La participation des invisibles
De nombreux dispositifs d’aide sociale ne parviennent plus à toucher leur public, alors que, d’évidence, les besoins sont nombreux. Pour corriger la construction de telles politiques publiques qui se révèlent déphasées, il faut associer en amont ceux qui en seront les destinataires. Un processus de participation prometteur mais plein de chausse-trappes.
La double campagne électorale de l’année 2012 aura été marquée par la crise économique, avec son cortège de chiffres (stagnation du Pib, déficit des comptes publics, endettement) et d’expertises qui les accompagnent, pour les expliquer comme pour tenter de conjurer le sort. Par contraste, les conséquences sociales de cette crise économique auront été étrangement en retrait. Il faut dire qu’à l’exception du nombre de demandeurs d’emploi – indicateur charnière entre l’économique et le social – on ne dispose dans le domaine social que de chiffres partiels et fort tardifs. La dernière mesure du taux de pauvreté (13, 5 % de la population) date de 2009. Le dernier pointage officiel du nombre de bénéficiaires de minima sociaux (3, 6 millions de personnes, sans compter les ayants droit) remonte à 2010. Quant au détail et à l’évolution des personnes concernées, on chercherait en vain des données robustes agrégées au niveau national.
Quelle crise sociale ?
On sait aujourd’hui qu’une part croissante de la société française, de par la fragilité de l’économie et le rebond des inégalités, est touchée par la précarité. On évoque les difficultés d’insertion des jeunes et l’insécurité grandissante des parcours de vie professionnelle, toujours plus chaotiques. On parle de phénomènes sociétaux : explosion du nombre de familles monoparentales, retour de la pauvreté des personnes âgées, désœuvrement dans les zones rurales isolées et les bassins industriels sinistrés. On alterne entre colère sécuritaire et sentiment d’impuissance face à la ghettoïsation des quartiers périurbains sensibles, que rien ne semble pouvoir enrayer. D’une certaine façon, on se doute que la crise économique a des conséquences en termes d’exclusion et de pauvreté, mais on ne prend pas, au sens propre comme au sens figuré, la mesure de la situation. Cette paupérisation apparaît alors comme une fatalité, celle de l’inébranlable mondialisation, comme si les citoyens et leurs élus n’avaient aucune responsabilité en la matière. Jusqu’où sommes-nous prêts à accepter la marginalisation d’une partie toujours plus grande de notre corps social ?
La montée en puissance du non-recours aux droits et prestations publics constitue un aspect troublant de cette double problématique de marginalisation et de laisser-faire. Qui sait aujourd’hui qu’à peine un tiers des personnes pouvant prétendre au revenu de solidarité active (Rsa) en bénéficient réellement1 ? Qui s’en soucie ? Qui tente d’y remédier ?
Le non-recours aux droits et prestations publics
En France, la question du non-recours a d’abord surgi autour des prestations sociales financières, grâce aux enquêtes menées par la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf) auprès des populations éligibles à ses aides et services. Selon la dernière étude publiée par la Cnaf (sur des données de 2010), on relève ainsi des taux de non-recours de 35 % pour le Rsa-socle et de 68 % pour le Rsa-activité, ce qui signifie pour l’État « un montant non distribué de l’ordre de 432 millions d’euros2 ». L’étude apporte quelques précisions sociodémographiques : le non-recours est « plus fréquent pour les couples et les foyers sans enfants ». Logiquement, il est moindre lorsque les conditions de vie sont moins précaires et plus fort quand l’éligibilité de la personne est instable (du fait par exemple de parcours professionnels en dents de scie).
L’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) s’est efforcé d’élargir l’approche du non-recours, de façon à y intégrer d’autres types de droits concernés, dans les domaines de la santé (comme l’aide médicale d’État), de la justice (comme l’aide juridictionnelle), du logement (comme le droit au logement opposable), des transports ou encore de l’énergie (tarifs sociaux). L’Odenore aboutit à la définition suivante : « Le non-recours renvoie à toute personne qui ne bénéficie pas d’une offre publique, de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre. »
À partir de ce champ d’investigation élargi, les chercheurs s’efforcent de mesurer le non-recours (dans les différents secteurs des politiques publiques), d’étudier les populations concernées et de comprendre ses mécanismes. Du côté des pouvoirs publics, on y voit d’abord un problème d’information. Ainsi, l’étude de la Cnaf citée ci-dessus souligne que plus de 10 % des non-recourants au Rsa n’en ont jamais entendu parler, et que, parmi les non-recourants qui connaissent le Rsa, près d’un sur cinq est convaincu de ne pas pouvoir en bénéficier. Face à cette problématique, on estime naturellement que la meilleure réponse au non-recours consiste à travailler sur l’accès des ayants droit à une information de qualité : campagnes institutionnelles ciblées, efforts locaux pour contrer les « buzz négatifs » qui peuvent circuler au sein des populations…
Cependant, l’Odenore a bâti une typologie plus complète des mécanismes du non-recours, selon trois catégories. La première, le non-recours par non-connaissance, renvoie effectivement à l’absence d’information ou de proposition. La deuxième, le non-recours par non-demande, fait référence à une offre connue mais non demandée. Cette non-demande peut s’expliquer par une non-adhésion volontaire au droit concerné, par un découragement face à la complexité de l’accès à ce droit, par une méfiance liée à une mauvaise expérience antérieure (ou à celle d’un proche), par une crainte d’éventuels effets induits (comme le placement des enfants), par une difficulté à exprimer ses besoins, enfin par une problématique d’estime de soi : on ne se perçoit pas ou plus comme citoyen à part entière, partie prenante d’une société à qui l’on peut légitimement demander le respect de ses droits. La troisième catégorie, dite non-recours par non-réception, désigne une offre connue et demandée, mais non reçue. Il peut s’agir d’un dysfonctionnement administratif du côté du prestataire, d’un abandon de la procédure par le requérant, d’une non-adhésion à la proposition faite, enfin d’un comportement jugé « inadéquat » au fil de la procédure d’accès.
