Michel de Certeau, la mystique et l'écriture. À propos de la parution du tome II de la Fable mystique. Entretien
À propos de la parution du tome II de la Fable mystique
L’expérience mystique échappe aux catégories théologiques traditionnelles. Dans son œuvre, Michel de Certeau a cherché à rendre compte de cette expérience, en l’approchant par le prisme des sciences sociales, sans nier la singularité du sujet mystique, fidèle en cela à son approche toujours plurielle, à la marge, refusant d’adopter un discours unique et surplombant.
Après la parution du premier tome de la Fable mystique (xvie-xviie siècle1) en mai 1982, Michel de Certeau s’était immédiatement attelé à la préparation du second tome. En effet, si le tome I analysait la constitution de cette nouvelle « science expérimentale » que constitue la mystique à partir du xvie siècle, le tome II devait être la présentation du contenu même de cette science. La maladie l’empêcha néanmoins d’achever cet ouvrage. À l’occasion de la parution posthume et tant attendue de ce second tome2, Luce Giard revient sur son travail d’édition de longue haleine et sur la place fondamentale que la mystique occupe dans l’œuvre certalienne.
Esprit – Pourquoi Michel de Certeau a-t-il choisi le mot « fable » dans le titre même de son ouvrage ?
Luce Giard – Compte tenu de son usage courant, il est possible d’associer le mot « fable » à une affabulation (fabula), un récit fictif. Mais ce n’est pas le sens que privilégie Certeau ici. La « fable », par sa racine latine (fari), désigne une puissance de parole. Cela fait écho à l’importance de l’oralité dans les traditions religieuses, et plus spécifiquement dans la culture des mystiques – même si l’historien ne rencontre finalement les mystiques que par leurs écrits. En effet, la mystique peut se définir comme une prise de parole par laquelle un événement se transforme en une expérience singulière de Dieu. En prenant la parole, le mystique, qui peut être un homme ou une femme, découpe un champ nouveau, qui lui est propre. Aussi, au xviie siècle, se constitue une science de cette parole, ou du moins une revendication de scientificité. La « science mystique » – dont Certeau fait mention dans les deux volumes – ne doit cependant pas être appréhendée au sens contemporain du terme, comme un ensemble structuré de connaissances qui se rapportent à des faits obéissant à des lois objectives. Dans la langue des xvie et xviie siècles, la science désigne une certaine forme de rationalité et non pas un corps de théorie régentant les objets d’un savoir.
La mystique à la lumière des sciences sociales
Jean-Louis Schlegel – Par le mot « fable », Michel de Certeau signifie, comme le dit Luce Giard, que la mystique est parole et récit (ou « fiction »), et que c’est par là que nous avons accès à la « science expérimentale des choses de l’autre vie3 » dont parle Jean-Joseph Surin, cité dans ce tome II. « Science expérimentale » : l’expression est trompeuse pour les enfants de Claude Bernard que nous sommes et restons. Il vaut mieux traduire « connaissance par l’expérience » de ce qui en principe échappe à toute expérience, d’un « ineffable ». Des expériences et des textes mystiques existaient évidemment avant les xvie et xviie siècles (il suffit de nommer Catherine de Sienne, Maître Eckhart ou, bien avant eux, Grégoire de Nysse et d’autres encore) mais, en quelque sorte, ils n’avaient pas de nom ou de statut propre, et la mystique ne constituait pas une discipline de la théologie. Ce que Certeau étudie, c’est précisément l’émergence d’un objet spécifique : le discours (ou la fable) mystique, et l’effort pour le spécifier (et le légitimer). À propos du père Surin, Certeau montre comment ce dernier distingue la folie pour laquelle il a été enfermé (et il ne conteste pas, pour sa part, « ce beau bouquet sur son chapeau, que personne ne veut guère avoir ») et la « folie mystique », ou « spirituelle ». « La “science” consistera à les distinguer et à isoler dans une folie patente ce qui ne relève pas de la médecine, mais de la mystique », écrit Certeau. La « science » mystique fait ainsi de la folie le lieu même d’une certaine connaissance de soi et de la relation à Dieu. Le « je » qui raconte cette expérience reconquiert une partie du territoire colonisé par le « il » de la folie. On entre donc dans la fable mystique à travers cette prise de parole singulière d’un sujet qui a conscience d’être le champ de l’expérience d’un « autre ».
