Réflexions sur l'évolution stratégique mondiale
La crise européenne, le repli américain et la montée en puissance de l’Asie remettent fondamentalement en cause l’ordre international. Après une période (1991-2013) d’interventionnisme militaire d’une part, d’affirmation du droit international comme composante de la régulation mondiale de l’autre, comment envisager les évolutions stratégiques et militaires dans un monde mouvant ? La stratégie militaire de la France évolue notamment vers l’autonomisation des forces conventionnelles par rapport aux forces nucléaires, le renseignement, les forces spéciales et le cyberespace.
Commençons par évoquer les grandes tendances de l’évolution du contexte stratégique. Lorsque l’on dit « de 1994 à aujourd’hui », on a l’impression de parler de ces vingt années comme si elles étaient continues, or elles ne le sont pas. Les années 1990-1991 introduisent une vraie rupture avec l’ordre antérieur en Europe, du fait de l’implosion de l’URSS. Si je prends l’exemple de l’idée européenne, c’est-à-dire du choix de la France en faveur de la construction politique de l’Europe, qui est l’un des fils conducteurs des trois Livres blancs sur la défense de 1994, 2008 et 2013, on remarque aisément qu’il y a plusieurs phases dans l’évolution de cette idée elle-même. Ce qui domine actuellement, c’est la crise de l’idée européenne, comme jamais depuis 1957. Mais si l’on regarde les vingt-cinq dernières années, on voit bien qu’il y a des variations.
Des tendances stratégiques lourdes
Contrairement à aujourd’hui, la période 1991-2005 est une période d’élargissement, de triomphe de l’Ouest, du capitalisme, d’une certaine idée libérale de l’organisation économique et politique : parallèlement, la décennie 1990 voit l’apogée de l’idée européenne et de la construction politique de l’Europe, qui était restée souterraine pendant toute la période précédente (de 1966 à 1980). Sous l’impulsion du couple Kohl-Mitterrand, l’Acte unique européen puis le traité de Maastricht sont des tentatives de mener l’Europe politique à des niveaux où elle n’a jamais été portée jusque-là. Cette tentative est parallèle à l’effondrement de l’Union soviétique, à l’élargissement successif de l’Union européenne et de l’Otan, ainsi qu’à l’apogée de l’Union européenne en termes de rayonnement international.
Durant cette période, il existe en effet une fascination mondiale pour le modèle européen. Cette image va cependant progressivement s’effriter et tomber sous les coups de boutoir successifs, d’abord de la crise irakienne – moment de division et de rupture extrêmement fort – puis de l’échec des référendums sur la Constitution de 2005. À partir de ce moment, l’Europe s’enfonce dans la crise économique et entre dans une phase où elle va se sentir mise en cause par la mondialisation, lancée en 1990 et qui, en 2005, bat son plein.
Aujourd’hui, depuis la crise des dettes souveraines de 2010-2011, on est dans une rupture sans précédent depuis les années 1950. Le contrat de base européen était : « Nous laissons une part de notre souveraineté en échange de la prospérité et du bien-être des peuples » : c’est le fondement de l’Union européenne, et avant elle de la CEE. Ce contrat, qui a fonctionné durant plusieurs décennies et a été respecté lors des élargissements successifs avant 1990, est désormais remis en cause. La question de la paix n’est plus première, les générations nouvelles ne perçoivent même pas cet enjeu. Ce qu’elles voient, c’est un marché du travail qui se ferme, des débouchés inexistants et une remise en question du modèle européen, intra-européen d’abord. De la même façon, hors d’Europe, l’image de l’Union européenne est restée longtemps bonne. Ce n’est qu’aujourd’hui, en 2014, que le reste du monde se met à douter vraiment de l’Europe telle qu’elle s’est construite depuis 1958, puis affirmée dans les années 1990.
Autrement dit, la première grande tendance stratégique concerne la crise de l’Union européenne. Or le choix européen est un des déterminants de la politique française, c’est l’un des éléments qui fait consensus à gauche comme à droite. Au moment du Livre blanc de 2007-2008, on était encore dans la mise en œuvre du traité de Lisbonne et l’on disposait de recommandations fortes et de conséquences à en tirer. C’était une tendance stratégique lourde. À présent, on est de plain-pied dans une crise de l’idée européenne dont on ne voit pas la fin, parallèlement à la sombre résurgence des nationalismes.