Cette typologie met en évidence deux enjeux majeurs du non-recours, qui vont bien au-delà de la bonne circulation de l’information. Le premier, c’est la complexité du fonctionnement des droits et dispositifs publics, en particulier en matière de politiques sociales. L’image du mille-feuille est devenue un lieu commun en la matière. Non seulement les bénéficiaires potentiels se perdent dans le maquis des aides existantes et les méandres de leurs conditions d’accès, mais ce sont aujourd’hui les professionnels de l’intervention sociale qui ne sont plus en mesure de connaître l’ensemble des droits disponibles sur leur territoire. Les politiques sociales souffrent d’un cruel déficit de mise en cohérence, liée à une gouvernance éparpillée, et le recours aux droits s’en ressent fortement.
Deuxième enjeu : la montée en puissance des aspects comportementaux dans les processus d’accès aux droits. La crise économique et sociale que nous traversons s’accompagne paradoxalement d’une forte valorisation de la responsabilité des individus dans leurs parcours et difficultés de vie, au détriment des déterminismes sociaux. Comme si les six millions de chômeurs et travailleurs précaires que nous connaissons en 2012 étaient autant de citoyens paresseux. Dès lors, les dispositifs sociaux s’avèrent de plus en plus exigeants en termes de contrepartie active de la part des bénéficiaires potentiels, au risque d’un déséquilibre flagrant dans le jeu des droits et devoirs qui accompagne chaque réalisation d’un droit. Alors que le contexte économique et le manque chronique de moyens ne permettent pas au service public de l’emploi de proposer un accompagnement satisfaisant aux chômeurs de longue durée (insuffisance du suivi, changements fréquents de référent, faible nombre de propositions d’emploi ou de formation), on demande ainsi à ces derniers de faire preuve d’un comportement dynamique exemplaire : assiduité sans faille, multiplication des démarches administratives, acceptation de toutes les offres qui se présentent, même les moins adaptées… C’est précisément ici qu’apparaît le non-recours lié à la non-demande ou à la non-réception, quand les comportements des personnes ne correspondent pas aux standards exigés, que le public concerné se décourage, refuse de se plier aux attentes de l’institution, ou que les personnes versent dans l’autocensure, que ce soit par peur de la stigmatisation ou parce qu’elles oublient qu’elles ont des droits. Au final, de par le poids des devoirs face à la maigreur des droits, les politiques sociales deviennent de plus en plus désincitatives. Au nom de la responsabilité individuelle et de la critique de l’assistanat, tout se passe comme si les pauvres devaient prouver, plus que les autres, et quelle que soit la médiocrité du service qu’on leur offre, qu’ils méritent qu’on les soutienne.
En définitive, pris dans son acception ainsi étoffée par l’Odenore, le non-recours appelle les responsables politiques à travailler sur deux axes majeurs de progrès en matière de politiques publiques, dans leur volet social en particulier : la mise en cohérence des droits et l’équilibre des droits et devoirs du citoyen. Or, dans un cas comme dans l’autre, on imagine mal comment y parvenir sans consulter les personnes concernées elles-mêmes. Comme le remarque Philippe Warin3, plus les aspects comportementaux se révèlent déterminants dans l’accès aux droits puis dans leur maintien, plus il devient nécessaire de confronter les choix publics au vécu et à l’expertise des citoyens, et en particulier des citoyens en difficulté d’insertion. Autrement dit, si on promeut des politiques publiques qui sollicitent l’activité des citoyens, on doit promouvoir l’activation de ces derniers dès la conception des droits et dispositifs. La participation des personnes en situation de précarité ou de pauvreté à l’élaboration des politiques publiques devient une condition incontournable de l’amélioration de leur efficacité.
La participation politique des personnes en difficulté sociale
Cette participation politique des citoyens en difficulté sociale fait aujourd’hui l’objet d’un nombre croissant de publications et d’un consensus remarquable, au sein de la sphère politique comme des corps intermédiaires (associations, syndicats…). Néanmoins, sa mise en œuvre reste aujourd’hui anecdotique. Nous essaierons de comprendre ce grand écart entre le discours et les actes, en prenant notamment appui sur les travaux d’un groupe de travail mis en place, au cours de l’année 2011, par le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (Cnle) – un conseil consultatif rattaché au Premier ministre. Ce groupe de travail avait précisément pour objet d’établir un état des lieux de la participation des personnes en situation de pauvreté et de précarité à l’élaboration des politiques publiques, et d’en tirer des recommandations pour déployer cette participation à grande échelle. Composé de représentants d’associations œuvrant dans le champ social, de partenaires sociaux, d’élus et de personnalités qualifiées, ce groupe s’est réuni une douzaine de fois pendant un an, intégrant à mi-parcours des personnes en situation de pauvreté ou de précarité en tant que membres à part entière. Il a remis son rapport fin 2011, rapport dont la première recommandation a rapidement été appliquée : l’installation, à titre expérimental, d’un « collège des personnes en situation de pauvreté et de précarité » au sein du Cnle, aux côtés des collèges traditionnels qui le composent (représentants des élus, des ministères, des partenaires sociaux…).
