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Dans le même numéro

Les défis de la dissuasion nucléaire au XXIe siècle

août/sept. 2014

#Divers

La multiplication de nouveaux acteurs nucléaires (Pakistan, Israël, Corée du Nord…) ainsi que l’apparition de nouvelles menaces (terrorisme) conduisent à interroger la validité de la dissuasion nucléaire au xxie siècle, car les modèles de dissuasion inventés au temps de la guerre froide ne correspondent plus au monde multipolaire d’aujourd’hui.

Toute la difficulté, c’est de se rendre compte du manque de fondement de nos croyances.

Ludwig Wittgenstein1

L’express nucléaire s’est ébranlé à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il a quitté Berlin en 1938, a pris de la vitesse, s’est dramatiquement emballé en 1945 puis, réaiguillé, il a continué sa course durant la guerre froide sans jamais dérailler. Arrivé au terminus du xxe siècle, le convoi n’a pas stoppé, le train a juste ralenti en gare, accroché quelques wagons et poursuivi son trajet vers l’inconnu. Cette métaphore du train nucléaire2 permet, en peu de mots, de résumer l’histoire du fait atomique et de la dissuasion : l’invention d’une nouvelle arme à la puissance de destruction toujours inégalée3, son utilisation terrible à Hiroshima et Nagasaki, sa consolidation sous forme d’arme de dissuasion au temps de la guerre froide, son avenir encore mal cerné au xxie siècle.

Pendant la guerre froide, la confrontation entre les deux blocs avait en effet eu tendance à figer et à globaliser les rapports stratégiques entre États. Libéré de ce carcan, le monde, depuis vingt-cinq ans, évolue dans des directions contradictoires. La mondialisation favorise la fluidité des relations internationales et l’interdépendance des économies mais, paradoxalement, elle s’accompagne aussi d’une plus grande fragmentation des contextes de sécurité. Il y a des régions qui sont pratiquement exemptes de toutes menaces et d’autres où tous les défis de sécurité s’accumulent. C’est notamment le cas en Orient et en Asie, où la rivalité des puissances, la course aux armements, le terrorisme et la prolifération constituent un cocktail détonnant.

Ce n’est donc pas un effet du hasard si, dans certaines zones aujourd’hui, le monde peut s’envisager comme postnucléaire alors que dans d’autres il reste nucléaire, ô combien. On peut dater des essais indiens et pakistanais de 1998, auxquels on ne prêta alors pas suffisamment garde, le moment où le monde entra dans ce second âge nucléaire, à la fois caractérisé par la persistance du fait nucléaire et par la relativisation de la dissuasion. En termes stratégiques, le nœud gordien du xxie siècle tient dans cette apparente contradiction.

Alors que réapparaissent des tensions entre grandes puissances anciennes ou émergentes, les dirigeants de la planète sont confrontés à un double défi : comment éviter que l’accroissement du nombre d’États dotés d’armes de destruction massive4 ne débouche sur un monde plus dangereux ? Comment faire en sorte que la dissuasion, qui reste l’ultima ratio de la sécurité internationale, ne devienne à l’avenir ingérable ?

Bienvenue dans le second âge nucléaire !

Après la chute du mur de Berlin, si certains avaient pu nourrir l’espoir d’un monde postnucléaire, cette illusion n’aura duré qu’un peu moins de dix ans. Alors que la décennie 1990, encore placée dans l’ombre portée de la guerre froide, avait été marquée par un effort sans précédent de désarmement nucléaire mondial5, les années 2000 et 2010 sont caractérisées par l’accroissement du nombre des puissances effectivement dotées d’armes nucléaires et par la modernisation de leurs arsenaux. Sous l’effet de la dissémination des technologies nucléaires et balistiques ainsi que de la contestation des règles internationales régissant la détention d’armes atomiques, nous sommes alors entrés dans un second âge nucléaire.

L’expression de second âge nucléaire6 entend décrire en fait une situation altérée par deux phénomènes : l’existence de nouveaux acteurs nucléaires et l’apparition de nouvelles menaces qui conduisent à réinterroger la crédibilité de la dissuasion. En effet, la prolifération augmente, de façon objective et subjective, les risques accidentels ou intentionnels liés à la détention d’armes nucléaires. Par ailleurs, la logique de la dissuasion nucléaire se retrouve aujourd’hui relativisée, contournée ou cantonnée par toute une série de nouveaux défis de sécurité : la cyberdéfense, le terrorisme, l’emploi de la force dans des conflits asymétriques.

