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L'avenir de la guerre

août/sept. 2014

#Divers

La guerre est sortie de l’esprit européen. Dans les faits, elle recule, mais de nombreux facteurs de conflits demeurent et la guerre s’adapte à l’évolution des techniques (numérisation, nanotechnologies) comme à celle des manières de penser (faire des guerres sans victimes, à distance) ; l’Europe ne peut faire comme si les conflits violents appartenaient définitivement au passé.

La France se passionne pour la guerre. Pas celle qui menace aux marches orientales de l’Europe, mais celle de 1914-1918. Les commémorations du centenaire connaissent un succès éloquent et un peu paradoxal, quelques années après la mort des derniers « poilus ». Le champ culturel et médiatique, déjà largement ouvert à l’épopée de la Résistance, pierre angulaire de la légende nationale, est, plus que jamais, occupé par les armées en campagne1. L’Europe occidentale n’a pourtant pas connu de conflit armé sur son territoire depuis près de soixante-dix ans et l’idée se répand dans les esprits que cette trêve, unique dans le cours de l’histoire, serait acquise à jamais. Aussi, la célébration des victimes et des héros de ces affrontements meurtriers apparaît-elle comme une forme d’exorcisme, un ultime hommage rendu aux acteurs d’un passé révolu. La condamnation unanime de la folie humaine et des massacres inutiles ne s’accompagne plus de mises en garde pour l’avenir, comme si cette forme de violence collective ne nous concernait plus.

Mais qu’est-ce que la guerre ? Bruno Tertrais2, relevant que la pratique de la déclaration de guerre a été abandonnée après 1945, la définit comme « un conflit armé à grande échelle opposant au moins deux groupes humains », tribus, villes, États, alliances, groupes religieux ou politiques. Peut-on raisonnablement espérer que l’humanité, parvenue à l’âge de raison, éliminera ce fléau qui l’accompagne depuis l’origine des temps ? La bonne nouvelle, c’est que la guerre recule dans les esprits et dans les faits. Mais la mauvaise, c’est qu’elle s’adapte et que son avenir est assuré.

La guerre recule dans les faits

Les statistiques en font foi. Ce reflux est récent mais fortement marqué : les conflits entre États deviennent rares et leurs développements sont mieux contrôlés ; les guerres civiles restent fréquentes, mais leur nombre tend aussi à se réduire.

Depuis 1990 et la fin de la guerre froide, le nombre de conflits armés a diminué de près de 80 %. L’Irak en 2003 et la Géorgie en 2008 sont les derniers avatars d’une pratique ancienne, celle des guerres interétatiques, qui semble en voie de disparition. La crise ukrainienne n’entre pas, ou du moins pas encore, dans cette catégorie. Les guerres civiles, quant à elles, souvent doublées d’interventions de grandes puissances mandatées par l’Onu, sont plus visibles dans nos sociétés mondialisées mais elles se font plus rares.

Ce recul de la guerre constitue une rupture majeure dans l’histoire de l’humanité, où la paix a toujours été l’exception. Le nombre de conflits armés n’a cessé d’augmenter jusqu’à la fin du xxe siècle. Or non seulement la tendance est aujourd’hui inversée, mais ces affrontements sont désormais mieux contrôlés. Certes, l’horreur et la barbarie y sont toujours présentes, d’autant plus que le facteur religieux y tient une place privilégiée, mais les conflits sont plus courts du fait de la puissance accrue des armes et du coût exorbitant des opérations. Ils sont aussi moins meurtriers, du moins pour les combattants, mieux protégés et mieux soignés. Aujourd’hui, 90 % des victimes sont civiles, mais, là encore, la précision sans cesse accrue des armes tend à limiter les « bavures ».

Enfin, la « révolution de l’information » et l’émergence d’une gouvernance mondiale imposent une forme de régulation qui en limite les développements. L’omniprésence des médias, des réseaux internet et des téléphones portables génère une transparence minimale qui agit sur les opinions publiques et pèse sur les belligérants, restreignant dans une certaine mesure l’ampleur des massacres et des actes de cruauté.