Avant de saisir le sens, les freins et les leviers de la participation politique, il convient de la définir. D’abord, nous nous situons dans le domaine de l’élaboration des politiques publiques, par opposition à la participation des « usagers » à la vie des établissements qui les accueillent (comme les centres d’hébergement) ou encore à la construction de leurs parcours et étapes d’insertion (en relation d’échange avec les travailleurs sociaux). Ensuite, en suivant l’analyse de Marion Carrel4, on peut distinguer chez les acteurs publics trois conceptions de la participation (si l’on met de côté ceux qui la rejettent parce qu’ils l’estiment inutile). L’« injonction participative », d’abord, consiste, de façon strictement descendante, à réduire la participation à une forme d’éducation civique, pour apprendre aux personnes désocialisées à retrouver le sens de la citoyenneté (sinon du civisme). La « participation citoyenne », ensuite, vise à organiser des instances de participation, type conseils de quartier, sur un principe d’ouverture simple aux volontaires, sans action particulière de mobilisation. Problème : on sait par expérience que les personnes en difficulté sociale n’y viennent pas ou peu. La « participation construite », enfin, part du principe que le processus de participation n’est de fait ni spontané ni égalitaire, et qu’il faut y travailler pour le rendre universel. Comme on le verra ci-dessous, il faut dépasser des peurs et des freins de toutes sortes, il ne suffit pas d’ouvrir les portes. La participation des personnes en situation de pauvreté et de précarité nécessite une véritable ingénierie.
C’est cette participation construite que nous défendons et dont nous discutons ici, en partant du principe, comme le souligne Marion Carrel, que « l’apathie des classes populaires n’est qu’apparente » et cache un remarquable potentiel d’expertise politique. Le volontarisme des personnes en difficulté sociale intégrées au groupe de travail du Cnle, ainsi que l’acuité de leurs analyses, en est un exemple frappant.
Le sens de la participation
Au fil de ses discussions et des auditions qu’il a menées auprès d’experts de la participation, d’élus et de personnes concernées par diverses tentatives et expériences participatives, le groupe de travail du Cnle a attribué trois sens à la participation politique des personnes en situation de pauvreté et de précarité.
Le premier rejoint les conclusions de l’Odenore : il s’agit de l’amélioration des politiques publiques, en termes de cohérence comme de pertinence, et par conséquent d’efficience. La participation des personnes en situation de précarité et de pauvreté conduit naturellement à travailler sur la mise en cohérence de l’ensemble des droits et dispositifs existant sur le terrain, dans la mesure où ces personnes sont confrontées chaque jour au labyrinthe des prestations. La participation permet ensuite d’éviter un certain nombre de contresens et d’inadaptations aux besoins des publics, des aberrations que peuvent engendrer des dispositifs conçus de façon technocratique. Quant à la recherche du juste équilibre des droits et devoirs, il est bien évident que les personnes qui y sont confrontées au quotidien ont une expertise solide en la matière. Marion Carrel résume les choses en parlant de démocratie « délibérative » : les élus se confrontent à intervalles réguliers au peuple, pour questionner la qualité de leur action, améliorer leurs décisions, et en définitive légitimer la démocratie représentative. Elle ajoute qu’il ne faut pas disqualifier pour autant les corps intermédiaires, nécessaires à la vie démocratique et pragmatiquement à l’application des choix politiques pris en concertation, d’où l’importance de croiser les points de vue. Quant à Loïc Blondiaux5, il évoque la « fin du monopole de l’autorité symbolique légitime des autorités politiques », qui doivent se confronter à la participation des acteurs concernés pour légitimer leurs décisions (même si c’est bien eux qui décident in fine).
Le deuxième sens que l’on peut donner à la participation relève de son impact pour les personnes concernées elles-mêmes. Face aux processus silencieux de désocialisation, la participation constitue une voie de retour à la citoyenneté soulignée par l’ensemble des acteurs qui l’ont expérimentée, y compris les personnes en situation de précarité. Selon Loïc Blondiaux, la participation politique constitue « une condition de la vie démocratique » et une source de progrès significatif contre la stigmatisation des populations fragiles. Deux mécanismes vertueux y contribuent. D’une part, les participants retrouvent une voix légitime. On combat ainsi l’autodénigrement, la perte du sentiment de citoyenneté comme celui de pouvoir agir sur sa propre vie. Les personnes retrouvent une capacité d’action parce qu’en premier lieu on leur accorde une voix au chapitre. D’autre part, les participants regagnent la conviction d’avoir le choix. Plus précisément, pour reprendre une terminologie du secteur sanitaire (notamment dans les problématiques de dépistage), ils retrouvent « l’opportunité de choix éclairés ». En comprenant les rouages des politiques publiques, en saisissant leurs tenants et aboutissants, ils peuvent se positionner en conscience.