La deuxième tendance stratégique majeure concerne l’affirmation de l’Asie. Ce facteur fait consensus, spécialement depuis 2008. Il ne s’agit pas seulement de la Chine, dont l’importance stratégique, économique, scientifique et militaire croissante est indéniable, mais également d’autres pays. Cette émergence de l’Asie est une transformation radicale que les Européens ont du mal à comprendre. Les Américains en parlent depuis trente ans, mais ne la saisissent vraiment que depuis le début de la présidence Obama. Il y a un rééquilibrage mondial : l’axe de base de la problématique stratégique, qui était l’axe Europe/Moyen-Orient, se déplace progressivement vers l’Asie. Cette tendance est irrésistible, parce qu’elle est liée à des investissements, à des ressources intellectuelles et humaines, qui font que le centre de gravité mondial et l’architecture de sécurité se déplacent. On en verra les conséquences dans les décennies à venir : c’est un glissement tellurique qui aura une influence sur la gouvernance mondiale. On est donc aujourd’hui dans cette situation d’entre-deux, où l’on a quitté le système post-1945 s’agissant de la gouvernance mondiale, mais où l’on n’a pas encore reconstitué ce que serait un éventuel nouvel ordre, tenant compte de ces nouvelles réalités. Tous les canons de l’organisation du maintien de la paix de 1945 sont en péril, parce que les vainqueurs sont en difficulté, peu ou prou, à l’exception de la Chine, mais le nouvel ordre n’est pas encore établi.
La troisième grande caractéristique est justement la contestation de l’ordre établi après 1945, notamment concernant le maintien de la paix. En 1994, le Livre blanc exprimait une forme d’apogée de l’établissement de la paix, autour du Conseil de sécurité de l’ONU et des États-Unis : c’était la fin de la politique du veto, il y avait consensus, on a eu une multitude d’opérations de maintien de la paix et, quoi qu’on en dise, une sorte d’euphorie autour de ce nouvel ordre mondial. Actuellement, nous vivons encore en partie sur cette tendance, mais la contestation est vive. L’absence de légitimité de la représentation des États au Conseil de sécurité et sa négation par les membres permanents eux-mêmes (les États-Unis avec l’Irak, aujourd’hui la Russie avec l’Ukraine) sont telles que le modèle semble désuet. Manifestement, les instruments de gouvernance mondiale n’ont pas de prise sur certaines des grandes réalités transnationales qui ont une influence sur les questions de sécurité nationale et internationale : l’énergie, l’eau, l’internet, le climat… Ces réalités ne peuvent pas être gérées par les instruments de l’ordre mondial tel qu’il résulte de sa définition d’après-guerre et nous n’avons pas encore trouvé les moyens d’assurer une nouvelle régulation, d’autant moins que les puissances montantes ne sont pas prêtes à assumer les responsabilités qui découlent de leur nouveau pouvoir, ou ne le veulent pas. L’Inde, le Brésil refusent, pour l’instant, autre chose que leur propre développement.
Enfin, si l’on combine ce phénomène avec un retrait des grandes puissances occidentales comme les États-Unis, on a une impression justifiée, au moins partiellement, de chaos. La politique pratiquée par les États-Unis et notamment par Obama – qui a retiré ses troupes d’Irak et d’Afghanistan et ne veut plus engager les forces américaines dans d’autres conflits, en réaction à l’héritage terrible légué par Bush – exprime de plus en plus fortement un retrait, compréhensible, mais qui laisse un vide. Par conséquent, les perturbateurs jouent leur carte : un jour, c’est Poutine en Crimée, un jour la Chine en mer du Sud, un autre Pyongyang ou Assad.
La quatrième tendance concerne le droit, qui a beaucoup progressé depuis 1990. La sécurité européenne repose aujourd’hui sur un tissu d’accords, de conventions internationales, de traités, et aussi de modes d’action intrusifs, comme les tribunaux puis la Cour pénale internationale de La Haye, qui étaient impensables il y a quarante ans. Globalement, on a une affirmation du droit qui pénètre l’ensemble des activités de sécurité internationale, à un point encore jamais vu. On pourrait se demander si ce droit a prise sur la réalité ou s’il est un alibi, un pis-aller. À mon sens, c’est un progrès.