Comment le travail de Michel de Certeau s’inscrit-il dans une tradition d’études sur la mystique et en quoi se situe-t-il en rupture par rapport à ses prédécesseurs ?
L. Giard – Le travail de Michel de Certeau se distingue de celui de ses prédécesseurs à plusieurs égards. Son premier mérite a été d’étudier très précisément dans le tome I la façon dont la mystique est apparue dans le champ des savoirs à la fin du xvie siècle. Auparavant, « mystique » n’était qu’un adjectif qui désignait, dans son sens étymologique, « ce qui est caché », et pouvait affecter toutes les connaissances et tous les objets du monde religieux. La substantivation du mot traduit la lente spécification et autonomisation d’un ensemble de textes et d’expériences mystiques et est le signe du découpage qui s’opère dans le savoir et dans les faits. À cet égard, Michel de Certeau a très précisément mis en évidence, à travers la constitution d’un corpus de textes fondateurs, l’isolement et l’objectivation progressifs du champ de la mystique au regard des autres champs de la réflexion théologique et de l’histoire de la spiritualité.
Cet essor de la mystique dans la langue française avait été étudié par un certain nombre de ses prédécesseurs, dont le plus connu est sans doute Henri Bremond. Dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France, ce dernier avait exhumé une myriade de textes mystiques oubliés. S’appuyant sur ces sources, l’historiographie certalienne a le mérite de mettre en lumière les apports fondamentaux de l’influence espagnole (principalement celle de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila). Il montre ainsi très précisément par quels chemins cette influence s’est exercée et le poids qu’elle a pu avoir. Il étudie le lieu de transit et de traduction de l’Espagne mystique du xvie siècle à la France mystique du xviie siècle : les canaux de transmission (traductions proprement dites, commentaires, paraphrases, anthologies, etc.) furent nombreux mais, dans un certain nombre de cas, les textes sont passés par des ordres religieux, et particulièrement par des couvents féminins du sud de la France et de la région de Bordeaux.
Enfin, Michel de Certeau se distingue de ses prédécesseurs par les instruments d’analyse novateurs qu’il mobilise pour étudier et caractériser ces textes mystiques. Il s’est en effet adossé à la linguistique contemporaine et aux nouvelles techniques d’analyse textuelle, dont la sémiotique. En ce sens, il a construit des ponts entre une histoire de la mystique, traditionnellement conduite selon les méthodes classiques de l’histoire littéraire, et une analyse de l’énonciation mystique. La beauté de sa propre écriture y a ajouté une couleur particulière.
J.-L.. Schlegel – La véritable originalité du travail de Michel de Certeau consiste en effet à étudier l’énonciation mystique singulière, pour ressaisir cette parole dans son moment de création même. Dans le chapitre sur Pascal par exemple4, il se penche sur la stratégie d’énonciation de l’auteur. Son argumentation se structure autour d’une contradiction interne, puisqu’il cherche – et parvient – à nous persuader de l’existence d’un objet qu’il travaille en même temps à perdre. Au fur et à mesure que le discours « montre » (notamment à travers l’utilisation des déictiques) et s’approche de son objet, celui-ci se dérobe comme s’il refusait toute appropriation. Comme on l’a dit, dans ce type d’analyse, où l’importance des pronoms personnels et démonstratifs est grande, Certeau reprend de façon originale des concepts et des recherches venus de la linguistique et de la sémiotique, et très spécialement de la théorie de l’énonciation. On pourrait dire qu’il opère ainsi, pour l’étude de la mystique, le linguistic turn (tournant linguistique) dont on a parlé pour la philosophie. Mais au-delà des sciences du langage, ce sont les sciences humaines et sociales qui entrent en scène et dessinent, à travers Certeau qui est lui-même pluridisciplinaire, un autre rapport au mysticisme ou un autre type de connaissance : « Les phénomènes mystiques y sont traités en “objets” conformes aux règles de chaque discipline, la psychiatrie, l’histoire ou l’ethnologie5 ». En particulier, comme le suggère le titre même du grand texte qui introduit le livre (« Historicités mystiques »), les sciences sociales « historicisent » ce qu’on désigne comme « mystique ».