Comme l’ont montré la découverte et le démantèlement, en 2004, du réseau Abdul Qadeer Khan7, la technologie nucléaire, autrefois jalousement conservée par quelques États qui entendaient en régenter l’accès, est désormais à la portée de n’importe quel pays, voire de n’importe quelle entité scientifiquement un tant soit peu développée. Les premiers États dotés d’armes nucléaires, à savoir les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, à qui la communauté internationale avait, en 1968, par le traité de non-prolifération (Tnp8), à la fois reconnu un statut exclusif et délégué la responsabilité de maintenir l’ordre nucléaire, ont été débordés. Après avoir faiblement réagi aux essais indiens et pakistanais de 1998, ils sont maintenant confrontés, et le reste du monde avec eux, aux défis directs et au risque d’imitation que pose le comportement de l’Iran et de la Corée du Nord.

Aujourd’hui, le monde comporte neuf états nucléaires : les États-Unis, la Chine, la Corée du Nord9, la France, l’Inde, Israël10, le Pakistan, la Russie et le Royaume-Uni. Contrairement à certaines allégations, l’accroissement de ce nombre n’est pas une fatalité11. Il faut d’ailleurs espérer que le traitement des cas coréen et iranien ainsi que le maintien d’une discipline internationale fidèle aux principes du Tnp empêcheront d’autres pays comme la Turquie, l’Indonésie, le Brésil, l’Arabie Saoudite, voire l’Australie ou le Japon, d’être tentés de poursuivre à leur tour dans cette voie, favorisant un déferlement nucléaire aux conséquences imprévisibles. Contrairement à d’autres affirmations12, il est tout aussi inconséquent de prétendre que l’augmentation lente et correctement encadrée du nombre d’États nucléaires renforcerait la sécurité internationale par la constitution de nouveaux équilibres dissuasifs. Cet argument spécieux, parfois employé pour justifier les prétentions iraniennes, suppose en effet trop d’hypothèses et de conditions réunies pour être convaincant.

Aussi, vu l’équation actuelle comportant de facto au moins neuf États dotés et compte tenu du développement en cours de leurs arsenaux, il est raisonnable de considérer que les armes nucléaires, à l’horizon des trente prochaines années, resteront une donnée structurante du paysage stratégique.

Toutefois, par rapport à la réalité de la guerre froide, le monde nucléaire actuel est plus composite. Entre pays dotés, les niveaux technologiques et les dynamiques capacitaires sont en effet très variables. C’est aussi un monde devenu plus polysémique car les objectifs assignés aux armes nucléaires et à leurs doctrines d’emploi diffèrent nettement. Quoi de commun, pour prendre l’exemple de deux pays qui ne disposent que d’une composante nucléaire, entre la posture du Royaume-Uni et celle d’Israël ? Quoi de commun entre la France qui réduit et modernise ses forces nucléaires dans une optique « sanctuarisante » de stricte suffisance13 et la Chine ou l’Inde à l’amorce d’un nouveau cycle technologique et en quête d’affirmation stratégique ?

Évolutif, en raison des risques de prolifération, et hétérogène, en raison des divergences de postures nucléaires, le contexte géostratégique actuel se traduit aussi par une mise en question de la dissuasion, de sa crédibilité et de son efficacité.

La dissuasion découronnée

La seconde moitié du xxe siècle voit la logique de la dissuasion nucléaire triompher. Après avoir, à Hiroshima, mis fin à la Seconde Guerre mondiale, les armes atomiques et la terreur qu’elles inspirent empêchèrent la confrontation entre les deux blocs de dégénérer en guerre ouverte. La chaîne14 des conflits mondiaux fut ainsi brisée. Jamais auparavant, on était parvenu à concentrer dans une arme pareille capacité de destruction et, à un tel degré, les effets inhibiteurs de la peur induite par son usage. La logique classique de dissuasion15 trouvait enfin à s’incarner de façon tangible dans une réalité qualitativement et quantitativement mesurable au nombre des vecteurs, à la puissance des frappes et au caractère incommensurable des dommages infligés ou subis.

La dissuasion nucléaire est une construction, c’est un processus pensé à partir de l’interdit (le traumatisme d’Hiroshima) et fondé sur l’interdiction (l’apocalypse nucléaire). À la fois dans son élaboration théorique, dans le discours politique et en pratique, la dissuasion s’établit sur la certitude du pire et sur sa rationalisation par des adversaires potentiels. C’est en tout cas comme cela qu’elle fut définie au temps de la guerre froide et qu’elle est encore présentée aujourd’hui.

