La Russie isolée
Le 9 mai 2015 dernier sur la place Rouge, entouré de ses dignitaires civils et militaires, face à des régiments entiers qui exhibaient de puissants armements, Vladimir Poutine était esseulé. Aucun chef d’État occidental n’avait accepté son invitation à célébrer avec lui la victoire de 1945 contre l’Allemagne nazie. Le président tchèque, présent à Moscou, n’a pas assisté à la parade militaire. Même le président de Biélorussie a préféré rester chez lui. L’invité d’honneur était le président chinois, dont l’armée défilait pour la première fois à Moscou. Le dictateur nord-coréen n’est finalement pas venu.
Le camouflet pour les dirigeants russes est particulièrement vif, car les célébrations du 9 Mai ont été, à plusieurs reprises ces dernières années, un grand moment de rassemblement européen et international autour des nations de l’ex-Urss, qui ont payé un prix humain très élevé dans le combat contre Hitler. Pour le 70e anniversaire de la victoire militaire, la Russie a subi une défaite politique. Et cette défaite s’ajoute à l’échec diplomatique des Jeux olympiques de Sotchi début 2014. Peu de chefs d’État et de gouvernement européens avaient assisté à l’inauguration des Jeux. L’ingérence russe en Ukraine a pris un tour militaire dès la répression du mouvement populaire Maïdan en février 2014, suivie de la prise armée de la Crimée, qui a conduit au « référendum du 16 mars » et à l’annexion pure et simple de la péninsule par la Russie. Depuis cette date funeste, Moscou est condamné, et isolé, pour cet acte contraire aux principes fondamentaux du droit international, et au mémorandum de Budapest de 1994. L’opération Crimée a duré quelques jours, mais pèsera pendant de longues années sur la position internationale de la Russie.
Les limites d’une tactique guerrière
Vladimir Poutine a mené une tactique « coup de poing » qui lui a permis d’opérer des prises de guerre, mais est en train d’échouer dans une stratégie de puissance. Ses calculs se sont révélés défaillants, et sa capacité d’ajustement quasiment nulle. Le président russe ne sait comment sortir de l’impasse politique, économique et militaire dans laquelle il s’est lui-même engagé. L’occupation de l’est de l’Ukraine l’a enfermé dans une logique de conflit dont il ne sortira pas indemne. Pour la Russie, les coûts de l’occupation militaire et de la confrontation avec les pays occidentaux ne cessent de s’alourdir. La fermeté occidentale dans le soutien à l’Ukraine et l’imposition de sanctions ciblées contre les élites russes portent leurs fruits et freinent une nouvelle expansion de l’emprise militaire russe sur l’Ukraine.
Le cessez-le-feu négocié à Minsk le 12 février 2015 a certes fait l’objet de violations quotidiennes, surtout par les rebelles soutenus par Moscou, mais l’accord a bloqué l’avancée russe. Ce second accord de Minsk, signé après une épique négociation nocturne pour officiellement « mettre en œuvre » le premier protocole du 5 septembre 2014, est un texte en trois pages, dont les contradictions dévoilent les motivations différentes des parties concernées : Kiev, Moscou, les « chefs séparatistes », et les démocraties occidentales implicitement représentées par le tandem franco-allemand. Pour Moscou, la négociation d’un second cessez-le-feu n’était pas le premier choix, mais les Occidentaux et Kiev l’ont arraché, dans le but immédiat d’éviter l’extension de la guerre et de lourdes pertes pour l’armée ukrainienne.
Le président Petro Porochenko voulait d’urgence un accord qui permette à ses militaires, pris au piège dans la ville de Debaltseve, de se dégager. La chancelière allemande était décidée à mettre tous ses efforts dans une négociation de la dernière chance. Et le président français a soutenu une entreprise qui se voulait « européenne » au sens continental, puisque les négociations se déroulaient sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, qui regroupe 57 États, dont les 15 pays issus de l’Urss, la Turquie, les États-Unis et le Canada. Le texte du protocole est un puzzle de mesures inapplicables toutes ensemble, mais la signature a permis une accalmie. Et c’est le but que recherchaient Occidentaux et Ukrainiens : tout sauf l’engrenage d’une guerre qui impliquerait tôt ou tard l’engagement de pays de l’Otan. Les États-Unis envisageaient de livrer des armes à Kiev. Rappelons que les trois républiques baltes, la Pologne et la Roumanie se sentent menacées par cette fuite en avant militaire de la Russie. Des mesures de renforcement de leur défense nationale sont mises en œuvre.
Le piège du Donbass
Au printemps 2015, le Kremlin s’est trouvé face à un dilemme : poursuivre la déstabilisation militaire de l’Ukraine et l’assumer, c’est-à-dire ne plus nier le rôle majeur de l’armée russe dans les combats contre l’armée ukrainienne dans le Donbass ; ou limiter le soutien financier et militaire aux rebelles et entretenir un conflit de basse intensité. C’est la seconde option qui semble s’imposer, face à la résistance de Kiev et à la détermination des États occidentaux. Les deux « républiques populaires » autoproclamées de Donetsk et Luhansk ne seront pas annexées à la Fédération de Russie.
Vladimir Poutine est désormais pris en étau entre les promesses faites aux rebelles du Donbass (qui comptent dans leurs rangs des Russes de Russie) et les pressions venant des gouvernements occidentaux et des institutions internationales, alors même que l’économie russe est entrée dans une zone de tempête. Son attitude est changeante et ambiguë. Il a, par exemple, réécrit l’histoire de la conquête de la Crimée, contredisant la version officielle qu’il avait imposée il y a un an. Dans un long entretien filmé, ouvrant un film de propagande sur la Crimée un an après l’annexion, diffusé à la télévision le 15 mars 2015, les téléspectateurs russes découvrent que leur président avait tout décidé le 23 février 2014, dans les heures qui ont suivi la fuite du président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, donc trois semaines avant le référendum populaire du 16 mars… qui à l’époque avait servi de légitimation à l’annexion par les armes.