Une énonciation singulière
La mystique se détache des catégories de la théologie traditionnelle dans la mesure où elle est une description d’une expérience plutôt que de Dieu. Comment cette expérience mystique est-elle énoncée et reconnue à travers les différents récits que Michel de Certeau nous livre ?
L. Giard – Le récit mystique raconte l’expérience d’un sujet qui témoigne pour lui-même et qui est, à ce titre, le seul à pouvoir témoigner de ce qui lui est advenu. La nature même des phénomènes qu’il vit l’empêche de recourir aux énoncés intellectuels et aux catégories théologiques traditionnelles. Il parle de « quelque chose » qui ne peut plus vraiment se dire avec des mots. Il procède donc à une description qui parcourt des sensations ; il met en scène toutes les atteintes et affections que cette expérience a pu avoir sur son corps. L’originalité de l’analyse certalienne vient du fait qu’il prend au sérieux l’ensemble de ces éléments et valorise ce langage du corps par lequel l’expérience mystique se raconte. Il est vrai que, contrairement aux analyses littéraires antérieures, Certeau bénéficie d’une culture psychanalytique qui lui permet de mettre en relief ce rapport entre le corps et l’écrit d’une façon neuve.
J.-L. Schlegel – La valorisation du « sujet » mystique et de l’expérience singulière qu’il raconte dans sa fable contribue à sortir des idées reçues ou plutôt des idées générales véhiculées par la théologie et la philosophie. Par exemple, la mystique est associée à la théologie négative du Dieu caché ou indicible – ce que Certeau ne conteste absolument pas – mais pour les sciences sociales, l’expérience de chacun est singulière et cette singularité est en partie perdue si on la ramène aux catégories, même fines, qui tentent de cerner ce que c’« est » que la réalité mystique (alors que Certeau insiste toujours sur le « ce n’est pas ça », sur l’absent de cette histoire). Pour le dire autrement : dans la psychologie surtout, qui s’est emparée de la mystique vers la fin du xixe siècle, on « vise à déterminer les éléments » qui « peuvent récapituler tant d’expériences diverses et à quel niveau d’analyse reconnaître ce qui les unifie6 ». Ailleurs, en philosophie par exemple (Husserl, Bergson), les phénomènes mystiques deviennent un impensé, ou un irréductible, un « non-lieu » qui indique universellement le dépassement de la clôture où s’enferme, à propos de l’homme, le positivisme scientifique. On pourrait dire que dans leurs développements récents, à partir des années 1950, les sciences sociales abandonnent cet irréductible universel et s’intéressent à l’« acte singulier » que performe le sujet mystique, en particulier à ses performances langagières. C’est en tout cas ainsi que Certeau comprend sa propre « opération ».
De par la singularité de son énonciation, la mystique s’écarte de la théologie traditionnelle et entretient, de ce fait, un rapport complexe avec l’institution. L’hagiographie de certaines figures mystiques en témoigne. Jean de la Croix, par exemple, fut emprisonné et excommunié par les autorités de l’Ordre qui refusaient la réforme du Carmel déchaussé. Pour autant, il fut avec Thérèse d’Avila le fondateur d’un grand nombre d’ordres et de couvents, et son discours fut constitutif d’une nouvelle doctrine spirituelle. La parole mystique semble donc être à la fois déstabilisatrice et instauratrice pour l’institution. Comment concilier ce double statut ?