Il est cependant très difficile de prouver qu’incontestablement, la dissuasion a bel et bien fonctionné. On peut seulement faire le constat que, depuis 1945, il n’y a pas eu de conflit entre grandes puissances, ni entre États nucléaires16. Certains soutiendront que ce résultat est fortuit, qu’aucun des arguments invoqués (la peur, la raison, la lucidité), qu’aucun modèle imaginé (l’équilibre des arsenaux nucléaires, la possibilité de seconde frappe, la logique de destruction mutuelle assurée), qu’aucun processus développé (les mesures de confiance, de signalement et de contrôle) ne démontrent de manière irréfutable en quoi et comment les États-Unis et l’Union soviétique (et plus généralement toute puissance nucléaire) eurent réciproquement au temps de la guerre froide le pouvoir de se dissuader17. En revanche, les deux pays comprirent alors qu’ils avaient un intérêt commun à être dissuadés18. La dissuasion tient finalement moins à l’épreuve de la volonté (il est déjà bien tard quand elle survient) qu’aux stratagèmes pour éviter d’en arriver là, qu’aux mécanismes mis en place afin d’interpréter précocement les signes avant-coureurs d’une agression qu’il s’agit de faire dévier à temps. Entre ennemis, elle conduit, sous la menace du pire, à élargir progressivement et consolider, comme durant la Détente, ce à quoi mutuellement on ne veut pas renoncer. Au fond, la dissuasion est une propédeutique et une pédagogie de l’adversité. Elle ne peut pas bien fonctionner sans faculté d’appréhension de la menace et de détection des signaux qu’elle émet.

Or depuis la fin de la guerre froide, cette perception est considérablement brouillée. En termes de ressenti, la crainte suscitée par les armes nucléaires s’est affaiblie19. Certes, le nuage d’Hiroshima plane toujours sur la conscience de l’humanité. Mais l’éloignement de cet épisode tragique de l’histoire du xxe siècle et la disparition progressive des témoins en estompent le souvenir. Au point que, même au Japon20, la question des armes nucléaires n’est plus un sujet aussi tabou. En Europe, la terreur induite par les armes nucléaires demeure forte, mais elle n’est plus, heureusement, aussi obsessionnelle que pendant les décennies 1960, 1970 et 1980. Cette impression résulte des bonnes conditions dans lesquelles s’est conclue la guerre froide et des importantes mesures de démantèlement, de désarmement et de déciblage nucléaires pratiquées par les Américains, les Britanniques, les Français et les Russes qui s’ensuivirent dans les années 1990. Le soulagement qui en a résulté est venu estomper, y compris rétrospectivement, les mérites attachés à la dissuasion dans la préservation de la paix. Cette impression a rendu, en outre, l’opinion publique européenne assez peu attentive (à l’exception du dossier iranien) aux évolutions des arsenaux et de la menace nucléaire dans le monde. Ailleurs, en Chine, en Inde, au Pakistan, en Russie, la question, qui ne fait pas débat, ne semble guère affoler la conscience collective.

La relativisation de la dissuasion commence donc par la relativisation de la peur induite par les armes nucléaires. D’autant que des menaces planétaires, tels les accidents industriels de Tchernobyl et de Fukushima, les grandes épidémies ou les effets du réchauffement climatique, qui se sont considérablement accrus au cours des deux dernières décennies, font l’objet de préoccupations plus constantes. On redoute également le terrorisme et la violence mondialisée qu’il génère. D’autres périls sont ainsi venus relativiser le danger des armes nucléaires, tenu, par comparaison, pour nettement plus hypothétique.

Ce sentiment sape de l’intérieur la fonction apotropaïque des armes nucléaires, c’est-à-dire leurs effets inhibiteurs, donc le pouvoir de la dissuasion dont le jeu se complexifie, par ailleurs, avec la multiplication des États détenteurs.

On comprend aisément que les modèles de la dissuasion inventés au temps de l’équilibre de la terreur dans un contexte de bipolarisation extrême des rapports internationaux soient difficilement transposables à un monde polynucléaire. La dissuasion fonctionne bien à deux, voire à trois et même à cinq avec des États qui restent neutres ou solidaires mais sont polarisés par un antagonisme directeur. Qu’en est-il à neuf, dans un contexte géostratégique mondial qui n’est plus organisé autour d’une confrontation structurante et qui se retrouve davantage compartimenté, notamment du fait d’un déploiement géographique très inégal des armes nucléaires ?