La catastrophe, au sens grec, a lieu quand ce droit est bafoué par ceux-là mêmes qui sont chargés d’en être les défenseurs. C’est pour cela que l’affaire ukrainienne est une catastrophe en Europe, parce que cela signifie que la Russie – membre du Conseil de sécurité – s’assoit sur les règles de droit qu’elle a contribué à définir et à défendre de toute la vigueur de sa diplomatie. Car depuis la fin de la guerre froide, la Russie a réellement essayé de jouer selon les règles de droit ; mais on voit bien aujourd’hui combien elle revient à des comportements que l’on croyait périmés et met à mal le droit qu’elle a elle-même forgé et proclamé. Il semble qu’il n’y a personne pour la convaincre de vraiment s’en tenir au chemin du droit. S’agissant de la sécurité européenne, on est donc face à un mouvement de fond, dans une période où il faudrait tout faire pour éviter que les années 1990-2014 n’apparaissent finalement que comme une parenthèse dans la sécurité européenne. Le risque est formidable et je ne sais pas si tous les pays européens en sont conscients.
Cependant, le droit s’est vraiment affirmé comme une constante sur ces vingt-cinq dernières années et va jusqu’à jouer un rôle au cœur de la gestion des crises, dans l’intervention militaire, dans la conception des armes, etc.
Esprit – N’est-on pas alors dans un dépassement de l’opposition entre droits de l’homme et réalisme politique, qui faisait rage il y a encore dix ans ?
Le droit est devenu une donnée structurelle, y compris dans l’emploi de la force armée : et, si l’on compare la situation au niveau de la gouvernance entre aujourd’hui et 1990, on remarque une explosion du nombre d’acteurs, ce qui rend plus complexe la conception des opérations. On ne peut pas envisager une intervention sans une trentaine d’ONG, une dizaine d’organisations des Nations unies ou d’organisations régionales dont le rôle s’affirme de plus en plus. La façon de concevoir l’opération extérieure est ainsi rendue à la fois plus complexe et plus riche par cette pluralité. La possibilité pour un État d’imposer une vision unilatérale, simple et strictement militaire ne correspond plus à la réalité des actions.
Les évolutions militaires ; renseignement, cyberguerre
La première grande tendance est la rupture de 1990, consacrée dans le Livre blanc de 1994 : il s’agit notamment de la désarticulation délibérée entre le nucléaire et le conventionnel. C’est le cas pour les stratégies française et américaine, moins pour celle des Russes. La fin de la guerre froide provoque l’autonomisation de l’emploi des forces classiques par rapport à leur articulation avec le nucléaire, qui était poussée à son maximum dans la doctrine française d’alors.
La manœuvre militaire décrite dans le Livre blanc de 1972 articulait totalement la dissuasion nucléaire et l’emploi des forces conventionnelles en Europe, théâtre principal. En 1994, on brise cette logique en donnant leur autonomie aux forces conventionnelles et en valorisant la projection sur les théâtres extérieurs, qui vont devenir principaux. Cela a des conséquences : il faut inventer des articulations nouvelles entre le nucléaire et le conventionnel, rendre prioritaire la capacité d’actions conventionnelles et permettre la professionnalisation des militaires.
Sur le plan militaire de l’organisation et de la défense, cette autonomisation est la meilleure solution. La capacité d’intervention en dehors du territoire national et la capacité de concentrer les équipements et l’information ne peuvent se faire que si elles concernent un nombre réduit de personnes, qui sont professionnalisées et qui peuvent avoir le goût et la formation pour intervenir dans des environnements technologiques ou humains terriblement contraignants. Cela ne peut pas être le fait du soldat mobilisé qui se bat au nom de la « nation ». Avec l’effondrement du pacte de Varsovie, cette situation est obsolète. Jacques Chirac l’avait remarqué et il a imposé une nouvelle vision à un monde militaire alors réticent. Beaucoup disent que cela s’est fait sous l’influence de la doctrine américaine, ce qui n’est pas faux, parce qu’on a donné ses lettres de noblesse à la « projection », ce qu’on appelle aujourd’hui l’« intervention extérieure », et qui amène aussi à valoriser des stratégies de défense – par exemple le renseignement – jusque-là tenues pour secondaires.