Dans le même temps, la « communauté des nations » exerce un contrôle accru sur la violence internationale. Le Conseil de sécurité des Nations unies (Csnu), la Cour pénale internationale, le Droit international humanitaire (Dih) contribuent à la prévention et à la régulation des conflits. Et, en parallèle, le désarmement progresse (armes chimiques, mines antipersonnel, armes à fragmentation).

Comment expliquer cette rupture de 1990 ? Les causes en sont multiples. La fin de l’affrontement Est-Ouest, en réactivant le Conseil de sécurité des Nations unies, a permis l’émergence d’une ébauche de gouvernance mondiale. L’achèvement de la décolonisation a scellé la fin d’un cycle historique de conflits. L’expansion de la démocratie constitue un frein nouveau aux aventures guerrières. Enfin, le relatif effacement des frontières et l’interdépendance économique accrue des États valorisent la négociation comme moyen de règlement des différends internationaux.

Deux facteurs militaires ont également joué en faveur de la paix : la pérennité de la dissuasion nucléaire, dont le rôle inhibant a été déterminant pendant la guerre froide, et l’hyperpuissance américaine qui en a fait, volens nolens, le « gendarme du monde ». Enfin, le recul de la guerre s’inscrit dans les dépenses d’armement, qui représentaient 6, 7 % du Pib mondial en 1985 et n’en constituent plus que 2, 6 % en 20103. Au-delà des chiffres, fugaces et contestables, le plus frappant pour l’observateur européen est le recul de la guerre dans les esprits.

La guerre recule dans les esprits

Au début du xixe siècle, inspirée par Kant et soutenue par l’ardeur commerçante des physiocrates, la théorie des trois vagues de la pacification contestait déjà le caractère inéluctable de la guerre. La première vague, selon ses promoteurs4, serait née de la christianisation qui aurait mis fin à l’antique tradition du Vae victis. En limitant les droits et les exigences des vainqueurs, elle aurait permis l’établissement d’une paix durable. La deuxième vague, née de l’expansion des échanges, tendrait à substituer l’homme commerçant à l’animal guerrier. Troisième vague, enfin, l’avènement de la démocratie laissait espérer que les peuples souverains se dresseraient contre les fauteurs de guerre. Comme on le sait, cette théorie ne résista pas aux soixante millions de morts des guerres mondiales du siècle suivant.

C’est seulement à la fin de la guerre froide que la réflexion sur l’éradication des conflits armés connut un nouvel essor. En 1989, John Mueller5 fut le premier prophète crédible de la fin des grandes guerres étatiques. Trois facteurs nouveaux, selon lui, se conjuguaient pour neutraliser les ardeurs belliqueuses. Le coût de la guerre, d’abord, de plus en plus prohibitif, dépasserait les bénéfices escomptés d’une victoire militaire. La puissance des nations, par ailleurs, reposerait désormais sur leurs ressources économiques bien davantage que sur leurs capacités militaires. Enfin, dans nos sociétés évoluées, les valeurs guerrières traditionnelles, telles que l’honneur, le courage ou le patriotisme, seraient dépassées, voire rejetées.

Après lui, Joseph S. Nye, sans négliger pour sa part les atouts militaires, développa le concept de soft power, selon lequel la plupart des conflits peuvent être prévenus ou résolus par des incitations et des pressions économiques, des jeux diplomatiques et des influences culturelles. Ces réflexions, reprises, commentées et élargies, connaissent un large succès en Europe occidentale, où l’idée nationale est de plus en plus contestée et la guerre de plus en plus lointaine.

La construction européenne et la perte relative de souveraineté des États y renforcent la répudiation des nationalismes jugés responsables des guerres du xxe siècle. Dans les milieux intellectuels et dans la vulgate médiatique, le rejet de la guerre a pris, très vite, un ton nouveau. Longtemps perçue comme un fléau inévitable, elle est aujourd’hui dénoncée comme un acte immoral, voire une activité bestiale. Cette sensibilité, consacrée en France par plusieurs prix littéraires, jette même un doute sur la moralité des acteurs des conflits armés, de nos jours militaires professionnels. On est loin de la « noblesse du métier des armes » célébrée de tout temps par les aèdes. Le renversement des valeurs est total quand la vie humaine est érigée en valeur suprême, alors que pendant des millénaires la vertu souveraine a été l’acceptation du sacrifice au profit de la communauté. L’individualisme et le confort y trouvent leur compte. La paix aussi ? Peut-être.

