L'ère des imprécateurs. Enquête
Enquête auprès de Matthieu Angotti, Jean-Claude Eslin, Dick Howard, Nicolas Léger, Daniel Lindenberg et Lucile Schmid
Le spectacle des colères
Partant du constat selon lequel nous vivons dans une société en colère, nous avons demandé à des intellectuels et collaborateurs de la revue quels étaient les ressorts de ces nouvelles exaspérations. Nicolas Léger, jeune professeur de lettres et de philosophie à Florence qui rend compte dans nos colonnes de la culture, populaire ou savante, examine ici le spectacle des colères donné dans les médias français.
Nicolas Léger – Polémiques, indignations et exaspérations s’étalent sur les couvertures des magazines et s’emparent des écrans. Les crises contemporaines ouvrent des fronts qui sont autant de motifs d’indignations et de déplorations recueillies par les médias. Par essence spectaculaire, la colère envahit l’image, recouvre les autres voix et surtout, fait parler d’elle et crève l’écran. Le dispositif médiatique offre une visibilité, qui n’est pourtant pas une garantie de lisibilité. Le coup de gueule qui enflamme le plateau est un coup de pub assuré, tant il sera repris par les autres médias, commenté, condamné, soutenu. Le « buzz » engendré par ces « clashs » se poursuit sur les réseaux sociaux où déferlent les commentaires désabusés ou les propos haineux. Les effets de crise sont pleinement à l’œuvre : séparation et radicalité au détriment du dialogue et du consensus, désinhibition de la parole et virulence du propos. La boîte de Pandore médiatique est ouverte : nous devenons les spectateurs affligés d’une surenchère qui paraît inéluctable au détriment du débat public.
Des discours de tous bords se parant de l’indignation voudraient se donner comme une lecture d’événements et de processus, une désignation claire des responsabilités et des causes qui nous ont plongés dans les crises et les perpétuent. Pourtant, dans leurs expressions médiatiques, ils engendrent une dangereuse confusion et nourrissent le climat délétère d’où ils surgissent. Ce n’est plus le heurt de conceptions qui fait le débat actuel, mais celui d’affectivités et de tempéraments. Virulence vaut pour sincérité, discours nuancé pour langue de bois : les plus offensifs l’emportent alors et tiennent le devant de l’espace médiatique. Contempteurs de leur époque pour les uns, dénonciateurs et moralisateurs pour les autres, ils finissent par devenir des personnages pris dans le piège d’un dispositif médiatique avec ses règles et ses formats.
Depuis une décennie, les médias atteints par la crise naviguent eux-mêmes entre deux écueils : face au retrait de leur lectorat ou de leur audimat, ils privilégient le spectaculaire sur l’éclairage informatif et face à la peur d’être taxés d’« élites » coupées des réalités sociales, ils offrent une tribune au « parler vrai », au « coup de gueule », prenant à charge d’exprimer le « ressenti » du peuple. L’ère du soupçon se double du spectacle des colères. Cette accentuation épouse une montée du Front national et l’émergence d’une droite « décomplexée », qui ont d’ailleurs su habiter le plus adroitement ce nouvel espace sur mesure, faisant de « popularité » un synonyme de « populisme ».
Le mélange des genres, le privilège des tempéraments sur les discours, l’assomption de l’intellectuel en personnage du théâtre médiatique ont atteint leur paroxysme. Les sentiers avaient été battus par les « nouveaux philosophes », pour qui la télévision avait été un espace de l’indignation spectaculaire et de l’autopromotion. Les temps ont changé : l’heure n’est plus aux « droits de l’homme » ou au « tiers-mondisme » mais à la désignation de « responsables » et à la déploration du « déclin ». Ainsi, ce sont par exemple les « nouveaux réactionnaires » qui ont repris le flambeau et le trimballent sur les terres jadis occupées avant tout par l’extrême droite. Opposés à des « intellectuels de gauche » pris dans des postures tout aussi peu nuancées, le spectacle est assuré : le théâtre médiatique vire à l’arène et au pugilat.