En effet, si l’on veut pouvoir intervenir à l’extérieur et garder notre autonomie stratégique, il ne faut plus jamais connaître l’humiliation qu’a connue le gouvernement de François Mitterrand (et notamment Pierre Joxe en tant que ministre de la Défense en 1991), lorsque 95?% de nos renseignements sur le théâtre irakien étaient de source américaine. La décision qui a été prise fut de réorganiser le renseignement militaire et de lancer le plan spatial militaire : il s’agit de faire du renseignement, de la capacité d’éclairage, de la compréhension intelligente de ce qui se passe sur la planète, l’une des bases de notre doctrine et de notre capacité d’action militaires.
La nécessité de disposer de forces très agiles, capables de créer la surprise (les forces spéciales), s’impose également. Dès 1992 sont créés par P. Joxe, outre la Direction du renseignement militaire, le Commandement des opérations spéciales et la Délégation aux affaires stratégiques, qui dotent le ministère de la Défense des outils stratégiques et politiques adaptés à la compréhension du monde extérieur et aux moyens futurs de projection et d’action à distance du territoire national. Le paradigme est donc la professionnalisation, la capacité d’intervention rapide à l’extérieur (c’est-à-dire la capacité à agir à distance « de sécurité », par exemple grâce à des missiles de croisière à longue distance) et la capacité à maîtriser les espaces.
Arrive enfin la nécessité de repenser et de réinscrire notre défense et la sécurité nationale dans le cyberespace. Celui-ci constitue une rupture fondamentale parce que c’est une façon de faire la guerre sans faire (en apparence et du moins au début) de victimes et qu’il pénètre tout notre système social, économique, financier. Donc, nous devons impérativement repenser notre défense et notre sécurité, à la fois la partie proprement militaire et la partie de sécurité nationale, dans le contexte de la cyberdéfense. Les pillages technologiques en termes de renseignement dont sont victimes les entreprises françaises, par des partenaires ou des rivaux étrangers, ne se comptent déjà plus. La capacité de destruction est là. Si nous ne sommes pas présents dans ce domaine, nous serons perdus dans dix ans. Cela implique des investissements en termes techniques, de formation, pour se maintenir à un haut niveau technologique. Quand je vois nos capacités aujourd’hui, qui sont cent ou mille fois inférieures à celle de nos compétiteurs, je suis vraiment inquiet.
Dans ce contexte, les révélations d’Edward Snowden n’ont-elles pas un impact négatif sur la nécessité de développer des capacités de défense dans le domaine du cyberespace et de renforcer le renseignement ?
Ces débats ne sont pas sur le même plan. La question de savoir si la capacité technique à disposer d’information ne se fait pas au détriment des libertés individuelles est fondamentale, mais elle n’est pas de même nature que celle de la cyberdéfense. Avec les moyens techniques dont on dispose, personne dans une société démocratique ne comprendrait que l’on ne réussisse pas, par exemple, à reconstituer l’itinéraire de Mohamed Merah. Aujourd’hui, des groupes menaçants utilisent les facilités de mouvement et de transport transfrontières : les laisse-t-on faire, alors que nous avons la capacité de les repérer et de les suivre ? Cela implique à la fois qu’on augmente nos capacités dans ce domaine et qu’on soit plus exigeant en matière de contrôle. La contrepartie est qu’il doit y avoir un contrôle démocratique sur l’emploi de ces moyens.
Par ailleurs, les adversaires de la France peuvent se doter de capacités de pénétration de nos moyens d’information et de communication. Ils pourraient devenir capables de bloquer une centrale nucléaire, hydraulique, nos systèmes de contrôle aérien. Ou bien nos entreprises pourraient être attaquées par des virus qui viennent de pays que nous connaissons et qui récupèrent une information classée confidentielle. Comment se défendre ? La cyberdéfense est devenue une nécessité1.