Forte régression du nombre des conflits, maîtrise accrue de la violence, rejet de la guerre largement répandu chez les leaders d’opinion du monde occidental, faut-il en conclure que les conflits interétatiques ont vécu ?

On pourrait le penser en considérant la lassitude des opinions publiques à l’égard des interventions militaires des grandes puissances, pourtant cautionnées le plus souvent par la « communauté internationale ». Même l’ingérence humanitaire, « la guerre au nom de l’humanité6 », ne fait plus recette. Les sondages réalisés en France sont éloquents : les avis favorables à une intervention avant le début des opérations sont passés de 68 % pour la Bosnie à 51 % pour la Centrafrique et 32 % pour la Syrie. Dernière version autorisée de la « guerre juste », l’intervention souffre des piètres résultats politiques obtenus en Libye et du flou attaché à la notion du « devoir de protéger », pseudo-obligation sans sanction ni claire définition. Comment s’étonner des réticences à tout engagement en Syrie, voire à toute initiative robuste pour soutenir l’Ukraine ?

L’historien américain Jay Winter constatait l’an dernier :

La guerre a perdu à l’Ouest sa gloire, son lustre, sa légitimité. Entrer en guerre a cessé d’être une option politique en Europe occi­dentale7.

Et pourtant la guerre a la vie dure. Les facteurs traditionnels de la violence armée demeurent et le contexte stratégique n’incite pas à l’optimisme. Qui plus est, la guerre s’adapte à la nouvelle donne technologique et sociétale.

Les facteurs traditionnels de conflits demeurent

Le cynisme et la barbarie qui s’expriment dans les propos et les actes des nouveaux champions de la violence armée contrastent singulièrement avec les progrès récents de l’humanité « vers la paix perpétuelle » et les discours lénifiants des penseurs occidentaux. Les « exploits » monstrueux de Boko Haram, les campagnes de viols systématiques dans les Balkans et en République démocratique du Congo, le génocide du Rwanda et les massacres en série perpétrés au Soudan ou en Centrafrique, le gazage des populations civiles en Syrie et l’interminable litanie des attentats contre les populations civiles en Irak, au Pakistan ou en Afghanistan témoignent du maintien à un niveau élevé d’une forme de violence aveugle alimentée par l’idéologie religieuse et la délinquance. Face à ces nouvelles formes d’expression de la violence armée, les diplomates et les militaires peinent à trouver leurs marques. La négociation politique s’y enlise face à des interlocuteurs divisés, fanatiques et sans scrupule. Les armées classiques s’y embourbent, contraintes de mesurer le déploiement de leur puissance par le droit international et la vigilance des opinions publiques. L’« hybridation » de la guerre, selon la formule de Bastien Irondelle, mêlant terrorisme, criminalité et conflit armé classique, est un nouveau défi pour les puissances occidentales et rend difficile l’obtention d’une paix durable.

Ces déchaînements de violence nous rappellent que les facteurs traditionnels de la guerre sont toujours présents. À commencer par l’homme avec son cerveau reptilien, son Adn quasiment inchangé depuis l’ère préhistorique, sa peur de l’Autre et en particulier de celui qui n’appartient pas à son groupe, son clan, sa tribu. Les études de polémologie mettent en exergue cette prédisposition générale à l’agression, plus marquée chez les jeunes mâles. La sociologie, de son côté, a exposé les mécanismes identitaires, démontrant que le maintien de la solidarité d’un groupe appelle fréquemment la désignation d’un ennemi extérieur. D’autres facteurs belligènes sont bien connus, tel le déséquilibre entre démographie et ressources disponibles. De tout temps, les régimes autoritaires ont exploité le potentiel d’agressivité de nos sociétés. Est-ce à dire pour autant que, comme on aime à s’en rassurer, les démocraties ne se font pas la guerre entre elles ? N’oublions pas que c’est la République de Weimar qui a porté Hitler au pouvoir.

Fondamentalement, les causes traditionnelles de guerre subsistent telles qu’elles ont été définies par Thucydide, « la peur, l’honneur ou l’intérêt », ou par Raymond Aron, « la sécurité, la gloire ou la puissance ». Or très concrètement, le contexte stratégique n’incite pas à l’optimisme.