Là où elles existent, en effet, celles-ci surdéterminent les équilibres régionaux. On observe ainsi une forte différentiation stratégique entre des zones dénucléarisées, avec des guerres (Afrique) ou sans conflit internationalisé (Amérique latine), des zones à forte concentration nucléaire où les règles du jeu de la dissuasion ne sont pas encore codifiées mais où la logique dissuasive est déjà en partie à l’œuvre (Asie, Extrême-Orient) et des zones mixtes (Proche et Moyen-Orient) où l’accumulation des problèmes de sécurité (terrorisme, prolifération, guerres civiles…) fait craindre une attraction fatale entre des violences armées et les armes nucléaires. Enfin, les missiles nucléaires continuent à maintenir, comme au temps de la guerre froide, un modus vivendi pacifique entre les principales puissances nucléaires (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) qui les prémunit contre tout risque d’agression directe de l’une d’elles21.

Les armes nucléaires assurent donc un « continuum de sécurité » entre les grandes puissances. À l’inverse, on voit mal comment ces armes pourraient être impliquées dans la gestion des conflits dans toute une série de régions désormais dénucléarisées comme l’Afrique, l’Océanie ou l’Amérique latine. Enfin, dans d’autres zones, le Moyen-Orient, l’Asie, l’Extrême-Orient, on peut craindre la tentation de faire évoluer le statu quo par la compétition nucléaire ou dans des actions entreprises pour contrer cette compétition. S’il y a un risque de voir réapparaître un conflit majeur, c’est dans cette zone qu’il faut le situer, là où se conjuguent à la fois la course aux armements, les risques de prolifération nucléaire et l’essor de la prolifération balistique, là où se superposent des enjeux de puissance considérables entre de grands États, des conflits intra-étatiques, voire des différends territoriaux importants (comme ceux que l’on voit, avec inquiétude, renaître en mer de Chine). La dissuasion pourrait bien finir en haillons dans cette partie du monde, avec des conséquences incalculables non seulement pour la région mais pour la planète entière.

C’est évidemment ce scénario catastrophe qu’il convient à tout prix d’éviter. Et la pédagogie peut aider. Que montre en effet l’histoire nucléaire ? Que les crises ont été très nombreuses dans les années 1950, période exceptionnellement dangereuse qui culmine avec la crise de Cuba en 1962, où le basculement dans une confrontation majeure a été évité de justesse. Puis les secousses se sont espacées, sont devenues moins brutales et au cours des décennies qui ont suivi, la situation s’est apaisée dans la détente. Comme s’il avait été nécessaire de surmonter une série d’épreuves avant de trouver une règle du jeu nucléaire22. On se trouve dans une situation comparable alors qu’il convient de réduire l’incertitude que provoque un plus grand nombre d’acteurs, une plus grande diversité des doctrines stratégiques, la prolifération des lanceurs et des missiles de croisière, le développement de systèmes antimissiles, sur fond de fortes tensions au Moyen-Orient, dans le sous-continent indien et en Extrême-Orient.

Seuil nucléaire et dissuasion

Mais si l’on veut pratiquer cette pédagogie, force est bien de constater que ce n’est pas simplement le crédit globalement attaché à la dissuasion nucléaire qui se trouve affecté par les évolutions stratégiques contemporaines. Celles-ci, ainsi que des changements récents dans la constitution des panoplies militaires, contribuent également à diminuer le « rendement dissuasif » des armes nucléaires, au risque d’une modification insidieuse de leur statut.

Le rendement de la dissuasion est nécessairement plus faible aujourd’hui qu’au temps de la guerre froide. Les armes nucléaires ne sont plus, en effet, l’alpha et l’oméga de l’ordre stratégique. Elles ne conditionnent plus l’équilibre stratégique mondial qu’il est d’ailleurs bien difficile de formaliser en tant que tel, et qui, en tout cas, ne se réduit plus à une mise en équation nucléaire. Les armes nucléaires sont, en outre, largement discréditées comme moyen de gesticulation et de pression dans la gestion des crises. Depuis la guerre du Golfe jusqu’à l’intervention russe en Géorgie ou en Crimée, en passant par le Kosovo, l’Irak, l’Afghanistan, aucun signal nucléaire n’a été émis par quiconque pour empêcher ou refréner un conflit. Paradoxalement, cela ne tient pas tant au fait que, dans ces crises, une ou des puissances nucléaires furent impliquées, mais au fait que le geste eût semblé disproportionné par rapport aux enjeux23. Une chose est évidente, depuis la fin de la guerre froide, les guerres conventionnelles ne sont plus strictement « encapsulées » dans la logique de la dissuasion nucléaire.

Outre ce constat d’une large émancipation de la manœuvre conventionnelle par rapport à la dissuasion nucléaire, faut-il aller plus loin encore et redouter que les armes nucléaires voient leur statut à rebours se banaliser ?