L. Giard – La méfiance de l’institution vis-à-vis des mystiques tient à plusieurs raisons. Tout d’abord, le mystique parle en tant qu’individu d’une expérience qui lui est advenue en propre et dont il est, par définition, le seul témoin. La singularité de cette expérience s’oppose à l’universalité du dogme institutionnel. Elle permet d’une part un pluriel d’expériences possibles qui heurte l’unité sociale des références religieuses instituées, et elle laisse libre cours à une imagination qui empêche, par nature, toute entreprise de vérification.
En outre, l’essor de la mystique est corrélé à une libéralisation de la parole féminine. En effet, dans la période qu’étudie Certeau (xvie et xviie siècles), de nombreuses femmes – des religieuses, mais également des laïques, mariées – prennent la parole pour raconter leur expérience mystique. L’institution, qui est tenue par des hommes, ne peut apprécier cette évolution, même si des directeurs spirituels respectés écoutent et soutiennent leurs dirigées mystiques.
Enfin, les mystiques font souvent un pas de côté par rapport à l’institution. Ils s’avèrent notamment indociles à la réforme catholique issue du concile de Trente. Néanmoins, le rapport entre l’institution cléricale et les mystiques varie selon les contextes historiques et nationaux, et évolue dans le temps. Pour les raisons que j’ai évoquées, l’Église s’est au départ beaucoup méfiée des mystiques, qui s’écartaient de la théologie traditionnelle et des institutions ecclésiales. Elle a pourtant fini par accepter le succès de quelques grands fondateurs dont l’entreprise a eu un impact majeur sur la vie spirituelle. Ceux dont l’entreprise a échoué furent par contre poussés dans l’ombre.
Une des grandes forces de l’analyse certalienne est de raccrocher de manière très précise la singularité du discours mystique au contexte politique, théologique, historique et épistémologique dans lequel elle se déploie. Il relie, par exemple, l’évolution de la cosmologie et de l’astronomie aux xvie et xviie siècles et le développement de la mystique. En effet, la remise en cause de l’ordre traditionnel du monde modifie profondément les rapports de l’homme au monde et à Dieu et elle a fortement ébranlé tous les contemporains. Dans ce contexte, le recours à la mystique a probablement été pour les esprits inquiets un moyen de se rassurer sur la signification de l’univers créé et sur le maintien de la relation à Dieu. La force de cette mise en perspective historique fait toute l’originalité du travail de Michel de Certeau.
J.-L. Schlegel – Certeau se démarque de l’histoire des idées, dont Paul Hazard, par exemple, est l’un des représentants éminents (et magnifiques !). Dans la Crise de la conscience européenne7, Hazard fait en quelque sorte une histoire continue de l’Histoire et explique comment le siècle des Lumières est né des efforts de redressement spirituel et de consolidation intellectuelle du xviie siècle. Certeau adopte une démarche différente : il se concentre sur des expériences singulières, celles de l’histoire individuelle des sujets mystiques, et les relie à un contexte politique et théologique à travers des indications toujours précises et ciblées. Mais ces « historicités mystiques » ont aussi des effets de dispersion ou d’éclatement d’une histoire (du xvie et du xviie siècle surtout) où se dessine pourtant une perception nouvelle et commune de la vie mystique. Cette approche peut rendre difficile la lecture pour des lecteurs non initiés à l’histoire de cette période : celle-ci est supposée connue. En réalité, Certeau anticipe ainsi, dans son domaine de recherche propre, des tensions bien connues aujourd’hui dans le champ de la discipline historique en général.
Cette dialectique entre la singularité de l’expérience mystique et le contexte dans lequel elle se libère se retrouve dans la construction même du volume, à travers l’alternance entre des monographies (Nicolas de Cues, Jean de la Croix, Jean-Joseph Surin, Pascal) et des thématiques plus transversales (« la lecture absolue », « récits de passions », « l’opéra du dire : glossolalies »). Que révèle ce mimétisme de la forme et du fond ?