La parole « libérée »
Ainsi, on assiste à une reconfiguration mouvementée non seulement du paysage intellectuel, mais surtout de la définition même de l’« intellectuel ». On réagit à l’événement majeur « à chaud », sans recul, et le fait divers devient une pièce dans le procès à charge que mène l’intéressé sur son époque. Le moindre délinquant adolescent peut devenir le symptôme d’un échec du système scolaire, d’un malaise dangereux des banlieues ou d’une décadence sociale. Les circonstances et le contexte sont écartés pour privilégier une lecture idéologique. La complexité est bannie : elle n’entre pas dans la synthèse instantanée qui défile sous l’écran ou la reprise en cent quarante signes de Twitter. Le temps médiatique est une dictature mais nombre d’invités s’y soumettent complaisamment tout en la dénonçant.
Livres aux titres indignés ou délibérément anxiogènes s’écoulent par centaines de milliers d’exemplaires : moins pour leur pertinence que pour l’intense exposition dont ils ont bénéficié. Huissiers affligés de notre société, les « néo-réacs » se lancent dans des réquisitoires amers. De même que le Front national depuis quelques années, ils s’érigent en défenseur des valeurs républicaines et de la laïcité et jouent la partition de la voix de l’exaspération populaire contre les « élites » et le « système ».
Le « jargon universitaire » devient à la pensée ce que la « langue de bois » est au politique : un masque pontifiant de la vacuité moderne. Le « ressenti », néologisme perpétuellement invoqué, est préféré : sentiment d’insécurité, sentiment de trahison et angoisse peuplent des discours plus prompts à la persuasion qu’à la conviction.
Ainsi, au lieu d’offrir une lecture des réalités sociales, politiques, économiques, ces discours ajoutent à la confusion présente. Pour preuve, l’émergence de rubriques et d’émissions de décryptage telles que « Désintox » dans Libération ou « Les décodeurs » dans Le Monde. Arguments, exemples, affirmations souvent péremptoires sont soumis à la vérification après-coup : ce qui alimente d’ailleurs le sentiment d’une presse auxiliaire d’une police de la pensée. Le serpent se mord la queue et enfle. En effet, à jouer parole contre parole, intervenant contre intervenant, la pertinence et la véracité ne sont plus prioritaires puisque l’enjeu est d’avoir raison de l’adversaire en un temps imparti.
Quant à la classe politique, la participation aux émissions de divertissement est, depuis les années 1980, un formidable espace communicationnel. Ces talk-shows – dont On n’est pas couché sur France 2 est la quintessence contemporaine – étaient l’occasion d’exprimer ostensiblement sa compassion envers le sort de populations victimes ou défavorisées. Désormais, c’est le discours accusateur et fustigateur qui l’emporte.
La captation par l’aile droite de figures célèbres de l’indignation traditionnellement convoquées par la gauche – Jean Jaurès par Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen ou encore Jean Moulin par Robert Ménard, maire de Béziers soutenu par le Fn – souligne cet attrait pour l’indignation fédératrice, mais aussi la prédominance de la posture exaspérée sur la cohérence avec une ligne idéologique. Mais le décalage entre l’éclat de la colère et le travail du temps politique se mue vite en décalage entre paroles et actes. La défiance régnante et le sentiment de l’impuissance politique s’en trouvent accrus. Qui plus est, la course à la publicité et à la visibilité médiatique s’accélère dans la surenchère et la violence spectaculaire.