Après avoir été un moyen d’interdiction et, à tout le moins, un frein à l’escalade des conflits, le fait nucléaire va-t-il en provoquer de nouveaux ou contribuer à leur emballement ? L’hypothèse n’est pas simplement académique. Déjà le déclenchement de la guerre en Irak en 2003 fut justifié par la nécessité d’y démanteler un supposé arsenal d’armes de destruction massive. L’instabilité du Pakistan au printemps 2009 a entraîné la préparation d’un scénario d’intervention américaine pour s’assurer des capacités nucléaires de ce pays afin qu’elles ne tombent pas en de mauvaises mains. Depuis 2005 est régulièrement évoquée, notamment par Israël, l’hypothèse de frappes ciblées sur des installations nucléaires iraniennes24.

Les armes nucléaires vont-elles voir leur statut et leurs modalités d’emploi reconsidérés ? Il serait très exagéré, au stade actuel, de répondre par l’affirmative. Dans un contexte qui sera de plus en plus marqué par le développement de capacités antimissiles balistiques, le déploiement des drones stratégiques armés et la multiplication des missiles de croisière25 à charge conventionnelle ou nucléaire, il faut cependant prendre garde à deux dangereuses évolutions possibles.

Le premier de ces risques tient, au nom de l’efficacité militaire, à la banalisation possible de l’usage du nucléaire dans des scénarios d’emploi très spécifiques impliquant des armes nucléaires très faiblement chargées. L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit est celui de frappes de destruction préventive délivrées contre des sites nucléaires illégaux et profondément enfouis au moyen de missiles durcis et équipés d’une petite tête nucléaire (programme américain des mininukes, non officiellement développé). L’autre risque, pouvant conduire à un abaissement du seuil d’emploi des armes nucléaires, est lié à des scénarios qui visent à empêcher un contournement par le bas de la dissuasion en rendant la frappe d’avertissement ou de rétorsion nucléaire plus plausible parce que plus limitée : par exemple, une explosion nucléaire extra-atmosphérique et de faible portée induisant principalement un choc électromagnétique et désorganisant les moyens de communication de l’adversaire. Ce qui est conçu, dans la doctrine de dissuasion française, comme un strict moyen de délivrer un tir d’ultime avertissement en cas d’atteinte potentielle des intérêts vitaux ne doit pas se voir défiguré ailleurs en étant étendu à d’autres scénarios.

Contrer ces dérives, éviter un abaissement du seuil nucléaire suppose de fixer des bornes très strictes à l’emploi possible des armes nucléaires, là où, précisément, la dissuasion se trouve aujourd’hui en butée. Les États nucléaires, sauf à laisser dépérir le bénéfice recherché de la dissuasion, sont donc spontanément incités à se discipliner dans la mise au point de nouveaux armements et à rapprocher leurs doctrines d’emploi.

La dissuasion comme raison ultime

En ce début de xxie siècle, la consolidation de la logique de dissuasion autour de l’idée que les armes nucléaires sont une ultima ratio dépend d’une première condition : figer le nombre d’États nucléaires. Elle est tributaire d’une seconde condition : obtenir une égalisation progressive des postures, non seulement chez les anciennes puissances nucléaires dont les doctrines ont tendance à converger mais aussi chez les États récemment dotés dont le comportement demeure plus imprévisible.

Alors que le rendement général de la dissuasion est plus faible, il convient en effet de la « recentrer » sur l’essentiel, en prêtant une attention soutenue à trois risques de distorsion qui fragilisent la cohérence des politiques nucléaires :

le débrayage entre un équilibre mondial introuvable et des équilibres régionaux disparates, dont certains en rapide évolution ;

le découplage entre stratégie nucléaire et intervention conventionnelle ;

la décorrélation toujours possible entre armes nucléaires et logique de dissuasion.

Réduire ces distorsions implique, tout d’abord, de gérer diplomatiquement et avec toute la retenue nécessaire certaines situations dans des zones où les tensions sont particulièrement actives (Caucase, Moyen-Orient, sous-continent indien, mer de Chine). Ensuite, il convient d’égaliser le plus possible les postures nucléaires des pays détenteurs, y compris les puissances régionales, autour du principe d’une dissuasion minimale et exclusivement « sanctuarisante ». Il est surtout essentiel de refuser l’abaissement du seuil nucléaire et donc que ne soient pas développés certains types d’armes nucléaires (miniaturisation) et que certains dispositifs continuent d’être interdits (satellisation). Enfin, il importe de crédibiliser les instances multilatérales en charge du désarmement et de la lutte contre la prolifération.