La perte de souveraineté des nations n’est pas compensée par une réelle montée en puissance de la gouvernance mondiale. La multiplication des acteurs transnationaux (organisations internationales, entreprises multinationales, finances, réseaux informatiques) affaiblit le rôle des États et bride leur capacité d’action sans que, pour autant, « la communauté internationale » assume de manière satisfaisante les fonctions de régulation et de contrôle jadis exercées par les puissances impériales. Le droit international humanitaire est bafoué en Syrie, au Darfour, au Soudan du Sud, en Asie du Sud… La prolifération des armes de destruction massive connaît bien une pause avec le désarmement chimique de la Syrie et les négociations engagées sur le nucléaire iranien, mais les travaux du traité de non-prolifération sont enlisés, la Corée du Nord poursuit ses essais et les « pays du seuil » sont plus nombreux. Qui ne voit d’ailleurs que la délégitimation de la dissuasion nucléaire pourrait avoir des conséquences dramatiques dans les régions du monde où celle-ci constitue l’unique frein aux ardeurs belliqueuses ?

La criminalité internationale et le terrorisme, souvent associés au sein de groupes armés ethniques ou religieux, s’appuient sur la mondialisation pour développer leurs réseaux. Attentats meurtriers, trafics de drogue, d’armes ou d’êtres humains, piraterie et filières d’immigration clandestine ébranlent les pays développés, parasitent le commerce international et déstabilisent profondément les pays moins avancés par la corruption et la violence.

Ces nouveaux déséquilibres sont aggravés par l’effacement relatif des États-Unis. Lassés par les échecs de leurs interventions en Irak et en Afghanistan, les Américains se détournent de l’Europe, affichant pour la première fois de leur histoire une priorité stratégique pour l’Asie, délaissent le conflit palestinien, renoncent à intervenir en Syrie et inventent le leadership from behind, cache-sexe d’un néo-isolationnisme qui laisse l’Europe orpheline et réveille ailleurs des appétits de puissance. D’un monde unipolaire, dominé depuis l’effondrement du pacte de Varsovie par l’hyperpuissance américaine, on est passé à un monde apolaire, sans direction ni contrôle. Les pays émergents s’opposent en ordre dispersé aux initiatives occidentales sans pour autant affirmer une ligne claire. Les entreprises russes visant à la reconstitution de l’empire des tsars, voire de l’ex-Urss, peuvent se déployer sans risque, l’Union européenne se calfeutrant dans sa pusillanimité et étalant ses divisions.

Le Moyen-Orient est plus que jamais une « poudrière ». Le conflit palestinien est dans l’impasse et l’affrontement sunnites-chiites prend une ampleur inquiétante, portant les germes d’un conflit majeur dans une région cruciale pour l’approvisionnement énergétique de l’Europe et de la Chine. En Asie du Sud, le conflit indo-pakistanais, contenu jusqu’ici par la dissuasion nucléaire, pourrait s’enflammer si l’État pakistanais poursuit sa lente désagrégation. Sur la rive sud de la Méditerranée, l’onde de choc des révolutions arabes n’a pas encore produit tous ses effets mais contribue à répandre dans le Sahel le djihad islamiste. L’Afrique subsaharienne, malgré son décollage économique, reste secouée par des vagues de violence ethniques et religieuses.

La Chine, enfin, désormais deuxième puissance économique mondiale, affiche un nationalisme intransigeant et ses prétentions territoriales s’appuient sur un considérable effort d’armement. À moyen terme, un affrontement avec les États-Unis semble inéluctable.

Les risques de conflit armé perdurent donc dans un monde où les « gendarmes » ont baissé les bras et où les « voleurs » cherchent à rafler la mise. Tout espoir de régénérer la gouvernance mondiale n’est pas perdu, mais il faudra faire vite, car des facteurs de risque nouveaux surgissent. L’expansion démographique, les tensions sur les ressources provoquées par le développement rapide des émergents et les conséquences du réchauffement climatique susciteront bientôt de nouvelles tensions. L’ancien secrétaire général des Nations unies Boutros Boutros-Ghali prédisait, il y a vingt ans, que « les guerres du prochain siècle seront des guerres pour l’eau ».

