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Dans le même numéro

Introduction. Aux frontières de la philosophie

par

M. F.

O. M.

mars/avril 2006

#Divers

Si Paul Ricœur a trop souvent été lu comme un penseur chrétien, la meilleure manière de s’en débarrasser pour certains en le cantonnant à un milieu, son travail au long cours a également pu être interprété comme celui d’un universitaire marqué par « sa » discipline. Voilà un philosophe qui n’a cessé d’ausculter d’autres disciplines et d’autres savoirs en franc-tireur, les sciences humaines durant les années 1970 et 1980 mais aussi les sciences cognitives plus récemment. Dans un pays où le partage disciplinaire est de mise, cela n’a pas toujours été apprécié à sa juste mesure. Ce qui était autorisé dans le cas de penseurs nomades comme Deleuze ou Foucault l’était avec moins d’évidence pour Ricœur, soupçonné de vouloir ramener à l’emprise du sens des disciplines axées sur sa remise en cause1. Hors de la philosophie, Ricœur était souvent considéré comme un intrus. À l’inverse, on a pu lui reprocher de rester un philosophe alors que la rupture avec la discipline philosophique était de mise dans les années 1970. Du radical François Châtelet au libéral Jean-François Revel, il était de bon ton d’ironiser à l’époque sur l’enseignement de la philosophie. En partie à la suite des événements de Nanterre en 1968 et 1969 et avec l’épisode, aussi légendaire que malheureux, de la poubelle ; en contraste avec l’évolution libertaire de ses amis et élèves (de Mikel Dufrenne à Jean-François Lyotard), Ricœur le « réformiste » s’est trouvé mis à l’écart, comme débouté de l’enceinte universitaire.

Se tenant à égale distance des anciens et des modernes, de la Sorbonne et de Nanterre, Ricœur n’a pas été lu d’emblée avec un grand enthousiasme par les tenants des savoirs (sciences humaines, anthropologie, psychanalyse) où il avait décidé de s’aventurer. Encore marqué par sa trilogie sur le volontaire et l’involontaire, par ses discussions avec les théologiens de l’espérance, par ses nombreux textes du Conflit des interprétations sur la religion, l’athéisme et la culpabilité, il publie dès 1965 un ouvrage sur Freud qui provoque un tollé dans le milieu lacanien qui l’accuse de tous les maux, dont celui d’avoir pillé le maître. Fabien Lamouche revient sur cet épisode en montrant que la confrontation avec la psychanalyse s’inscrit dans l’horizon d’une remise en cause du Cogito déjà initiée dans les travaux sur le mal. Il s’agit bien pour Ricœur d’approfondir par d’autres voies (celles ouvertes par la théorie de l’inconscient) une hypothèse élaborée au cours du débat avec la phénoménologie : le sujet conscient n’est pas en position de fondement et cela parce qu’il est désir avant que d’être conscience. Inutile d’insister sur la violence de la polémique lancée par Lacan, l’épisode témoigne surtout de la manière dont Ricœur était rejeté en raison de son supposé « hégéliano-christianisme » qu’Alain Badiou lui reproche encore comme le rappelle Jean-Louis Schlegel.

Après l’épisode Lacan2, Ricœur prend l’initiative avec le groupe philosophie d’Esprit d’une discussion avec Claude Lévi-Strauss qui se solde, sinon par un échec, du moins par un constat d’incompréhension3. Et le voilà une nouvelle fois rejeté caricaturalement dans le cercle étroit de la phénoménologie « idéaliste », tout comme Merleau-Ponty d’ailleurs dont la disparition précoce aura des conséquences dramatiques pour le monde philosophique, puisque la rupture structuraliste marque une volonté de se « couper » de la philosophie le plus souvent identifiée à la promotion unilatérale de la conscience. Marcel Hénaff reconstitue les enjeux du débat à partir du modèle de la « traduction » adapté aussi bien, quoiqu’en un sens contraire, par Ricœur et Lévi-Strauss. C’est tout le problème de l’opposition apparente entre diversité des cultures et universalisme qui est ici posé.

Mais les choses ne sont pas plus apaisées sur le terrain proprement philosophique. S’aventurant aux frontières de la philosophie, privilégiant le détour « indirect » de l’herméneutique contre l’ontologie « directe » de Heidegger, Ricœur se démarque fondamentalement du courant de la déconstruction (Derrida) et des « pensées du dehors » et de la différence (de Blanchot à Foucault ou Deleuze). De manière obstinée, il reproche à l’ontologie de Heidegger de ne pas assumer une éthique et à l’éthique de son ami Emmanuel Levinas de rompre avec toute espèce d’ontologie (l’être comme oubli de l’autre). Ici, c’est le rapport entre Ricœur, la philosophie et son histoire qui est en jeu, ce pourquoi nous avons jugé utile de publier un texte où Ricœur examine la consistance et l’actualité de Hegel. On y découvrira que l’exigence spéculative n’est en rien étrangère à Ricœur, même s’il la conditionne à une réflexion sur la finitude du sujet dans l’histoire. En tous les cas, Hegel est crédité d’avoir mené à son terme une traversée des institutions qui n’abandonne pas la politique au règne de l’arbitraire et de l’idéologie.