L. Giard – Cette double démarche existait déjà dans le premier tome. Chaque récit mystique est le récit d’une singularité. L’analyse du dire suppose d’entrer dans l’étude historique et détaillée du destin singulier de son auteur, d’où l’insertion de « monographies », pour reprendre votre terme. On peut néanmoins dépasser cette singularité et constituer des séries, relever des ressemblances d’un cas particulier à un autre au sein d’une même période, d’une même génération ou d’un même contexte. Cette mise en séries permet à son tour de prendre en considération des thématiques transversales. L’effort de Certeau vise à tenir compte de ces deux versants : la singularité de l’expérience individuelle et la récurrence de certains éléments communs dans le récit de ces expériences.
Dans la présentation que Michel de Certeau donne de son projet dans une lettre manuscrite que vous citez dans la préface du tome II, il dit vouloir étudier la constitution de cette « science expérimentale » qu’est la mystique, et sa dissémination. La quatrième partie du tome I, intitulée « Figures du sauvage », illustre bien ce mouvement : « Ce qui s’échappait en fondations insulaires de “nouveaux mondes” se trouve ou bien recasé en lieux reconnus, ou bien chassé sur les bords d’un ordre reconstitué8. » Quel est le statut de ce mouvement ?
L. Giard – Les deux volumes de la Fable mystique étudient la même période et la même « figure historique ». Cette figure se constitue au xvie siècle autour du projet – peut-être un peu fou – de construire une science de la mystique. Or cette science en projet n’a jamais réussi à stabiliser la définition de son objet. Les expériences mystiques ont, en effet, abouti à la conclusion que Dieu ne pouvait être saisi par l’entendement et, partant, ne pouvait constituer un objet de connaissance selon les procédures utilisées pour d’autres savoirs. L’incapacité de définir leur objet a mécaniquement provoqué l’effondrement de ce projet de science vers la fin du xviie siècle. La figure passante du mystique finit par se perdre soit dans un retour à l’ordre, soit dans les marges de la société. Michel de Certeau décrit ce mouvement historique de la mystique, de son essor jusqu’à sa dissémination. La force de son analyse réside, comme je l’ai déjà dit, dans le fait qu’il prend au sérieux la singularité de chaque expérience mystique tout en la réinscrivant dans son contexte historique, dans le mouvement des croyances, des institutions, des transformations politiques et sociales. Cela lui permet de comprendre l’échec du projet mystique à différents niveaux : l’échec interne d’une science qui ne parvient pas à saisir son objet d’une part et les résistances externes liées à l’évolution des savoirs et au contexte politique d’autre part.
En effet, l’échec du projet d’une science mystique est également lié à des résistances extérieures. L’évolution du savoir constitue une source de résistance. Dans le chapitre ix intitulé « L’érudition biblique », Michel de Certeau montre, par exemple, comment la montée de l’érudition historique, qui est apparue avec le mouvement humaniste du xvie siècle et qui, en réponse au défi de la Réforme, visait à enraciner plus solidement la connaissance du texte biblique, a finalement abouti au résultat opposé. Le travail minutieux et savant des philologues et des exégètes a conduit à émietter de plus en plus le texte biblique et à souligner combien sa transmission avait été incertaine. Le texte apparaît désormais tout aussi corrompu que les institutions, de sorte que les seuls recours se trouvent dans un retour résigné à l’institution ou dans un repli spirituel.
Par ailleurs, au xviie siècle, l’absolutisme s’empare des manifestations d’appartenance religieuse pour en faire des instruments du pouvoir royal. Dans l’Écriture de l’histoire, et plus précisément dans le chapitre intitulé « La formalité des pratiques : du système religieux à l’éthique des Lumières », Michel de Certeau a magnifiquement montré comment, à mesure que la croyance reculait, la politisation des marques d’appartenance religieuse s’accentuait, et comment l’absolutisme s’est alors peu à peu emparé de l’institution cléricale pour en faire un de ses instruments.