La guerre s’adapte à l’évolution des techniques et des esprits

Les évolutions techniques décisives, celles qui ont bouleversé l’art de la guerre, ont été peu nombreuses au cours des siècles : l’arc, la poudre et l’arme nucléaire8.

Or les progrès de la numérisation conjugués avec l’exploitation des nanotechnologies permettent aujourd’hui d’envisager l’accomplissement d’un vieux rêve, celui de la guerre conduite à domicile, sans risque et sans limitation de portée.

La révolution de l’information, associée aux progrès de la précision des armes et des techniques de tir à distance, permet déjà une maîtrise accrue du champ de bataille, limitant les pertes amies et le nombre de victimes civiles. Ainsi la campagne de frappes aériennes de l’Otan en Libye en 2011 a-t-elle été la moins meurtrière de l’histoire des bombardements. Ce type de « guerre propre » satisfait les opinions publiques occidentales : zéro mort chez nous, très peu de victimes innocentes. Mais cette évolution ne constitue pas encore une véritable rupture, l’art militaire ayant de tout temps valorisé la limitation des pertes pour soi et pour son camp. Pourtant, elle rend la guerre plus acceptable – donc plus tentante ? L’inflexion majeure pourrait venir de la robotisation du champ de bataille et des armes automatisées. La première version nous en est donnée par les drones armés, engagés intensivement par les États-Unis depuis dix ans. Des robots terrestres et navals sont par ailleurs également en cours de développement dans plusieurs pays. Leur usage sur des théâtres d’opérations classiques renforcera le concept de « guerre propre » sans révolutionner la conduite de la guerre. En revanche, leur emploi en dehors de tout cadre agréé par les Nations unies ouvre un débat légitime, bien que souvent biaisé par l’anti-américanisme de principe et la méconnaissance de l’évolution des armements. En quoi, en effet, une frappe de drone est-elle plus condamnable que des tirs de missiles ou des bombardements aériens à distance ? C’est donc l’emploi de ces armes en dehors d’un cadre opérationnel légitimé par l’Onu qui pose problème en contrevenant au droit international et en portant atteinte à la souveraineté des États. Encore faudrait-il prouver que les États concernés (Pakistan, Yémen, Somalie) n’ont pas donné un accord confidentiel à ces actions. Il reste que ces frappes, visant en priorité des leaders terroristes, s’apparentent souvent à des assassinats ciblés. Or l’exécution sans jugement d’individus soupçonnés de crimes est évidemment contraire au droit des personnes et contestable d’un point de vue éthique. L’argument du « moindre mal » (souvent avancé pour défendre la torture : combien de vies innocentes épargnées, etc.) est contesté par ceux qui estiment que la « terreur par les airs » suscite davantage de vocations qu’elle ne désorganise les réseaux. Aussi les États-Unis complètent-ils l’action des drones par des interventions ponctuelles de forces spéciales qui visent les postes de commandement et les caches d’armes. Un bilan sérieux de cette « guerre de l’ombre » est difficile à tirer, mais le prolongement indéfini de cette stratégie discrète et peu coûteuse financièrement et politiquement autorise un certain scepticisme.

Un autre débat porte sur les armes automatisées qui pourraient équiper dans un avenir proche les drones et les futurs robots. Dotées de logiciels puissants, ces armes devraient assumer sans contrôle humain la détection, l’identification et la destruction d’adversaires présumés. Incontestablement moins aveugles que les mines posées à la croisée des chemins (mais dont l’usage est prohibé ou limité), elles soulèvent des interrogations légitimes. Si elles font des victimes civiles, qui est responsable ? Le militaire qui les a placées, le chef d’État qui a ordonné leur emploi ou le fabricant du logiciel ? L’irruption du « robot intelligent » dans l’art de la guerre appelle un encadrement rigoureux par le droit international et des mesures de contrôle.

Dans tous les cas, on voit ou on verra se concrétiser l’avènement de la guerre « post-héroïque » prédit par Edward Luttwak9. Pendant des millénaires, l’honneur militaire a été fondé sur l’acceptation par le combattant du risque suprême pour lui-même, légitimant le droit exorbitant qui lui était donné de tuer l’adversaire si la mission l’exigeait. Dans la guerre robotisée, les opérateurs devront redéfinir une conception de l’honneur, faute de quoi ils ne seraient plus que des techniciens de la mort.