Troisième sens, conséquence des deux premiers : un travail plus efficace des agents participant ou associés au service public, en particulier des travailleurs sociaux. Du fait de l’amélioration des politiques mises en place, mais aussi de la plus-value évoquée ci-dessus pour les personnes concernées, la participation est un « facilitateur » pour les professionnels qui accueillent et accompagnent les publics en difficulté. C’est ce qui ressort par exemple des efforts déployés par le centre communal d’action sociale (Ccas) de la ville d’Angers. La mise en place d’un comité d’usagers, dont la vocation est d’ajuster les prestations proposées aux habitants, améliore du même coup les relations entre usagers et agents du Ccas et allège d’autant le travail de ces derniers. Par ailleurs, comme on le verra ci-dessous, la participation politique des personnes en situation de précarité et de pauvreté exige des instances de discussion mixtes, intégrant des personnes en difficulté comme des travailleurs sociaux. Les professionnels sortent ainsi de la relation exclusivement duale qu’ils entretiennent avec les personnes dont ils s’occupent, pour intégrer une dimension collective dans leur travail d’accompagnement. Les uns comme les autres s’extraient des problématiques strictement individuelles et acquièrent un précieux regard contextuel.
On peut enfin signaler, comme le fait Marion Carrel, que la participation des plus vulnérables est également un vecteur d’éveil et de mobilisation du sens politique du grand public. La coconstruction des politiques publiques avec des citoyens suscite en effet intérêt et curiosité pour tous les autres, ainsi qu’un sentiment d’être partie prenante par procuration. On pourrait même imaginer que la participation telle qu’elle se dessine aujourd’hui puisse déboucher sur la mise en œuvre d’actions collectives (class action) dans le champ des politiques publiques.
En somme, la participation des personnes en situation de pauvreté ou de précarité fait sens. Problème : comme nous l’avons souligné, sa mise en œuvre est très faible. Au-delà du Ccas d’Angers et de quelques exemples épars, il est difficile de présenter des expériences solides, dont les effets seraient patents.
Les freins à la participation
Cet écart entre l’incantation et la réalisation s’explique d’abord par un problème de culture institutionnelle. Nous vivons dans un pays de tradition centralisée, dans lequel les politiques publiques, et notamment sociales, se conçoivent historiquement de façon technocratique et descendante, quand bien même la responsabilité opérationnelle d’une partie d’entre elles est confiée aux collectivités locales.
Deuxième explication : l’absence de savoir-faire. On ne sait pas comment s’y prendre. Or, la participation ne s’improvise pas, bien au contraire, il faut mobiliser des compétences solides pour la mettre en pratique. Pire : toute expérience mal menée peut s’avérer contre-productive et bloquer durablement les acteurs qui s’y étaient risqués. L’exemple du Rsa est révélateur. Imposée par la loi mais sans proposition méthodologique, la présence de bénéficiaires du dispositif dans les équipes chargées de traiter les dossiers de contentieux (dites « équipes pluridisciplinaires ») a mis dans l’embarras un bon nombre de conseils généraux, qui ont opté par défaut pour un système de tirage au sort. Des bénéficiaires du Rsa se sont ainsi vus convoqués, au hasard, pour participer, sans la moindre préparation, à ces réunions où les professionnels traitent des potentielles radiations du dispositif. C’est peu dire qu’ils s’y sont sentis perdus. Et une fois qu’ils ont compris que leur présence n’était pas obligatoire, un bon nombre a rapidement déserté, donnant lieu à un fort absentéisme. Il a fallu attendre le début de l’année 2012, soit pratiquement trois ans après la généralisation du Rsa, pour que soit publié par la direction de la Cohésion sociale un guide de la participation des bénéficiaires. L’« usure », parfois très rapide, de la participation des personnes en situation de pauvreté et de précarité est fondamentalement liée à un problème de méthode. Comme nous le verrons plus loin, il y a des règles à suivre et des ressources à mobiliser.
Troisième raison, sans doute la principale : la participation fait peur, parce qu’elle oblige à dépasser ses préjugés. Les élus et responsables administratifs, qui n’ont pas l’habitude de dialoguer d’égal à égal avec des personnes en situation de difficulté sociale, ont tendance à voir en ces dernières des personnes instables, sinon incontrôlables, avec qui le débat risque de déraper. « On craint de se faire déborder », a-t-on dit face au groupe de travail du Cnle. Une phrase que l’on peut également entendre comme la peur d’un transfert de pouvoir en faveur des citoyens, au détriment de ceux qui en disposent pour le moment. Les représentants des corps intermédiaires (associations, syndicats…) craignent, eux, de perdre leur rôle de porte-parole des plus démunis. Ou encore de devoir remettre en cause leur propre fonctionnement interne, à l’aune des avancées politiques qu’ils auront travaillées avec les personnes en situation de pauvreté. Les intervenants sociaux peuvent se montrer réticents à l’idée de sortir de leur traditionnelle relation duale avec les personnes qu’ils accompagnent, pour respirer l’air du collectif (il s’agit d’un changement culturel non négligeable). Quant aux personnes fragiles elles-mêmes, on sait qu’elles peinent à se sentir légitimes pour intervenir (mécanisme d’autocensure). Il arrive aussi qu’elles mettent à distance, a priori, ceux qu’elles estiment être les tenants d’un pouvoir oppressif. Mais surtout, elles craignent d’éventuelles retombées néfastes sur leurs propres droits si elles expriment ce qu’elles vivent, ressentent et analysent, autrement dit : elles ont peur des sanctions administratives. Comme on le verra, le basculement vers une parole collective permet de dépasser cette angoisse.