Mais comment parler de Ricœur et de la tradition philosophique sans évoquer la phénoménologie, l’inspiration première à laquelle il faut toujours revenir ? Bruce Bégout rappelle que Ricœur n’a pas seulement joué un rôle de premier plan dans l’introduction (et la traduction) de l’œuvre de Husserl en France. Il a d’emblée émis des réserves sur la dimension transcendantale de la phénoménologie, celle qui fait du sujet le principe ultime de la constitution du sens. De ce point de vue, il se rapproche de Merleau-Ponty même si, chez lui, la « greffe herméneutique » vient en lieu et place de l’« ontologie de la chair » pour contester les prétentions autosuffisantes de la conscience. Le sens n’est accessible qu’au travers des interprétations multiples et conflictuelles et c’est bien à l’élucidation de l’acte de comprendre que se consacre la « phénoménologie herméneutique » évoquée dans les premières pages de Du texte à l’action. On pourra alors se demander, comme le fait l’auteur, si ce détour par les textes et les symboles respecte l’impératif phénoménologique du « retour aux choses mêmes ».

Comme celle que l’on vient d’évoquer, les études qui suivent ne se soucient pas d’orthodoxie ricœurienne. Il s’est plutôt agi d’expliciter le « travail du philosophe » en même temps que les effets de ce travail sur d’autres disciplines. Au fur et à mesure que s’opère le « dégel » du structuralisme dogmatique, Paul Ricœur arpente de nouveaux champs du savoir où son apport sera mieux pris en considération. Avec la Métaphore vive, le voilà sur le terrain de la poétique (des chapitres sont dédiés à Genette ou Greimas), avec les trois tomes de Temps et récit, il réfléchit successivement au rôle de l’historiographie et du récit de fiction. Des discussions s’engagent alors, surtout avec les historiens, et le plus souvent dans un respect mutuel. Ce qui n’empêche pas toujours des malentendus puisqu’on attend de Ricœur qu’il emprunte les habits de l’historien ou du poéticien alors qu’il cherche essentiellement à relancer une réflexion philosophique sur le temps. Éric Vigne rend compte de certaines de ces équivoques : si les historiens ont généralement bien accueilli Temps et récit, qui semblait s’interroger directement sur la méthodologie de la recherche historienne, la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli a été l’objet de critiques ou d’incompréhensions en raison du souci plus clairement affiché par Ricœur de confronter l’histoire à d’autres dimensions de notre rapport au passé, en particulier à la mémoire. Nous publions un texte inédit prononcé par Ricœur à Budapest en 2003 après la parution de la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli et alors que s’intensifiaient les controverses sur le « devoir de mémoire ». Ricœur y rappelle que le travail scientifique, même soucieux de la plus grande objectivité, ne se développe pas en marge de la société mais participe à sa manière à la constitution d’une identité commune.

Cette séquence, consacrée aux « détours » entrepris par le philosophe, a pour objectif d’examiner en quoi la pensée de Ricœur est elle-même bousculée par ces incursions dans d’autres savoirs, mais aussi en quoi elle vient troubler le positivisme tranquille qui accompagne parfois l’usage des sciences humaines dans des théories plus globalisantes. Dans une table ronde animée par François Dosse, des chercheurs en sciences sociales et en histoire expliquent non seulement ce qu’ils ont lu chez Ricœur, mais ils disent les effets de cette philosophie sur leurs propres démarches. Ricœur ne s’est jamais présenté comme un épistémologue des sciences humaines et la liberté qu’il a manifestée par rapport à ces disciplines explique sans doute les licences prises, au-delà de la sphère philosophique, dans la réception de son travail. Nous ne sommes pas là face à une logique du « tout ou rien » où le philosophe prétendrait savoir, mieux que les scientifiques, ce que font les scientifiques. Il s’agit plutôt d’une logique de la confrontation où chacun demeure à la fois fidèle aux contraintes liées à sa propre démarche et ouvert à l’inquiétude que représente la voix de l’autre dans le champ institutionnel des partages disciplinaires.