J.-L. Schlegel – Au xviie siècle, la mystique est un problème politique. Tandis que l’Église exclut ou fait taire certains de ses membres sous prétexte qu’ils ne sont pas orthodoxes, ou que ce sont des « allumés » (des alumbrados, comme dans le cas de Jean de la Croix), la « grande politique » s’intéresse également aux mystiques, perçus comme des gens dangereux en fin de compte (nous dirions aujourd’hui des « dissidents ») par rapport à la raison d’État. On peut citer l’exemple de Mme Guyon qui fut emprisonnée à la Bastille en 1688, puis en 1695 par lettre de cachet en raison de son affiliation au milieu quiétiste. Autre exemple célèbre du début du xviiie siècle : en 1732, le pouvoir royal ferme le cimetière de Saint-Médard qui était devenu le théâtre de scènes d’extase collective sur la sépulture du diacre Pâris. À cette époque, les pratiques mystiques dérangent donc l’ordre public et la doctrine institutionnelle.
La mystique dans l’œuvre de Certeau
Ce champ d’étude est profondément en lien avec ses autres travaux ; il fait notamment référence à la psychanalyse, à la linguistique comme méthode d’analyse, à la folie, à la prise de parole… Comment Michel de Certeau envisageait-il cette circulation possible entre ce champ d’étude particulier et le reste de son œuvre ?
L. Giard – Je crois que Michel de Certeau a cherché cette unité et cette continuité dans toute son œuvre. Certains thèmes qui l’ont fait connaître dans le champ contemporain sont en réalité nourris par sa culture de l’histoire mystique. Ainsi, la problématique de la prise de parole, qui l’a rendu célèbre en 19689, peut être mise en parallèle avec l’émergence du récit mystique et de l’énonciation singulière. De même, l’attention qu’il porte aux pratiques et petits aléas de la vie quotidienne dans l’Invention du quotidien est héritée de l’étude des récits mystiques qui regorgent de détails sur les gestes et affects du quotidien. Au fond, il a transféré un certain nombre de ses propres expériences intellectuelles et de ses outils d’analyse du champ historique du passé au champ contemporain. Il pense le contemporain à travers son expérience choisie d’historien de la mystique. Cette démarche originale lui a permis de déceler des effets nouveaux dans son analyse du champ contemporain.
J.-L. Schlegel – L’œuvre certalienne est traversée par des thématiques transversales. L’idée que sa recherche savante, universitaire, soit détachée de préoccupations actuelles, politiques si on veut, était étrangère à Certeau (je l’ai entendu explicitement exprimer la conviction d’un rapport nécessaire). Ainsi, sa quête scientifique sur les mystiques peut être rapprochée de son intérêt pour les marges, pour ceux qui font un « pas de côté ». En effet, pour reprendre une définition de lui devenue célèbre, « est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela10 ». On retrouve cette analyse dans le Christianisme éclaté11. Selon lui, l’Église plongée dans la crise qui suit le concile Vatican II cesse d’être un corps et devient un « corpus » (de textes, de traditions, d’institutions) dont ses membres sont pour ainsi dire exilés. Il faudrait être capable d’accepter cet « en dehors », ce « non-lieu ». La figure du mystique devient alors en quelque sorte universelle en ce qu’elle incarne ce « pas de côté ». Il faut le reconnaître : cette utopie ne semble plus d’actualité avec les phénomènes d’identification orthodoxe dont nous sommes témoins aujourd’hui. Reste à savoir si ces phénomènes ne sont pas la réaction inversée face à la question posée à l’Église depuis les temps modernes, sur sa place dans l’intériorité des individus et dans l’espace public des sociétés sécularisées.
Dans les chapitres sur Nicolas de Cues et sur Pascal12, Michel de Certeau passe d’une méthode historique, impeccable d’érudition, à une analyse linguistique. L’association de ces deux démarches est singulière dans la mesure où le domaine des études littéraires a précisément tendance à les opposer. Pourquoi choisit-il de les associer ? Et plus largement, comment voyageait-il entre ces différentes disciplines ?