On en arrive à une constante dans la stratégie française : depuis 1972, dans tous les Livres blancs, la question est de savoir comment assurer l’indépendance de la France. Depuis 1994, par réalisme, ce terme a été remplacé par l’euphémisme d’« autonomie stratégique », mais la question reste sensiblement la même. Cette autonomie est aujourd’hui garantie par la dissuasion (nucléaire), par la capacité de renseignement et d’information et par l’intervention extérieure ciblée avec suffisamment de moyens. Aujourd’hui, il nous faut rattraper un retard accumulé ces dernières années, en particulier dans le renseignement militaire, mais aussi dans le renseignement intérieur – étrange bilan ! La capacité de renseignement, les forces spéciales, la capacité d’agir à distance donnent la possibilité d’un dialogue équilibré avec les plus puissants, quelle que soit la disproportion des appareils militaires.
Un exemple très concret est celui de 2001 : lorsque nous décidons de participer aux opérations en Afghanistan, nous ne sommes pas dans la planification américaine. Nous sommes politiquement et militairement engagés aux côtés des États-Unis pour mener les opérations contre les talibans, mais nous ne connaissons pas les plans américains, parce que nous n’avons pas de capacité à frapper les sites d’Al-Qaida en Afghanistan à distance de sécurité, car nous n’avons pas de sous-marin nucléaire d’attaque doté de missiles de croisière… Nous ne sommes pas obsédés par la violence, mais si nous voulons pouvoir discuter avec le partenaire américain, il faut disposer de cette capacité. C’est un rapport de puissance à puissance.
Tout autre est la situation en 2013, lorsque le président veut agir en Syrie et planifier avec Américains et Britanniques : à ce moment, nous avons la capacité d’agir. Nous sommes parmi les quelques rares puissances à pouvoir frapper. Si le président veut pouvoir prendre cette décision, il faut qu’il ait cette capacité et qu’elle soit autonome. Nous sommes capables d’échanger avec les Américains sur la localisation des sites, les possibilités de frappe, en sachant à quel moment, à quelle distance, avec quels effets et taux de réussite. Cette capacité-là est un élément essentiel de l’autonomie de décision du président de la République.
Sur un plan strictement technique, la France aurait pu agir en Syrie sans les Américains. La contrainte était et reste exclusivement politique : agir ensemble et non de façon solitaire, sauf exception, heureusement. Mais disposer de cette capacité est un atout rare et c’est, encore aujourd’hui, une spécificité française, que le ministre de la Défense veut préserver pour le chef de l’État et le pays.
Ces éléments expliquent une partie du débat qui a eu lieu au sein de la Défense : doit-on privilégier, ou non, des éléments qui n’appartiennent pas au grand triptyque datant de la Seconde Guerre mondiale – chars d’assaut, avions de combat et porte-avions – et les effectifs qui vont avec ? Dans un environnement militaire voué à la réduction, comment assurer l’équilibre entre le maintien de ces capacités et notre crédibilité ? Ces capacités autres sont essentielles pour l’autonomie stratégique, même si elles ne rendent pas compte à elles seules de la puissance, qui sera aussi assise sur le nombre, sur la capacité de feu, la qualité de formation des hommes, sur la volonté d’engagement.
Le nucléaire, nécessaire ou obsolète ?
Le nucléaire est une question très difficile, parce que la justification centrale de la dissuasion est bien dans la capacité à maintenir la paix en obligeant l’adversaire – qui était soviétique, dans le cas du pacte de Varsovie – à retenir ses frappes par crainte de contre-frappes massives plus violentes encore. Cette mécanique fonctionnait durant la guerre froide, et la question s’est posée depuis 1992 de savoir si cela avait encore du sens. Le débat va se prolonger du fait de questions éthiques et morales qui sont posées et qui sont parfaitement justifiées. Mais aujourd’hui, ce qu’il faut avoir à l’esprit, c’est que premièrement des menaces existentielles pesant sur nos intérêts vitaux, sur la vie de la nation, demeurent. Qu’elles soient reculées dans le temps et qu’elles paraissent plus lointaines n’exclut pas qu’elles existent. La gesticulation des Russes eux-mêmes nous le rappelle. En moins de deux mois, ils ont déclenché à dessein un test de missiles intercontinentaux, en parallèle de leur intervention en Crimée, puis un exercice engageant les trois composantes de leur triade stratégique nucléaire. On a bel et bien eu à deux reprises l’affirmation de la continuité dans l’expression de la puissance par le nucléaire. C’est d’ailleurs totalement public, c’est la doctrine officielle de la Russie. Le renouvellement de ses composantes fait partie de la doctrine et d’une programmation militaire massive2.