Au fil des travaux du groupe de travail du Cnle, on a pu constater que ces multiples peurs et préjugés avaient du mal à s’exprimer (qui en serait fier ?). Plus précisément, ils se cachent volontiers, dans la bouche des parties prenantes, derrière deux grands enjeux « valises », qui fonctionnent comme des talismans antiparticipation : d’une part, la représentativité des personnes qui participent, de l’autre, l’instrumentalisation de la parole des pauvres. Sur le premier point, on s’interroge en boucle sur la légitimité d’expression des personnes en situation de précarité présentes dans les instances d’élaboration ou de consultation politiques (ou potentiellement présentes car la plupart du temps elles ne sont pas encore là). Qui sont-elles pour représenter l’ensemble des citoyens en difficulté sociale ? On pose et repose cette question, sans s’interroger de la même manière sur la légitimité des autres personnes présentes, ni sur le juste niveau de représentativité à exiger de chacun. Nous verrons comment cet obstacle se franchit grâce à un travail sérieux et transparent sur l’équilibre des statuts des membres d’une même instance de concertation.
Sur le second point, les acteurs évoquent l’usage détourné que pourraient faire les pouvoirs publics (voire associatifs) de la parole des plus démunis, à des fins d’ambitions personnelles ou partisanes. Pour mettre à bas l’étendard de cette menace potentielle, on serait d’abord tenté de rappeler que, vu la quasi-inexistence à ce jour de la participation politique des personnes en situation de précarité et de pauvreté, le risque d’instrumentalisation est dérisoire face à celui de l’absence de prise de parole. Ce serait un risque de riche, d’une certaine façon, et on serait bien content d’y être confronté. On pourrait dire ensuite, comme Marion Carrel, que le risque d’instrumentalisation, qu’on ne pourra certes jamais pleinement éradiquer, ne pèse heureusement pas lourd face aux chances d’innovations que porte avec elle la participation politique des personnes en difficulté. On pourrait enfin souligner, comme l’une des personnes en difficulté membre du groupe de travail du Cnle, que « l’instrumentalisation marche dans les deux sens » et que les pauvres peuvent tout à fait se servir des travaux participatifs pour légitimer leurs revendications et leur donner un écho particulier. Mais, au-delà de ce jeu des risques et des opportunités, on sait désormais comment contenir au maximum cette menace de l’instrumentalisation, en travaillant avec rigueur sur le cadre et les méthodes de la participation. Les savoir-faire existent.
Preuve que le groupe de travail du Cnle n’a pas échappé aux peurs et préjugés de ses membres : il a fallu quatre séances de travail pour faire accepter l’idée, à la majorité (sans unanimité mais sans veto), d’intégrer des personnes en situation de pauvreté et de précarité aux travaux du groupe. Quatre séances de débats parfois houleux, pour dépasser les réticences des uns et des autres : « Ils vont se sentir mal à l’aise », « Ils ne seront pas prêts », « On ne peut pas parler avec eux des conditions de leur prise de parole », « C’est aussi bien de les auditionner ». La solution est venue du Conseil consultatif des personnes accueillies (Ccpa), une instance de participation politique mise en place dans l’univers de l’hébergement. Ce conseil bien rodé – et donc rassurant – a proposé d’envoyer des délégués pour siéger au groupe de travail, proposition qui a été acceptée. Avec bonheur car, hormis la symbolique négative qu’aurait eue une décision inverse, l’apport de ces délégués a été remarquable.
D’une façon générale, il faut pouvoir sortir des pièges recensés ici pour déployer la participation à grande échelle. Comment faire ?
Une volonté politique claire et persévérante
La première condition de la réussite de la participation sonne comme une évidence : c’est la volonté politique de la promouvoir et de la soutenir dans le temps. Dans les années 1980 et 1990, au fil de la progression de l’épidémie du sida, les autorités publiques ont été poussées par l’activisme des associations, l’ampleur du drame et la sensibilité de l’opinion publique à faire un bond en avant en termes de participation des patients et de leurs familles aux politiques sanitaires. Dans la foulée, sans qu’on puisse pour autant l’ériger en modèle, l’ensemble du champ des politiques de santé a pris une longueur d’avance sur les autres politiques publiques, en particulier sociales. Dans ce domaine, il est temps que les élus et les responsables des administrations centrales ou décentralisées franchissent un cap. La participation « construite » des personnes en situation de précarité ou de pauvreté doit devenir pour eux un réflexe professionnel. Celle-ci peut fonctionner à plusieurs degrés, de la simple consultation à la codécision, en cherchant d’une façon générale un équilibre autour du concept de coconstruction : on élabore, suit et évalue de façon concertée, tout en laissant les arbitrages aux autorités publiques.