L. Giard – Sa formation initiale en philosophie et en théologie lui a apporté une grande érudition, une structuration de la pensée et un certain sens de l’analyse littéraire. À la demande de la Compagnie de Jésus, il a ensuite préparé un doctorat d’histoire sur la mystique de Pierre Favre, un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola. L’histoire est ainsi solidement enracinée au centre de sa recherche et de ses interrogations, mais il a gardé une certaine distance critique par rapport à cette discipline. Il a toujours conservé une distance vis-à-vis des institutions du savoir, à la manière d’un frontalier qui, n’étant ni tout à fait d’ici ni tout à fait de là-bas, garde sa liberté de mouvement entre les lieux et les cultures. Sa rencontre avec la linguistique contemporaine et la culture psychanalytique arrive dans un second temps, alors qu’il cherche à diversifier ses instruments d’analyse textuelle. Il suit le séminaire de Lacan dès la constitution de l’École freudienne de Paris en 1964 et adhère, dès sa fondation, au Cercle sémiotique de Paris en 1969. Les instruments d’analyse habituels ne lui semblaient pas suffire pour traiter les récits mystiques de manière satisfaisante, et ce constat l’obligea à voyager de discipline en discipline, en quête de nouveaux moyens d’investigation. L’enjeu n’était donc pas le simple désir de savoir, mais la volonté de rendre compte de la particularité de ces récits. Ce qui est néanmoins remarquable dans le travail de Certeau est sa capacité à associer les disciplines et les procédés. Chaque fois qu’il rencontrait un nouveau champ de savoir, il n’abandonnait pas ses démarches précédentes, mais ajoutait une nouvelle façon d’explorer qu’il maniait avec rigueur. Il procédait ainsi par enrichissements successifs de ses outils méthodologiques. Il avait en effet la certitude – que l’on retrouve d’ailleurs dans les textes d’Ignace de Loyola – qu’aucun savoir n’est menaçant et qu’il faut au contraire s’immerger dans la culture contemporaine pour mieux servir l’objectif d’une vie consacrée. De sa circulation entre tant de savoirs, de méthodes et de sources, témoigne l’ampleur de son érudition : on peut le vérifier grâce à l’index des noms, cités dans les deux tomes de la Fable mystique, que j’ai établi pour ce second tome et qui compte plus de mille cinq cents entrées.
J.-L. Schlegel – Il a refusé une « loi » qui réglerait de l’extérieur les enjeux de ses recherches et la cohérence de son parcours. C’est pour cela qu’on peut lui appliquer le terme de « voyageur » qui, selon lui, définissait le marcheur mystique : la mobilité lui fournissait une liberté intellectuelle dans le temps et dans l’espace. Mais au-delà, ces voyages sont des altérités qui convertissent celui qui les rencontre. Dans le Christianisme éclaté, il y a quelques belles pages à ce sujet : les missionnaires chrétiens ont certes été des conquérants, mais les meilleurs d’entre eux ont aussi été conquis par leur découverte de l’autre. Partis pour convertir, ils ont été convertis. On pourrait dire que Certeau s’est toujours trouvé lui-même dans cette posture de conquérant/conquis face aux différents champs du savoir contemporain.
Comme les mystiques, Michel de Certeau était lui-même dans un « pas de côté » par rapport aux institutions du savoir et à l’institution catholique. Comment se situait-il vis-à-vis de cette dernière ? Le fait qu’il ait choisi de vous léguer la tâche d’éditer ses textes, au lieu de les laisser à la Compagnie, était-il un moyen de les soustraire à l’influence de l’orthodoxie institutionnelle ?
L. Giard – Michel de Certeau est entré dans l’institution religieuse à l’âge de vingt-cinq ans et ne l’a jamais quittée. Néanmoins, son intérêt pour ce qu’il a appelé le « christianisme éclaté » n’a pas plu à tout le monde et lui a valu parfois d’être rendu responsable d’un certain nombre de maux de la Compagnie de Jésus. Je pense qu’il avait cette capacité d’être à l’intérieur d’un système tout en gardant sa liberté. Cette liberté s’est manifestée par la publication de textes et par des prises de position explicites, mais n’a jamais abouti à un conflit aigu. Il comprenait les difficultés que traversait l’institution et ne cherchait pas à l’accabler, mais il ne se laissait pas pour autant emprisonner par ses réquisits. C’était un chemin de crête qui nécessitait d’avoir le pied sûr, une capacité d’équilibre et une certaine audace.