Deuxièmement, il faut également mentionner la montée en puissance des arsenaux asiatiques, notamment chinois, indiens et pakistanais, sans oublier la Corée du Nord. Avant de dire que l’on peut éradiquer les programmes français de dissuasion nucléaire, il y a une hésitation. Quand on voit comment fonctionne la gestion des crises et le rôle que peuvent y jouer l’Union européenne et la France, le risque le plus évident n’est pas forcément une menace directe sur les besoins vitaux de la nation, mais un chantage. On a imaginé des scénarios dans lesquels l’exercice de ce chantage pouvait se concrétiser et, afin de l’éviter, il n’y a pas d’autre moyen que de faire dissuasion contre dissuasion. Le Livre blanc de 2013 mentionne pour la première fois explicitement le chantage : il s’agit bien de conserver la liberté de manœuvre du pouvoir exécutif français et singulièrement du chef de l’État, car c’est lui seul qui prend les décisions dans ces domaines, à la fois dans l’intervention extérieure et dans la gestion de la dissuasion. Si l’on veut aujourd’hui que le chef de l’État conserve sa liberté de manœuvre sur la scène internationale en cas de crise, il serait aventureux de croire qu’il pourrait le faire en mettant fin à la dissuasion nucléaire française.
Mais le nucléaire aujourd’hui en Europe ne dissuade plus le conventionnel, et les guerres conventionnelles semblent se porter plutôt bien.
Cela a toujours été le cas. Premièrement, la possibilité du contournement de la dissuasion par le bas – affecter les intérêts de l’adversaire à un niveau qui ne franchit pas le seuil nucléaire – est un enjeu que l’on trouve dès le début des années 1960. Le développement du nucléaire tactique visait à contrer ces risques. Deuxièmement, autant on a bien fait d’autonomiser la réflexion et la doctrine nucléaire par rapport aux forces classiques, autant en aucun cas il ne faut tomber dans l’excès inverse et dissocier totalement le nucléaire du conventionnel. D’abord parce que le risque de chantage par l’existence de forces nucléaires existe. Au passage, dans l’affaire ukrainienne, le mémorandum de Budapest3 a été piétiné par la Russie, mauvais coup pour les garanties internationales. Ensuite, au ministère de la Défense nous menons une réflexion sur la bonne articulation entre conventionnel et dissuasion. Il faut voir à quel point les forces armées travaillent aujourd’hui au service de la dissuasion et dans le domaine conventionnel de façon presque indifférenciée. Les avions de combat qui emportent des armes nucléaires peuvent être engagés dans des opérations extérieures – sans les armes nucléaires, évidemment. Encore plus important : les technologies qui sont utilisées, qu’il s’agisse des avions de combat, des sous-marins nucléaires, des capacités spatiales de repérage, de ciblage ou autre, sont les mêmes. Autrement dit, il y a une très grande imbrication entre capacité de dissuasion et capacité d’action conventionnelle : dans certains domaines technologiques, du fait de l’impératif d’excellence que doit garantir la force de dissuasion, ce sont aussi les industries, les ressources humaines, les systèmes d’armes hors nucléaire proprement dit, qui garantissent la mise en œuvre de la dissuasion. L’une des raisons pour lesquelles l’industrie française d’armement et les armées françaises sont aujourd’hui en pointe (bien sûr sans commune mesure avec les États-Unis) et peuvent rivaliser sur les marchés internationaux avec les plus grands repose sur le fait qu’elles sont tirées par la force de dissuasion. Gare à celui qui trancherait ces liens sans réfléchir !