Cette volonté politique doit persévérer dans le temps, pour éviter les phénomènes d’usure évoqués plus haut : rien de pire qu’une démarche participative lancée avec fracas puis abandonnée en rase campagne. Les personnes en difficulté désertent et les professionnels reprennent tranquillement leurs habitudes. Plus précisément, cette volonté politique doit se traduire par un objectif tenu en continu : la visibilité des résultats de la participation. Sans excès dans les ambitions, il s’agit de déployer une stratégie des « petits pas », avec de régulières réalisations concrètes, permettant à l’ensemble des parties prenantes, ainsi qu’aux citoyens au sens large, de constater que la participation n’est ni inutile, ni un simple prétexte à communication politique (chère aux chasseurs d’instrumentalisation). Si elle n’empêche pas, bien entendu, d’avoir les réformes politiques de long terme en ligne de mire, cette stratégie rassure également les tenants du pouvoir en place, en définissant un chemin balisé pour y parvenir, par étapes. Le sens et le cadre leur apparaissent clairement, et le risque est maîtrisé. À titre d’exemple, le conseil général de l’Hérault a mis en place cinq groupes d’usagers, se réunissant toutes les six semaines, avec pour dessein de formuler des propositions concrètes aux élus départementaux. Toutes les propositions des groupes d’usagers ne sont pas adoptées, mais le conseil général s’efforce d’en mettre en œuvre une bonne partie, avec régularité et suivi dans leur réalisation.
À noter que cette volonté politique, même quand elle est manifeste, se heurte fréquemment au principe de subsidiarité : la représentation des personnes en situation de précarité et de pauvreté se raréfie au fur et à mesure que les instances deviennent plus proches du centre de décision.
L’équilibre des statuts
Deuxième condition de la réussite : accorder un soin tout particulier à l’équilibre des statuts au sein des instances de participation, de façon à assurer à la parole de chacun une égale légitimité, et à reléguer ainsi au second plan les questionnements en matière de représentativité. Quand on connaît les subtils jeux d’acteurs vécus au sein des instances de concertation politique, composées à la fois d’élus, d’experts autonomes et de salariés à divers niveaux de responsabilités, on peut craindre que la place d’une nouvelle famille, celle des citoyens en difficulté, soit difficile à trouver.
En réalité, la meilleure (sinon la seule) solution proposée de façon récurrente au fil des travaux du groupe de travail du Cnle est d’articuler la participation politique des personnes en situation de pauvreté et de précarité selon un mécanisme en deux temps. Premier temps : la mise en œuvre de « groupes d’appartenance », ou « groupes de pairs », qui ont vocation à mettre à la disposition des personnes des espaces d’échange libre, en toute confiance. L’exemple type en est le Ccpa, précédemment cité, qui fonctionne selon un principe d’entrées et de sorties permanentes, avec quatre-vingts à cent personnes présentes à chaque réunion. Ces instances ne sont pas forcément réservées aux personnes en difficulté, on peut y croiser des travailleurs sociaux, à condition bien sûr qu’ils favorisent mais ne guident pas l’expression des citoyens. Les personnes en situation de pauvreté définissent les sujets politiques dont ils souhaitent débattre et s’efforcent d’aboutir à des propositions qui font consensus au sein du groupe d’appartenance. Ceci est rendu possible, comme nous le verrons plus loin, par l’usage de méthodes d’animation pertinentes, qui permettent entre autres de sortir de la juxtaposition des « témoignages » (chacun raconte sa vie) pour faire émerger collectivement une expertise politique (tout en préservant les avis individuels). C’est du reste ce passage à une parole collective qui lève les craintes de sanction administrative chez les personnes fragiles.
Deuxième temps : l’élection ou la désignation de délégués par ces groupes de pairs. Ce sont ces délégués qui sont envoyés, au moins par deux (l’isolement est délicat à vivre), dans les instances mixtes de coconstruction des politiques publiques. Double avantage : non seulement les personnes y arrivent préparées (elles ont eu régulièrement l’occasion de débattre d’enjeux politiques), mais aussi légitimées par leur statut de représentant de leur groupe d’appartenance. Ce statut intermédiaire (entre le « je ne représente que moi » et « je représente tous les pauvres ») les rapproche en effet des autres membres des instances de consultation. À titre d’exemple, le Cnle (dans son entité plénière) est composé, outre son président, de huit membres des administrations centrales, de huit élus (député, sénateur, élus territoriaux), de huit responsables associatifs, de huit délégués des partenaires sociaux, de huit personnalités qualifiées (expertes en matière de politiques sociales), enfin des directeurs de divers organismes (Caisse nationale d’assurance maladie, Caisse nationale d’allocations familiales, Pôle emploi, Conseil économique, social et environnemental, Observatoire national de la pauvreté…). Tous ont une représentativité intermédiaire, située quelque part entre la représentation d’eux-mêmes et la représentation de l’ensemble de leurs pairs (le gouvernement, les élus, les associations, les partenaires sociaux, les experts, etc.).