Un scénario, à la fois vertueux et crédible26, peut être imaginé, qui va dans le sens d’une consolidation de la dissuasion autour d’une logique strictement défensive s’interdisant toute action nucléaire de contre-force ou de frappe préemptive contre des sites. La riposte nucléaire serait réservée, comme dans la doctrine française exposée dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale27 de 2013, à toute agression ou menace d’agression contre les « intérêts vitaux » (le territoire, la population, la libre souveraineté). Le niveau d’alerte resterait bas, compte tenu de la réduction recherchée des tensions stratégiques entre puissances nucléaires de premier rang.

Il est probable que les panoplies d’armement des grandes puissances auront alors tendance à être dotées, en complément des moyens nucléaires et en complément des systèmes antimissiles de théâtre, là où ils seront développés, de missiles conventionnels de grande précision destinés en particulier à prévenir des frappes ennemies se situant au-dessous du seuil des intérêts vitaux28.

Un Tnp renforcé demeurerait le socle de l’ordre nucléaire, ce qui sous-entend que les dynamiques proliférantes auront été contenues, notamment celles de l’Iran et de tous les autres candidats potentiels, maintenus dans l’impossibilité de dépasser voire même d’atteindre la situation de « puissance du seuil29 ».

L’évolution de la posture nucléaire des États-Unis pourrait se traduire aussi par de nouvelles réductions des arsenaux nucléaires russes et américains, puis par une certaine décélération de la dynamique capacitaire chinoise.

Un tel scénario vertueux suppose toutefois d’avoir réuni un casting complet pour l’interpréter et pour éviter les improvisations hasardeuses. Or même dans ce scénario, il faut bien admettre que subsistent encore, ici et là, des poches locales où les stratégies nucléaires resteront plus « actives », notamment entre l’Inde et le Pakistan et au Moyen-Orient tant que certaines tensions régionales n’auront pas été désamorcées.

D’autres indices font également craindre que ce scénario difficile à réaliser ne reste dans les cartons. La course aux armements est relancée en Extrême-Orient. En violant la souveraineté de l’Ukraine, la Russie, par son mauvais exemple, a renforcé l’argument de ceux qui soutiennent que pour les États qui entendent maintenir leur intégrité, mieux vaut être en capacité d’aligner quelques armes nucléaires30. Difficile dans ces conditions de faire entendre raison.

Qu’on le veuille ou non, les armes nucléaires resteront, à l’horizon du milieu de ce siècle, une garantie ultime de sécurité pour les États qui en possèdent, et pour la communauté internationale un des plus difficiles problèmes de sécurité. Toute la difficulté, face à ce double constat, c’est de se rendre compte du manque de fondement de nos croyances : d’un côté, il faut cesser de croire que la dissuasion assure absolument la paix en plaquant sur la situation présente un raisonnement rétrospectivement valable pour la guerre froide ; de l’autre, il faut refuser de considérer que le nucléaire est le mal absolu sans voir que la suppression des armes nucléaires, sans autre forme de procès, déboucherait sur un vortex d’insécurité. Les armes nucléaires contribuent en effet à stabiliser le cœur d’un système international de sécurité insuffisamment régulé.

La dissuasion comme le désarmement exigent plus de raison et d’expérience que de croyance. En ces matières, ce n’est pas désigner l’objectif qui est compliqué mais trouver un chemin.

Le xxie siècle a quatorze ans, c’est un âge ingrat. Nous vivons une période de passage. Les doutes qui l’accompagnent trahissent, au plan stratégique, un moment transitoire entre deux certitudes. Les défis que pose l’avenir de la dissuasion nucléaire exigent une grande maturité, soit pour gérer un scénario vertueux (un système de non-prolifération robuste et efficace ; des garanties de sécurité réitérées par les grands États, la généralisation d’une dissuasion nucléaire a minima mais bien réelle), soit pour faire face à un scénario du pire, à base de « pluralisme nucléaire » et d’instabilité stratégique chronique, qui pourrait amener certains États à briser le tabou d’une frappe nucléaire interdite depuis soixante-dix ans.

  • *.

    Haut fonctionnaire, professeur associé en science politique à Paris 1 où il dirige la chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains ».

  • 1.

    Ludwig Wittgenstein, De la certitude, trad. Danièle Moyal-Sharrock, Paris, Gallimard, 2006, p. 59.

  • 2.

    Elle est souvent employée, que ce soit dans la littérature savante ou dans des œuvres de fiction. L’image est très efficace car elle associe la représentation de la menace abstraite d’une guerre nucléaire au risque tangible de l’accident d’un convoi transportant une arme ou des déchets nucléaires. À titre illustratif, on peut citer : Thomas Reed et Danny Stillman, The Nuclear Express : A Political History of the Bomb and its Proliferation, New York, Zenith Press, 2009 ; Robert Norris, Jeremy Bernstein et Peter Zimmerman, “An Uncertain Train of Nuclear Events”, Nonproliferation Review, juillet 2009, vol. 16, no 2.