Les conséquences se répercutent aussi sur d’autres domaines : l’une des modalités d’engagement des forces spéciales recourt par exemple aux sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Ce sont des sous-marins à propulsion nucléaire qui n’emportent pas d’armes nucléaires mais des armes classiques, c’est-à-dire des missiles, des forces spéciales et qui disposent de moyens électroniques de renseignement. À l’origine, leur conception est attachée à la protection des sous-marins lanceurs de missiles stratégiques. Mais on l’a fait évoluer. Les SNA disposeront à la fois de la capacité de tir de précision à longue distance, des capacités de projection de forces spéciales, de renseignement, de protection du porte-avions, d’accompagnement des SNLE4… De plus, ils sont furtifs, silencieux et indétectables. Ce type de capacité fait partie de la panoplie qu’il faut impérativement préconiser dans l’avenir pour nos armées et les responsables politiques, parce que c’est une arme multifonction discrète. Et l’on n’en dispose que parce qu’on a développé un secteur nucléaire relativement important.
Le terrorisme et les transformations de la guerre
En ce qui concerne le terrorisme, les attentats du 11 septembre 2001 constituent évidemment une rupture, mais en réalité on est face à une constante depuis 1994. Des groupes armés veulent faire la guerre à l’Occident, en même temps qu’à leur propre gouvernement. Ces groupes ont avant tout un terreau régional, mais vivent sur tout un réseau humain et géographique, qui part du Waziristân, passe par le Moyen-Orient, traverse la frontière entre l’Afrique subsaharienne et l’Afrique maghrébine et arrive jusqu’à l’océan Atlantique. Ce ne sont pas seulement des liens de groupes à groupes qui existent, entre Al-Shabbaab (originaire de Somalie) et Al-Qaida au Maghreb islamique, entre Al-Qaida au Pakistan et en Afghanistan, Al-Qaida dans la péninsule arabique et Al-Qaida en Syrie sous les deux formes rivales de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) et du front al-Nosra. On est face à une nébuleuse dont le projet est clair et les ennemis explicitement désignés : au premier rang, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Nous avons déjà recensé des tentatives de pénétration sur le territoire européen et français de la part de ces groupes.
Dans ce contexte, l’intervention au Mali est avant tout une contribution à la lutte contre ce risque, pesant à la fois sur l’État malien lui-même et les États voisins, depuis la Libye et le Niger jusqu’au Sénégal et à la protection de nos ressortissants au Mali et autour – au Sénégal, il y a plus de vingt mille Français. À partir de ces territoires, l’objectif est d’affaiblir les mouvements qui nous menacent et menacent ces pays. Depuis 2006, AQMI déclare que la France est son ennemi numéro un.
Le terrorisme constitue un élément de continuité, bien que l’attaque du 11 septembre nous ait obligés à repenser complètement la défense du pays contre ce type d’agression. À l’époque, on craignait beaucoup l’« hyperterrorisme », mis en avant dans le Livre blanc de 2008. Ce risque ne s’est pas concrétisé jusqu’à présent (malgré les tentatives par le chimique, par le détournement de produits radiologiques nucléaires) et est ainsi passé au second plan. En revanche, les attaques contre les intérêts français dans nos zones de présence, à commencer par le Proche et le Moyen-Orient, se sont multipliées. La Syrie martyrisée d’Assad surgit comme une source de menaces. Et si nous avons eu un tel ralliement des pays africains à l’opération du Mali dès son déclenchement, c’est parce que nous avons brusquement cristallisé un espoir : l’objectif commun d’élimination des mouvements djihadistes au Sahel, menaçant tout un pan du continent.
Aujourd’hui, la jonction s’opère avec une autre problématique africaine, Boko Haram5. Il y avait déjà le lien de coopération de ce mouvement nigérian avec AQMI. Le risque est apparu croissant depuis notre intervention en République centrafricaine (RCA). Tous les chefs d’État de la région sont mobilisés avec une crainte extrêmement forte : que Boko Haram, ou plutôt des groupes labellisés Boko Haram, agissent au Cameroun, au Tchad, au Congo, créent une contagion y compris en RCA et qu’ils soient alimentés et aidés, notamment à partir du Soudan.
Cette problématique, c’est-à-dire l’utilisation de la violence armée contre les populations civiles et contre les ressortissants occidentaux, est un de nos principaux axes de sécurité nationale.