Qu’on ne s’y trompe pas, cette évolution ne concernera qu’un nombre limité de nations, les autres devant se contenter des moyens traditionnels, faute de ressources financières et technologiques. Rien de nouveau, dira-t-on, puisque depuis les guerres coloniales l’asymétrie entre les grandes puissances et les autres a été la règle, même si le niveau moyen des armements mis en œuvre par les belligérants des nations moins favorisées n’a cessé d’augmenter. Mais l’évolution récente des arsenaux n’est pas sans conséquence sur les capacités et les modes d’action des puissants. L’augmentation exponentielle du coût des armements conduit, dans les pays développés, à une réduction constante des formats et des effectifs, laminant les forces terrestres et limitant drastiquement le nombre d’avions et de bateaux. Dès lors, confrontés à l’impératif d’une intervention militaire, les dirigeants de ces pays n’ont plus d’autre choix que d’opter pour une « projection de puissance », associant plates-formes aériennes et navales avec le concours de forces spéciales, dans des actions de courte durée, en espérant passer la main à des forces internationales alimentées par les forces terrestres de pays moins avancés. Des opérations comme celles conduites dans les Balkans, en Côte d’Ivoire, au Mali ou en Centrafrique ne seront bientôt plus à leur portée, sauf à recourir massivement aux sociétés militaires privées, ce qui pose d’autres problèmes de contrôle et de légitimité. On voit bien les avantages politiques d’interventions sur le mode « frappe et oublie » : faible risque d’enlisement, pertes amies très limitées, pas d’occupation du terrain. Mais, depuis le « succès » de 2011 en Libye, on en mesure les limites. Il ne suffit pas de gagner la guerre, il faut aussi gagner la paix.

Une autre conséquence de la numérisation de nos sociétés est l’ouverture d’un nouveau champ d’action pour les belligérants, le cyberespace. La cyberguerre, affrontement sans morts sinon sans victimes, déborde largement le cadre militaire mais peut difficilement, à elle seule, garantir une victoire décisive. Arme sournoise, l’agresseur gardant l’anonymat, elle est promise à un bel avenir et constitue déjà un important élément d’accompagnement des conflits classiques. Son usage reste néanmoins délicat, la riposte pouvant être redoutable du fait des vulnérabilités croisées des protagonistes et du poids grandissant des acteurs internationaux. Le scandale des écoutes de la Nsa a fait ressortir, dans ce domaine, l’ambiguïté de l’action permanente des services de renseignement, servant autant les intérêts économiques que les besoins de sécurité de leur pays et prêtant la main à une forme de contrôle des populations au nom de la lutte contre le terrorisme. La maîtrise du cyberespace devient une préoccupation majeure pour la sécurité de nos sociétés mais aussi pour la démocratie.

Au-delà des réseaux informatiques, l’espace extra-atmosphérique pourrait lui-même redevenir un enjeu. Le traité10 qui en interdit la militarisation pourrait être contourné par le développement d’armes antisatellites. Une nouvelle boîte de Pandore serait alors ouverte.

La question lancinante qui poursuit les stratèges et affecte les états-majors est naturellement celle de l’adéquation de cette évolution de l’art de la guerre à l’émergence des « jeux de violence mal définis11 » qui caractérisent les crises de ce début de siècle. Certes, à court terme, on peut espérer que la dissuasion nucléaire, la supériorité militaire des États-Unis et la gouvernance mondiale, ou ce qui en tient lieu, continueront de freiner le développement des conflits interétatiques. Mais, sur l’autre front, celui de la violence hybride anomique, les interrogations demeurent. Depuis la fin de la guerre froide, le règlement des crises et des conflits sous l’égide des Nations unies a été assumé, pour l’essentiel, par les puissances militaires occidentales. Toutefois, l’évolution de leurs arsenaux et de leurs schémas tactiques et la priorité accordée au « zéro mort » les orientent vers une stratégie de « coups de main » (projection de puissance, robots et forces spéciales) qui permettent de neutraliser temporairement les trublions, mais ne laissent pas au champ diplomatique, juridique, policier et économique, le temps ni les moyens de se déployer. Or comment lutter contre l’hybridation du terrorisme, de la criminalité et de la haine ethnique sans un effort d’action globale qui exige présence et persévérance ? L’évolution de l’art de la guerre reflète à sa manière l’impatience de nos sociétés de l’immédiat. On feint alors de croire que les missions de maintien de la paix de l’Onu suppléeront à ces faiblesses, mais les Casques bleus n’auront jamais ni la licence, ni les moyens, ni la volonté d’imposer leur loi à nos nouveaux Barbares.