  • 3.

    La capacité de destruction de la plus grosse « bombe » conventionnelle jamais développée, en service depuis 2003 dans l’armée américaine, la Gbu-43/B Massive Ordonnance Air Blast (Moab) équivaut à onze tonnes de Tnt. À titre de comparaison, Little Boy, la bombe A (bombe à fission) larguée, le 6 août 1945, sur la ville d’Hiroshima libéra une énergie équivalente à environ 15 000 tonnes de Tnt. Les bombes thermonucléaires ou bombes H (bombes à fusion) qui équipent aujourd’hui les forces nucléaires des États qui en sont dotés sont mille fois plus puissantes. La Tsar Bomba, la plus destructrice de toutes, une bombe H à trois étages mise au point par l’Union soviétique en 1961, avait une puissance explosive de plus de 50 mégatonnes.

  • 4.

    Ce terme est apparu dans les années 1940 pour désigner des armes nucléaires, biologiques, chimiques et radioactives. Il est souvent utilisé comme synonyme d’arme atomique.

  • 5.

    Comme en attestent, à cette période, la réduction des arsenaux nucléaires des grandes puissances, l’accroissement du nombre d’États ayant ratifié les traités régionaux de dénucléarisation de Pélindaba, Tlatelolco, Rarotonga, Bangkok, l’abandon des programmes nucléaires officieux, l’adoption du traité d’interdiction des essais nucléaires (Ticen) ou encore l’amélioration des mesures de confiance et de contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (Aiea).

  • 6.

    Keith Payne, Deterrence in the Second Nuclear Age, Lexington, University Press of Kentucky, 1996 ; Thérèse Delpech, la Dissuasion nucléaire au xxie siècle, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 25 et suivantes (voir le compte rendu de Dominique Mongin dans Esprit, mai 2014).

  • 7.

    Abdul Qadeer Khan, scientifique pakistanais, est considéré comme le père du programme atomique pakistanais, connu pour avoir favorisé un commerce illicite de matériel nucléaire à destination de la Corée du Nord, de la Libye, de l’Iran et de l’Inde. Il aurait aussi proposé ses services à l’Irak de Saddam Hussein. En janvier 2004, il a reconnu avoir participé à un trafic d’armes nucléaires à destination de la Corée du Nord, de la Libye et de l’Iran contribuant à la prolifération nucléaire depuis les années 1980.

  • 8.

    Ce traité définit de façon limitative la catégorie des États officiellement dotés d’armes nucléaires (Edan) en arrêtant leur liste aux cinq pays disposant de l’arme atomique au moment de sa conclusion en 1968, à savoir aussi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité : Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Union soviétique (Russie).

  • 9.

    Le 12 février 2013, la Corée du Nord a procédé à son troisième essai nucléaire.

  • 10.

    Avec l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord, Israël est l’un des quatre pays à disposer de l’arme nucléaire sans avoir signé le traité de non-prolifération nucléaire. Israël n’avait jamais confirmé ni démenti cette capacité, suivant une doctrine délibérément ambiguë, jusqu’aux déclarations du Premier ministre Ehud Olmert qui, à l’occasion d’une interview le 11 décembre 2006, se laissa aller à citer Israël parmi une liste de pays possédant une arme de dissuasion massive.

  • 11.

    D’ailleurs, au lendemain de la guerre froide, un certain nombre de pays qui n’étaient pas signataires du Tnp ont abandonné leur statut nucléaire ou mis fin à des programmes de recherche militaire (Afrique du Sud, Libye, Ukraine, Kazakhstan…).

  • 12.

    Kenneth Waltz et Scott Sagan, The Spread of Nuclear Weapons : A Debate Renewed, New York, W.W. Norton and Company, 2002 ; K. Waltz, “The Spread of Nuclear Weapons : More May Be Better”, Adelphi Paper, 1981, no 171, Oxford University Press.

  • 13.

    Louis Gautier, la Défense de la France après la guerre froide, Paris, Puf, 2009, p. 149-195 ; « Dissuasion nucléaire et désarmement, la France dans un corner », Revue Défense nationale, juillet-août 2010 ; « La dissuasion française en suspens », dans François Heisbourg (sous la dir. de), Les armes nucléaires ont-elles un avenir ?, Paris, Odile Jacob, 2011.

  • 14.

    En référence au livre fameux de Raymond Aron, les Guerres en chaîne, Paris, Gallimard, 1951.