L’exemple de notre intervention au Mali pose des questions sur l’action de nos forces armées, puisque c’est la première fois qu’elles sont directement engagées à cette échelle dans des actions de contre-terrorisme. Du point de vue de la conception, nous faisons extrêmement attention à ne pas confondre la répression du terrorisme – qui est l’affaire de la police et du ministère de l’Intérieur – et les opérations contre des groupes combattants armés qui présentent une menace militaire. La mission des armées vise à affaiblir ces groupes combattants, à briser leur capacité à représenter une menace militaire pour l’intégrité des pays avec lesquels nous coopérons et les ressortissants ou intérêts européens dans ces pays.
On a néanmoins le sentiment, au vu de la réaction des opinions publiques ainsi que de la situation internationale, que les Occidentaux seront de moins en moins portés à intervenir à l’extérieur.
Sur cette question, l’affaire syrienne de septembre 2013 est fondamentale : elle a peut-être constitué une bonne nouvelle pour la paix mondiale, mais le recul est probablement un tournant majeur dans l’ordre international. Pour la paix mondiale, on peut soutenir qu’il y avait une perspective militaire dont les tenants et aboutissants étaient incertains, on pouvait redouter d’entrer dans un engrenage, cela est légitime… Et certes, on a trouvé une porte de sortie du point de vue de l’interdiction des armes chimiques, avec l’élimination de l’arsenal syrien par un processus diplomatique. En revanche, du point de vue de l’ordre international, le recul de deux des garants majeurs de la légalité internationale (les États-Unis et le Royaume-Uni) devant l’option de l’intervention militaire a été sans délai interprété comme un blanc-seing à Assad pour sa répression féroce de toute opposition, le massacre de civils, et fut un encouragement majeur pour la montée en puissance des mouvements djihadistes les plus extrémistes.
C’est plus largement un tournant, un coup d’arrêt aux interventions extérieures des puissances occidentales telles qu’on les concevait depuis 1990. La séquence 1991-2013 est aujourd’hui terminée. On doit d’urgence s’interroger sur la façon dont la légalité internationale sera garantie dans les situations extrêmes (et qui peut soutenir que le bombardement chimique de populations civiles n’en était pas une ?).
En ce qui concerne les États-Unis, je demeure extrêmement prudent car la capacité de rebond et d’inversion des Américains est remarquable. C’est une société, une économie, une élite dont on maîtrise peu, nous Européens, les ressorts réels. Aujourd’hui, on est dans une phase de retrait, de repli, de « fatigue ». Mais j’ignore combien de temps elle va durer et comment elle va évoluer.
Néanmoins, on a vu aussi bien en ce qui concerne la Syrie – et plus généralement les révolutions arabes – que l’Ukraine, que l’anticipation semblait souvent faire défaut à nos gouvernants.
Par force, un gouvernement est myope. Il est obsédé par le court terme qui l’assaille. Néanmoins, ce que l’on peut dire, c’est que certaines évolutions (développement de l’appareil diplomatique, du renseignement, capacité de bien percevoir notre environnement) sont un enjeu majeur. Le retour d’expérience sur le Printemps arabe pour le ministère des Affaires étrangères a été fondamental. Si l’on n’a pas assez de capteurs pour décrypter le Printemps arabe, il est certain qu’on obtient une vision erronée parce qu’en partie aveugle. Aujourd’hui, les systèmes d’information ont tellement explosé et sont tellement variés que l’on ne peut pas dire que l’on n’est pas informé. La vraie difficulté pour nous, c’est de discerner et d’interpréter correctement les signes. Les faits sont là, il faut les traduire. Celui qui gagnera dans l’anticipation sera celui qui, dans la masse des données disponibles, saura discerner et interpréter les signes.
- *.
Haut fonctionnaire, spécialiste des questions stratégiques.
- 1.
Voir Dominique Mongin, « Les cyberattaques, armes de guerre en temps de paix », Esprit, janvier 2013.
- 2.
Sur la question du nucléaire, voir l’article de Louis Gautier dans ce numéro, p.?96.
- 3.
Accord de 1994 par lequel l’Ukraine acceptait de se défaire de son stock d’armes nucléaires en échange de garanties sur sa sécurité, son indépendance et son intégrité territoriale données par les signataires : les États-Unis, la Russie et le Royaume-Uni.
- 4.
Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (missiles stratégiques).
- 5.
Voir l’entretien avec Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Boko Haram, ou le terrorisme à la nigériane », Esprit, juillet 2014.