S’il ne s’agit pas d’établir une mesure comparative des représentativités des uns et des autres, il convient de veiller à ce qu’elles soient comprises dans un spectre équilibré. L’ajout de nouveaux venus dans une instance de concertation doit alors se faire dans le respect de ce spectre de représentativité. Ainsi, quand un collège de personnes en situation de précarité et de pauvreté a été mis en place à titre expérimental au sein du Cnle, il a été convenu d’aller les chercher au sein de groupes de pairs. Au lieu de choisir des pauvres au hasard, un appel à candidatures a été lancé auprès d’associations ou de collectifs pouvant constituer des bases arrière efficaces, de nature à la fois à préparer les personnes en difficulté qu’elles enverraient siéger au Cnle, ainsi qu’à étoffer leur représentativité. Les huit personnes déléguées par leurs soins ont siégé au Cnle, pour la première fois, en juin 2012.
À noter que plusieurs débats annexes ont accompagné l’installation de ce collège des personnes en difficulté. D’abord, malgré l’engagement de leur groupe d’appartenance, les personnes concernées seraient-elles suffisamment préparées ? Pour minimiser les risques de non-préparation, il a été proposé à ces huit personnes de se réunir, en amont des réunions plénières, pour en étudier l’ordre du jour et les documents associés. Avec une mise en garde : l’animateur de ce temps d’échange n’aurait surtout pas pour objectif de faire émerger une parole commune et univoque chez les personnes présentes, mais bien de permettre à chacune d’entre elles d’exprimer sa voix de façon circonstanciée.
Deuxième débat : la question financière. Faut-il défrayer, sinon rémunérer, les personnes en difficulté sociale qui viennent siéger au sein des organes participatifs ? La question est vite résolue si l’ensemble des membres d’une instance de concertation politique reçoit à ce titre des jetons de présence : les personnes en difficulté en reçoivent également. Pas de difficulté non plus si tous les participants le sont à titre bénévole, avec un simple défraiement. Les choses se compliquent quand il n’y a pas de jetons de présence et que les instances sont mixtes, composées à la fois d’élus, de professionnels y siégeant sur leur temps de travail, ou encore de personnes qualifiées bénévoles. Que faire alors ? Transiger au cas par cas. Au Cnle, c’est le remboursement des frais de transport et d’hébergement qui est apparu comme le système le plus équilibré, sans gratification. Cette proposition intermédiaire n’a cependant pas satisfait tout le monde, certains estimant que la distorsion était trop grande entre les personnes en difficulté et les professionnels rémunérés pour être là, puisque présents sur leur temps de travail. Une association « groupe d’appartenance » a ainsi décidé de distribuer unilatéralement une rétribution à ses deux émissaires.
Troisième questionnement : les efforts à fournir par les « anciens » pour accueillir les « nouveaux ». Dépassant leurs préjugés, les personnes bien en place dans les instances de concertation politique doivent s’affranchir de toute attitude charitable ou compassionnelle – tentante en cas d’ouverture sur le quotidien des personnes en difficulté. Rien de pire que la condescendance pour mettre en tension les statuts des uns et des autres. Les anciens doivent également faire un effort d’ordre sémantique pour limiter l’usage, non pas des sigles de l’action sociale (ses usagers les connaissent), mais du langage de l’érudition, dont la maîtrise est inégalitaire. Lors d’un échange au sein du groupe de travail du Cnle, un représentant associatif a paradoxalement provoqué une incompréhension chez les personnes en difficulté, en soulignant l’importance de « ne pas imposer nos schèmes et nos langages » : le terme « schème » était énigmatique.
L’expérimentation lancée par le Cnle sera évaluée au fil de l’eau, dans l’espoir de valider sa pertinence et de fournir un guide méthodologique à ceux qui souhaiteraient promouvoir la participation (ministères, régions, départements, villes, Sécurité sociale…). On en revient, encore et toujours, aux enjeux de méthode.
Méthodes, compétences et moyens
Comment construire cette participation aux politiques publiques ? Comment bâtir cette démarche, qui n’est pas spontanée, de façon à éviter l’usure des participants et à tordre le cou au spectre de l’instrumentalisation ? Pas de remède miracle : il faut mobiliser des personnes compétentes, qui soient capables de structurer la participation – selon le mécanisme en deux temps décrit ci-dessus – puis d’animer correctement les instances de concertation.
L’animation des groupes d’appartenance constitue ainsi un enjeu de premier ordre. D’abord, il faut savoir aller chercher, en proximité, les personnes en situation de pauvreté et de précarité, dont les plus en difficulté sont souvent les plus invisibles. Il faut aller les chercher puis les convaincre d’assister aux réunions en compagnie de leurs pairs. Ensuite, il faut savoir construire les débats lors de ces instances, de façon à passer progressivement de la parole « tranche de vie » à l’analyse technique des droits et dispositifs, puis de l’analyse technique à la prise de position en termes de politique publique. Ce processus de maturation, qui fonctionne selon des aller-retour continuels, exige des méthodes innovantes pour organiser la controverse et aboutir à des propositions communes, tout en préservant une atmosphère conviviale. La convivialité constitue une condition sine qua non de la réussite de la participation, ainsi qu’un remède efficace contre l’usure. Elle nécessite une installation du dialogue sur le long terme, respectant le rythme des personnes conviées. Elle renforce l’importance de l’utilisation de méthodes d’animation bien rodées.