Et l’Europe ?

Il faut penser et agir [disait Raymond Aron] avec le ferme propos que l’absence de guerre se prolonge jusqu’au jour où la paix deviendra possible, à supposer qu’elle le devienne jamais.

En Europe occidentale, après une longue période de paix, on rejette la guerre et on la condamne. Les belliqueux sont frappés d’opprobre et sommés de se justifier par le droit et par la morale. Ce tournant éthique aurait pu être décisif pour le destin de l’humanité si les Européens avaient gardé le pouvoir de diriger le monde qui fut le leur pendant un temps, mais leur capacité à fixer les normes et imposer les règles du jeu s’est évanouie depuis des décennies. Et, au moment même où les États européens réduisent dramatiquement leurs dépenses militaires, les pays émergents modernisent leurs arsenaux et les dépenses mondiales d’armement prennent un nouvel essor. Comment ne pas s’interroger, avec Hubert Védrine, sur la léthargie stratégique qui saisit notre vieux continent ? L’Europe n’est-elle pas en voie de quitter le cours de l’histoire en abandonnant les rênes de son destin à une puissance, les États-Unis, qui elle-même se lasse de ce fardeau ? Et qui ne voit que cette tentation de repli du monde occidental laisse le champ libre aux ambitions impériales, de l’Ukraine aux îles Spratley, et encourage les jeux criminels des semeurs de haine et de violence ? La guerre y trouvera son compte.

Les images insupportables de violence que déversent sur nos écrans les documentaires rétrospectifs de 14-18 sont un appel salutaire à la raison. Mais sachons rester lucides :

Si l’illusion de la fin de la guerre revient si régulièrement, c’est par excès de rationalisation d’une activité qui tire sa force d’une source autrement plus puissante que la raison humaine12.

L’évolution des budgets militaires mondiaux

Diminution globale des budgets

Deux constats apparaissent nettement pour la période 2013-2014 : d’une part, les dépenses étatiques destinées aux domaines de la défense, de la sécurité et de la prévention sont en diminution à l’échelle mondiale ; d’autre part, les acteurs stratégiques majeurs « traditionnels » – les pays membres de l’Otan – se trouvent peu à peu en position de retrait, au profit de pays émergents qui augmentent rapidement leurs investissements militaires.

Le premier élément soulevé par différents rapports1 est l’incontestable diminution des dépenses liées à la défense : « En 2013, les dépenses de la défense mondiale, calculées à partir de 77 pays, étaient de 1, 530 milliard de dollars, soit 7 % de moins qu’en 20092. » Néanmoins, en 2014, la tendance s’inverse pour la première fois depuis ces cinq dernières années. On enregistre une progression de 0, 6 % grâce au dynamisme des pays émergents3.

Un nouvel équilibre mondial ?

Selon le détail des chiffres de l’Ihs Jane’s publiés en février 2014, se dessinerait progressivement une nouvelle configuration de l’ordre militaire mondial, dont les effets se feraient ressentir dès 2017-2018.

Dès 2012 en effet, les pôles de puissance militaire ont été modifiés par l’arrivée en deuxième position dans le classement de l’Asie, notamment portée par les importants investissements chinois, marquant ainsi une rupture considérable dans l’équilibre de défense mondial. Depuis les années 1980, les deux premières puissances militaires étaient occidentales. Pour l’année 2013, les États-Unis demeurent premiers (avec un budget de 577 milliards de dollars, et 582 milliards prévus pour 2014), l’Asie arrive deuxième (341, 6 milliards de dollars, dont 131 milliards d’investissements pour la Chine seule) et l’Union européenne troisième (un peu plus de 234 milliards de dollars).