Le président russe tenait à réaffirmer son autorité et à prouver qu’il était bien le chef des armées et des forces spéciales, le seul capable de mener cette opération fulgurante, quitte à abandonner toute prétention de respecter un tant soit peu le droit international ou « la volonté d’une nation » s’exprimant dans les urnes. Rappelons que sur les 2, 3 millions d’habitants de la péninsule de Crimée, environ 60 % sont russes, 25 % ukrainiens et 13 % tatars. Il n’existe pas de « peuple criméen », et la Crimée, conquise en 1783 par Catherine II sur les Tatars, vassaux de l’Empire ottoman, n’est pas non plus une terre peuplée à l’origine de Russes « ethniques », ni même de Slaves.
Vladimir Poutine semble désormais admettre que l’occupation et la gestion de nouveaux territoires ukrainiens seraient au-dessus des moyens militaires, politiques et économiques de Moscou. Au printemps 2015, il a ralenti les fournitures de nouveaux équipements militaires aux rebelles de l’Est ukrainien. Il n’a toutefois pas donné l’ordre d’un retrait militaire du Donbass et de la zone frontalière où sont massées de nombreuses troupes russes. Sa tactique est la suivante : entretenir un conflit de basse intensité, mais aisément réinflammable, continuer à déstabiliser l’État ukrainien, le freiner dans les réformes, l’entraîner dans des erreurs qui diminueraient le soutien occidental. Mais le Kremlin commet aussi des erreurs, prend des risques, et s’expose aux pressions internationales. Vladimir Poutine est sans cesse obligé de s’expliquer, notamment auprès d’Angela Merkel à Moscou, puis du secrétaire d’État américain John Kerry à Sotchi en mai 2015. Par ailleurs, un système oligarchique devient plus vulnérable quand les ressources financières se font rares, et que les loyaux serviteurs ne s’enrichissent plus et s’inquiètent des décisions du chef.
L’Ukraine a plus de chances de se réformer que la Russie
Les méthodes utilisées par Vladimir Poutine repoussent à la fois les gouvernements et les investisseurs. Or l’économie va mal. La récession n’a pas été provoquée, mais aggravée, par les sanctions occidentales. La chute des prix du pétrole et du gaz naturel à l’automne 2014 a grevé le budget russe d’une partie de ses revenus. Le taux de croissance sera négatif en 2015 (autour de − 5 %) ; les investissements directs, russes et étrangers, ne cessent de baisser ; l’inflation grimpe et le pouvoir d’achat se tasse ; le rouble reste une monnaie faible. Les sanctions ont aussi un effet sur les acteurs économiques et les classes moyennes aisées, qui ont beaucoup à perdre dans cette confrontation avec l’Occident et souhaitent un retour au calme et une reprise des affaires.
Le contraste est frappant entre les choix faits par la société ukrainienne et les non-choix de la société russe, enfermée dans un système clanique et va-t-en-guerre. Depuis novembre 2013, le début du mouvement pacifique EuroMaïdan, la société ukrainienne est à l’initiative des événements. Encore aujourd’hui, elle reste vigilante et exige des gouvernants de rendre des comptes. Les autorités ont la légitimité issue d’élections honnêtes et pluralistes en mai et octobre 2014, de l’engagement citoyen et des institutions internationales. Ce contrôle démocratique assure un garde-fou contre les abus, même s’il ne suffit pas à endiguer une corruption qui avait pris une ampleur dramatique pendant la présidence Ianoukovitch (2010-2013), et ne garantit pas la bonne mise en œuvre des réformes économiques, administratives et judiciaires. Après une année de combats dans le Donbass, six mille morts, des blessés plus nombreux encore, et un million de personnes déplacées, les Ukrainiens dans leur majorité n’ont pas remis en question le mouvement démocratique de Maïdan et le changement de gouvernement.
La Russie, en revanche, n’a guère de chance de sortir d’un système autoritaire et improductif, tant que le pluralisme politique et l’alternance sont interdits par le régime Poutine. L’assassinat de Boris Nemtsov, ancien gouverneur et vice-Premier ministre, l’un des leaders de l’opposition libérale, le 27 février 2015, en est une illustration tragique.
Les Russes ont en majorité applaudi à la reconquête de la Crimée, mais pas à l’envoi de militaires dans l’Est ukrainien. Les émotions négatives, nationalistes et xénophobes, entretenues par une propagande brutale, enferment les esprits dans la peur irrationnelle de l’ennemi, ukrainien, tatar, européen, américain. Le régime a un besoin vital de cette peur qui paralyse nombre de Russes. Cependant, il serait beaucoup plus difficile de convaincre la population qu’il faut « faire la guerre » pour sauver le Donbass, car aucune famille russe ne veut envoyer un fils au front. Et s’il faut raconter l’histoire inverse, que le « combat est gagné », que les « russophones du Donbass » sont désormais protégés par les « bons Ukrainiens » et vivent en paix, cela sera un exercice de propagande acrobatique, mais qui peut fonctionner, en dépit des contre-vérités, parce que la société russe sera soulagée d’éviter une guerre et d’oublier le Donbass.
15 mai 20151
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Ce texte est le prolongement d’une analyse mise en ligne sur le site telos-eu.com en avril.