  • 15.

    La logique de la dissuasion est aussi ancienne que la stratégie, et sous des formes diverses, on trouve la notion illustrée dans les écrits de grands auteurs classiques comme Sun Zu, Xénophon, Thucydide, Machiavel, Vauban, Jomini, Guibert, Clauzewitz… Le concept sous sa forme moderne émerge notamment dans un ouvrage d’Ivan Bloch, The Future of War in its Technical, Economic and Political Relations : Is War Now Impossible ?, Londres, Hardpress Publishing, 1899, dans lequel l’auteur, devant la mécanisation de la guerre, ose le premier la formule : « Nous ne tuerons personne que lorsque nous serons convaincus que nous risquons de tuer tout le monde. » C’est effectivement à quoi parviennent, pour le meilleur tant que la dissuasion fonctionne et pour le pire si elle échoue, les armes atomiques après 1945. Pour un commentaire du livre d’Ivan Bloch, voir Thérèse Delpech, « La guerre impossible selon Ivan Bloch », Politique étrangère, 2001, vol. 66, p. 705-712.

  • 16.

    Voir Bruno Tertrais, « Défense et illustration de la dissuasion nucléaire », Recherche et documents, 2011, no 5.

  • 17.

    Ward Wilson, “The Myth of Nuclear Deterrence”, The Nonproliferation Review, 2008, vol. 15.

  • 18.

    Sur la notion de « dissuasion existentielle » qui affleure sous ce constat, voir notamment Jean-Pierre Dupuy, Penser la dissuasion nucléaire, Paris, Puf, 2002.

  • 19.

    François Heisbourg, « L’avenir incertain de la dissuasion », dans Fr. Heisbourg (sous la dir. de), Les armes nucléaires ont-elles un avenir ?, op. cit.

  • 20.

    Depuis 1967, le Japon s’interdit de fabriquer, de détenir et d’accepter la présence sur son sol d’armes nucléaires. Cette position, régulièrement confirmée par la diplomatie officielle comme une donnée intangible de la politique de défense du Japon, est cependant écornée par certaines déclarations d’hommes politiques tel Shintaro Ishihara du Parti de la restauration du Japon, notamment en réaction à l’agressivité chinoise sur l’avenir des îles Senkaku.

  • 21.

    Le traitement de la Russie à la suite de ses interventions en Géorgie et, aujourd’hui, en Crimée montre bien que l’on se comporte différemment avec ce pays du fait même de son statut nucléaire.

  • 22.

    Th. Delpech, la Dissuasion nucléaire au xxie siècle, op. cit.

  • 23.

    A contrario, on peut aussi considérer que le statut nucléaire du Pakistan a infléchi l’attitude de l’Inde. L’Inde s’est retenue d’engager une opération massive contre le Pakistan en 1999 (Kargil), 2002 (opération Pakram), 2008 (post-Mumbai).

  • 24.

    Cette hypothèse a notamment été très sérieusement commentée dans un article de la revue du Center for Strategic and International Studies (Csis) : Antony Cordesman et Abdullah Toukan, “Study on a Possible Israeli Strike on Iran’s Nuclear Development Facilities”, Csis, Washington, mars 2009, et dans un article de Reuwen Pedatzur paru dans le journal Haaretz et dont Le Monde a publié une traduction le 21 mai 2009.

  • 25.

    Le développement de missiles de croisière nucléaires est de plus en plus évoqué car ceux-ci sont moins vulnérables aux systèmes de défense antimissiles. Le fait qu’un même missile puisse être indifféremment armé d’une charge classique ou d’une tête nucléaire, même s’il est sans incidence directe sur la doctrine d’emploi de ces missiles quand ils sont nucléaires, risque néanmoins d’en « banaliser la perception ».

  • 26.

    Christian Malis, Guerre et stratégie au xxie siècle, Paris, Fayard, 2014.

  • 27.

    Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, Paris, La Documentation française, 2013.

  • 28.

    Comme cela a été évoqué plus haut, il peut s’agir d’une même famille de missiles équipés, selon le niveau de la menace, soit de têtes nucléaires soit de charges conventionnelles.

  • 29.

    C’est-à-dire capable technologiquement d’assembler une arme nucléaire mais qui s’abstienne de le faire.

  • 30.

    En 1994, l’Ukraine avait volontairement renoncé à la part de l’héritage du nucléaire militaire soviétique auquel elle pouvait légitimement prétendre après la disparition de l’Urss. En contrepartie, elle avait obtenu par le « mémorandum de Budapest » la garantie du respect de l’intégrité de son territoire.