Cette science de l’animation doit également inspirer les pilotes des instances mixtes de concertation politique, instances où les groupes d’appartenance envoient leurs délégués. À surveiller notamment, le maintien d’une égale valeur des voix d’un bout à l’autre des débats, depuis les premières paroles jusqu’aux écrits : la tentation peut être forte, après un échange oral ouvert, de reléguer à nouveau au second plan les personnes vulnérables quand on en vient à la rédaction des propositions, avis ou communiqués. Rappelons ici que la préparation des personnes en difficulté, lors de réunions préalables entre pairs, facilite énormément leur intégration aux instances mixtes. Cela leur donne tout à la fois une capacité à tenir un statut équilibré avec les autres membres, et une justesse de ton et d’expertise qui met à mal toute tentative d’instrumentalisation. Bien préparés, les délégués du Ccpa au sein du groupe de travail du Cnle n’ont jamais cédé un pouce sur leurs convictions et ont développé des propositions politiques parfaitement dans le ton des débats. Quand il n’existe pas de groupe d’appartenance à proprement parler, il revient aux intervenants sociaux d’être en appui à la préparation des personnes en difficulté amenées à participer à l’élaboration des politiques publiques. Cela suppose de former aux méthodes adéquates, en démontrant au passage l’utilité d’une telle démarche pour leur propre pratique quotidienne.
L’insistance d’un grand nombre d’acteurs sur la préparation des personnes en difficulté sociale, en amont de leur participation politique, doit cependant être nuancée. Comme on vient de le voir, cette préparation est certes indispensable pour leur permettre de tenir une place équilibrée et de développer une expertise à proprement parler politique. Mais l’obsession de la préparation, au nom notamment de la lutte contre l’instrumentalisation, peut avoir ses excès. Pour que d’un dialogue collectif émerge quelque chose de plus que la juxtaposition de paroles individuelles, il faut en effet pouvoir installer un débat créatif où les uns et les autres acceptent de remettre en jeu une part au moins de leurs convictions. Une dose de prise de risque et de spontanéité est indispensable. Si les personnes qui participent à la discussion campent sur des positions verrouillées au préalable, l’échange est improductif, au mieux informatif. Dans le cas qui nous préoccupe, on a pu constater que la préparation à outrance des personnes en situation de précarité ou de pauvreté pouvait brider leur potentiel d’expression, une fois le dialogue lancé. À la limite, la hantise de l’instrumentalisation finit par se retourner contre elle-même, puisque les personnes deviennent l’instrument d’un discours préformaté. Ainsi, lors d’une audition menée au sein du groupe de travail du Cnle, une personne en situation de pauvreté a énoncé un discours préparé au préalable avec l’association qui l’accompagnait, sans pouvoir en sortir dans la suite des débats. Bref, c’est une question d’équilibre : tout en accordant une attention particulière à la préparation des personnes, il faut veiller à ce que leur formation ne vire pas au formatage. La participation est un processus vivant, son essence réside dans le fait de vivre ensemble une expérience collective, ce qui nécessite une confiance mutuelle pour risquer la nouveauté.
Soulignons enfin que l’ingénierie de la participation, dont on a tenté ici de démontrer la nécessité, coûte cher. Sans parler du défraiement ou de la gratification des personnes participantes, elle suppose de rémunérer des intervenants professionnels, animateurs aguerris et travailleurs sociaux, indispensables à sa réussite. Cette question des moyens rejoint celle de la volonté politique ancrée dans le temps : les premiers ne sont débloqués que si la seconde est au rendez-vous.
De fait, la participation des personnes en situation de précarité et de pauvreté à l’élaboration des politiques publiques est un phénomène fragile, à peine émergent. Une nouvelle frontière pour la pratique politique, repoussée par des pionniers encore isolés, autant qu’un beau sujet de recherche sociologique. On en sait encore peu de choses, puisqu’on peine à s’appuyer sur des expériences robustes. Il conviendrait ainsi de vérifier que les observations et suggestions des personnes concernées sont bien prises en compte, et pas seulement pour les décisions politiques les plus anecdotiques, mais pour les projets essentiels. On perçoit néanmoins le sens de cette participation, ainsi que les difficultés qui l’accompagnent. On commence à en définir les exigences, les conditions de réussite. Son avenir : un développement par capillarité, via les élus et les corps intermédiaires, pour irradier sur tous les territoires et dans tous les domaines de l’action publique. À mi-chemin entre les logiques de représentation et de démocratie directe, cette participation fait partie des rares pistes de travail dont on dispose pour sauver la cohésion sociale en temps de crise durable.
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Directeur général de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars). Voir son précédent article dans Esprit : « Revenu de solidarité active : quelle nouvelle donne sociale ? », mars-avril 2010.
- 1.
Sous l’impulsion de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), dirigé par Philippe Warin, ce fait de société reçoit depuis quelques années un nouvel éclairage scientifique. Site web : http://odenore.msh-alpes.fr
- 2.
Cnaf, « L’e-ssentiel », juillet 2012, n° 124 (http://www.caf.fr/etudes-et-statistiques/le-ssentiel).
- 3.
Philippe Warin, « La participation citoyenne dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale questionnée par le non-recours à l’offre publique », Télescope, 2011, vol. 17, n° 1, p. 116-134.
- 4.
Marion Carrel, Faire participer les habitants ? La politique de la ville à l’épreuve du public, thèse de sociologie, Paris, université Paris-V, 2004.
- 5.
Loïc Blondiaux, le Nouvel Esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2008.