La nouvelle gouvernance globale prévue par le rapport de l’Ihs est alors en partie tributaire des politiques de retrait militaire annoncées depuis la crise de 2008 dans les pays de l’Otan. Si les États-Unis demeurent largement en tête en 2013, représentant 39 % des dépenses militaires mondiales, leur position hégémonique dans le domaine de la défense et de la sécurité est progressivement contrebalancée par la diminution des investissements militaires prévue par l’agenda américain : en 2017, ceux-ci devraient passer sous la barre des 36 % (contre 47 % en 2008). Même cas de figure pour les grandes puissances militaires européennes, dont les dépenses se réduisent d’année en année : dans le cas de la France, les dépenses sont passées de 62, 7 milliards de dollars en 2011 à 58, 7 milliards de dollars en 2012, et devraient encore baisser d’ici à 2019.

Le second élément à relever est l’accroissement des dépenses menées par des gouvernements hors Otan. Ainsi les régions asiatique, russe, subsaharienne et également les pays du Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord) ont augmenté (parfois même doublé) leurs investissements militaires depuis le début des années 2000 : l’exemple de l’Asie est sans doute le plus éloquent (elle représentait 17 % des investissements militaires mondiaux en 2008, 22 % en 2013 et en représenterait 24 % en 2017 selon les pronostics). À plus petite échelle, certains États ont en l’espace de quelques années doté leur défense d’un budget considérable, en allant jusqu’à tripler les investissements. Toujours selon les chiffres de l’Ihs, l’Arabie Saoudite aurait augmenté son budget militaire de 13, 7 % en moyenne par an sur les dix dernières années (pour arriver à un budget de près de 67 milliards de dollars aujourd’hui).

Les rapports établis par l’Iiss et le Sipri demeurent relativement allusifs sur les impacts géopolitiques et militaires de ces mutations. Pour autant, force est de constater le rééquilibrage des investissements militaires mondiaux et les difficultés financières éprouvées par les pays de l’Otan, ce qui inquiète les Américains. Malgré la baisse de son budget militaire, la France reste la deuxième puissance militaire européenne, derrière le Royaume-Uni, et la cinquième dans le monde ; elle est présente dans de nombreux théâtres de conflit et possède une importante industrie d’armement.

Valeria Dragoni

1.

Voir les données collectées par le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri, www.sipri.org), l’International Institute for Strategic Studies (Iiss, www.iiss.org) ou l’Ihs Jane’s (www.janes360.com).

2.

Ihs Jane’s Defense Budgets : End of Year Report 2013 (http://www.janes360.com/images/assets/323/33323/IHS_Jane_s_Defence_Budgets_-_End_Of_Year_Report_2013_-_Poland_Saudi_Arabia_Japan.pdf).

3.

Dominique Gallois, « Le Japon revient dans la course aux ventes d’armes », Le Monde, 17 juin 2014.

  • *.

    Ancien chef d’état-major des armées, ancien président du Comité militaire de l’Union européenne.

  • 1.

    Voir les articles de Dick Howard et d’Emmanuel Laurentin consacrés au centenaire de la Première Guerre mondiale dans ce numéro, p. 110 et 123.

  • 2.

    Bruno Tertrais, la Guerre, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2010.

  • 3.

    Voir l’encadré de Valeria Dragoni dans ce numéro, p. 94.

  • 4.

    Voir Pierre Manent, « L’Europe, les États-Unis et la guerre », dans Frédéric Ramel et Jean-Vincent Holeindre (sous la dir. de), la Fin des guerres majeures ?, Paris, Economica, 2010.

  • 5.

    John Mueller, Retreat from Doomsday : The Obsolescence of Major War, New York, Basic Books, 1989.

  • 6.

    Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, la Guerre au nom de l’humanité. Tuer ou laisser mourir, Paris, Puf, 2012.

  • 7.

    Jay Winter, « La guerre a déserté nos esprits », Le Monde, 11 octobre 2013.

  • 8.

    Thérèse Delpech, la Guerre parfaite, Paris, Flammarion, 1998.

  • 9.

    Edward N. Luttwak, “Toward Post-Heroic Warfare”, Foreign Affairs, mai-juin 1995.

  • 10.

    Traité sur l’espace du 27 janvier 1967.

  • 11.

    J.-B. Jeangène Vilmer, la Guerre au nom de l’humanité, op. cit.

  • 12.

    Th. Delpech, la Guerre parfaite, op. cit.