À l’évidence, les Belges – comme bien d’autres citoyens européens – ne sont pas contre l’Europe, mais pour une autre Europe. C’est cependant la première fois dans l’histoire de l’intégration de notre continent que la Belgique se prend à critiquer l’Europe.
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Directeur général du Centre on Régulation in Europe (www.cerre.eu) et vice-président de la Fondation européenne d’études progressistes (www.feps-europe.eu), il est professeur à la Solvay Brussels School of Economics and Management (Université libre de Bruxelles).
- 1.
Les élections générales et régionales auront lieu en même temps que les européennes, en mai 2014.