Ce qui rend possible et féconde cette confrontation entre des discours étrangers les uns aux autres, c’est que cette philosophie ne prétend pas tenir un discours libre de présupposés « pour la raison simple que le travail de pensée par lequel on thématise une région du pensable met en jeu des concepts opératoires qui ne peuvent, dans le même temps, être thématisés4  ». Ricœur ne s’intéresse pas aux conditions de possibilité de la philosophie, ni non plus à la recherche d’un « domaine » qui serait enfin celui de sa souveraineté. Ce qui l’intéresse, ce sont les implications philosophiques à l’œuvre de manière latente dans les discours, qu’ils soient scientifiques, poétiques ou même ordinaires. S’il n’est plus question de se contenter du rappel général des « droits du concept », il s’agit en revanche de porter au concept des significations qui, le plus souvent, trouvent leur première élaboration dans d’autres sphères que celle de la philosophie.

Parmi ces « dehors de la philosophie », le récit littéraire joue un rôle de premier plan. Fabienne Brugère montre que le détour par la fiction ne constitue pas pour Ricœur « une simple confirmation des analyses philosophiques menées par ailleurs » parce qu’« il existe une pensée de la littérature » qui n’est pas en attente de validation par le concept. En exploitant la dualité entre « mise en intrigue » et « art de raconter », Ricœur s’est donné les moyens d’aborder la manière dont le récit de fiction rend possible une nouvelle expérience du temps. L’analyse de Mrs Dalloway de Virginia Woolf dans Temps et récit 2 devient ainsi le modèle d’une phénoménologie du temps attentive aux variations de l’imagination et à la diversité des formes de la conscience temporelle. C’est dans une perspective similaire que Ricœur a abordé l’œuvre de Proust. Anne Simon insiste sur le bénéfice que la critique littéraire a pu retirer de l’insistance ricœurienne sur la transitivité du discours poétique : celui-ci renvoie à autre chose qu’à lui-même, à une réalité qui n’est certes pas donnée dans l’expérience mais refigurée dans l’acte de lecture. Ces deux études sur Ricœur et la littérature présentent des conclusions en forme d’interrogations : la philosophie n’est-elle pas aveugle au « temps social » présent à l’arrière du récit et dont la sociologie se fait l’interprète ? La recherche d’un sens du récit traduisible dans le concept ne voile-t-elle pas la spécificité du roman qui est d’élaborer des « idées » dans une forme littéraire irréductible à la réflexion ? Autant de questions qui montrent que la leçon de Ricœur sur ce point, comme sur les autres, est ouverte et n’est pas une invitation à constituer une nouvelle dogmatique du sens.

Il en irait de même de l’herméneutique biblique qui est paradoxalement moins connue que le reste de l’œuvre alors même que l’appellation de « philosophe chrétien » a souvent été accolée à Ricœur. Jean-Marc Tétaz reconstitue l’articulation complexe entre l’interprétation des Écritures et l’herméneutique générale. Dans les deux cas, il s’agit bien de proposer un modèle de l’interprétation de soi et du monde devant le texte. Cela ne signifie pas que le caractère « sacré » des textes bibliques ne joue aucun rôle : il transforme le schéma habituel question (adressée au texte) / réponse (du lecteur) en schéma appel/réponse. La dimension de « hauteur » revendiquée par le texte biblique joue ici un rôle primordial. Mais, comme y insiste l’auteur, cette spécificité n’interdit pas de replacer la Bible dans l’horizon plus vaste des textes poétiques et Ricœur s’est toujours montré extrêmement attentif à la diversité des régimes de discours à l’œuvre dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Ces styles bibliques (tour à tour narratifs, normatifs, lyriques ou plus clairement spéculatifs) ne sauraient selon Ricœur, ici en désaccord avec Levinas, se ramener à l’injonction adressée à un sujet dépossédé de toute initiative. C’est de l’imaginaire qu’il s’agit dans le texte biblique et dans sa réception et non exclusivement d’une Transcendance absolue et inaccessible. Par quoi l’on vérifie encore que les « dehors » de la philosophie (et le nom de Dieu en constitue assurément une dimension centrale pour Ricœur) ne laissent pas le philosophe sans voix.

  • 1.

    Voir Olivier Mongin, « Paul Ricœur et Gilles Deleuze ou la conversation impossible », dans Cahier de l’Herne : Paul Ricœur, sous la dir. de François Azouvi et Myriam Revault d’Allones, Paris, L’Herne, 2004.

  • 2.

    Sur ce point, voir François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, Paris, La Découverte, 1994.

  • 3.

    Voir un récent numéro d’Esprit sur Claude Lévi-Strauss (Esprit, janvier 2004 : « Une anthropologie bonne à penser », articles de Jean Cuisenier, Michaël Fœssel, Marcel Hénaff et Fabien Lamouche) qui reprend la célèbre discussion de 1963 (devenue introuvable) et l’excellent livre de Frédéric Keck, Lévi-Strauss. Une introduction (Agora Pocket, 2005) qui consacre une séquence, au demeurant défavorable à Ricœur, à cet entretien historique.

  • 4.

    Paul Ricœur, la Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, p. 323.