Au moment de sa mort, ses supérieurs jésuites savaient, comme ils l’ont déclaré, ne pas être en mesure d’effectuer le travail d’édition de ses écrits dans la durée. Il y avait donc un risque que ses textes soient conservés dans les archives de la Compagnie et n’en sortent jamais. Ce travail m’est revenu assez naturellement et les jésuites de France m’ont d’ailleurs toujours soutenue et aidée dans cette entreprise.
J.-L. Schlegel – Je ne puis que confirmer ce que Luce Giard vient de dire : il n’y a pas eu de stratégie pour soustraire les textes à la publication (comme ce fut le cas dans les années 1950 pour Teilhard de Chardin et sans doute, auparavant, pour d’autres moins connus). Et il n’y a pas eu non plus de manœuvres des jésuites ni de mystère dans le fait que ses « papiers » ont été confiés à Luce : ils l’ont été en raison de sa connaissance de Certeau et de son œuvre, de sa compétence et de la confiance qu’on lui faisait pour assurer la suite, après un décès précoce (en 1986, à l’âge de soixante ans) ressenti comme une perte considérable, par la Compagnie aussi, malgré les « grincements » qu’avaient pu provoquer ici ou là ses positions, intellectuelles et politiques.
Concernant votre travail d’édition, vous dites dans la présentation du livre que ce tome II marque la fin d’un cycle. Vous aviez gardé ce volume pour la fin afin de tirer le meilleur parti des matériaux fragmentaires, dispersés et hétéroclites que vous avez retrouvés dans les dossiers de l’auteur. Comment avez-vous procédé ?
L. Giard – Produire le tome II de la Fable mystique constituait effectivement un enjeu essentiel. J’ai longtemps espéré pouvoir utiliser les notes fragmentaires qui étaient dans les dossiers de préparation de ce second volume. Il s’agissait en réalité de notes de lecture que seules les mains d’alchimiste de Michel de Certeau auraient pu transformer en texte. Je me suis donc résignée à réunir des textes qui avaient été publiés de son vivant, à l’exception du long chapitre, en grande partie inédit, sur Nicolas de Cues pour lequel il existait une dactylographie complètement nette et relue par l’auteur. Cette publication constitue en effet la fin d’un cycle, même s’il me reste encore quelques textes dispersés à rassembler en un ou deux volumes.
- *.
Luce Giard est historienne et éditrice de l’œuvre de Michel de Certeau ; Jean-Louis Schlegel est sociologue et éditeur.
- 1.
Michel de Certeau, la Fable mystique (xvie-xviie siècle), tome I, Paris, Gallimard, 1982 (rééd. coll. « Tel », 1987).
- 2.
Id., la Fable mystique (xvie-xviie siècle), tome II, Paris, Gallimard, 2013.
- 3.
M. de Certeau, la Fable mystique, tome II, op. cit., chapitre vii, « La science expérimentale de la folie ».
- 4.
M. de Certeau, la Fable mystique, tome II, op. cit., chapitre x, « L’étrange secret : Pascal ».
- 5.
Ibid., p. 38.
- 6.
M. de Certeau, la Fable mystique, tome II, op. cit., p. 43-44.
- 7.
Paul Hazard, la Crise de la conscience européenne. 1680-1715, Paris, Le Livre de poche, coll. « Références », 1994.
- 8.
M. de Certeau, la Fable mystique, tome I, op. cit., p. 277.
- 9.
La Prise de parole, un ouvrage publié en octobre 1968, reprend une série d’articles dans lesquels Michel de Certeau s’attache à déchiffrer les événements de Mai 68. La Prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1994.
- 10.
M. de Certeau, la Fable mystique, tome I, op. cit., p. 411.
- 11.
Ouvrage publié en 1974, et en partie repris dans la Faiblesse de croire, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1987 (rééd. coll. « Points », 2003).
- 12.
M. de Certeau, la Fable mystique, tome II, op. cit., chapitre i, « Le regard : Nicolas de Cues », et chapitre x, « L’étrange secret : Pascal ».