D’une certaine façon, cet excès des colères a trouvé sa manifestation paroxystique et carnavalesque le 1er mai 2015 sous l’œil des caméras dont chacun des protagonistes voulait attirer l’objectif à sa façon : au pied de la statue de Jeanne d’Arc, le patriarche Le Pen, de rouge vêtu, muguet au revers, surgit inopinément sur la tribune et harangue la foule, prenant de cours sa fille « parricide ». Le tout sera couronné par la performance au balcon des Femen, seins nus, singeant le salut nazi, tandis que Bruno Gollnisch s’en prend à des journalistes à coups de parapluie. Ce jour-là, dans la confusion générale, le spectacle était devenu cirque médiatique.
Le spectacle continu de l’expression colérique, l’indignation sur fond de replis identitaires participent ainsi à une atmosphère anxiogène et clivante. Ce mouvement s’exacerbe dans la mesure où le spectateur du xxie siècle n’est plus simplement passif : il peut désormais faire entendre son opinion, « réagir » à longueur de commentaires. Tout en étant une démocratisation de l’espace d’expression, le net amplifie une cacophonie à l’affectivité irritée.
C’est sur ce terreau fertile que se déploie une autre mise en abyme inquiétante du spectacle des colères : le conspirationnisme. Soupçon, colère et défiance achèvent leur rencontre dans cette lecture du monde pathologique. Le ressentiment, croyant démasquer un coupable dans son enquête paranoïaque, donne un visage à soumettre à la vindicte. Les lectures complotistes et antisémites d’Alain Soral déforment les événements pour y voir une volonté de créer sciemment un chaos mondialisé. Ce même ressentiment motive Dieudonné qui, mis à la porte des talk-shows, revient par la fenêtre des rebondissements judiciaires et des provocations adroites et haineuses. Apparaît alors un nouveau spectacle malsain prolongeant les lignes en germe dans le spectacle médiatique actuel.
La colère du matin
Jean-Claude Eslin, fidèle compagnon de route de la revue Esprit, critique la machine médiatique qui nourrit les colères de chacun, entretient l’impuissance démocratique et moralise le politique.
Jean-Claude Eslin – Dès le matin, la colère des Français se rallume en écoutant ce qu’on nommait autrefois « les informations », mais qui est plutôt aujourd’hui une comédie débridée, la saynète débitée à un rythme accéléré d’une sélection d’informations hautement subjectives, commentées et orientées. Une demi-heure suffit sur les différentes antennes à attiser la colère selon la tendance de chacune.
Ce matin, il est question de la grève organisée par la Cgt contre la répression syndicale. Il s’agit en fait des syndicalistes condamnés par la justice pour avoir poursuivi le Drh d’Air France. Et c’est parti ! À partir de petits faits vrais – le petit bois pour allumer le feu –, on peut au choix invoquer l’arrogance de la Cgt, le cynisme du grand capital, l’impuissance des syndicats. Chacun en convient, il s’agit moins d’information que de communication, c’est-à-dire de diffuser des messages préconçus destinés à entrer dans la tête des auditeurs, chacun selon l’antenne de son choix, et de réveiller ainsi leur colère.
Quand un événement bouleverse le rituel (les massacres du 13 novembre 2015, le score du Front national au terme du premier tour des élections régionales le 6 décembre), on entend pendant quelques jours des résolutions touchantes, des voix dissonantes, mais après trois semaines, la cantilène reprend : il ne s’agit ni d’information ni même de journalisme d’opinion, mais plutôt d’agiter des totems – jeu familial entre initiés qui se comprennent à demi-mot, l’un rigolard, l’autre doctoral, le troisième insolent (que les politiques comprennent bien que le journaliste tient le micro !), complices qui font appel selon que de besoin à l’« expert compétent » sur la liste habituelle. De la sorte, le jeu est bouclé jusqu’à la fois prochaine. Et on se félicite que le Fn ne passera pas cette fois-ci.
Quel est le produit de cette prière du matin journalistique ? Des colères antagonistes s’élèvent chez chaque Français prenant son café. Je suppose qu’une fois sur deux l’auditeur exaspéré coupe le sifflet aux impudents. Mais surtout, tandis que ces messieurs dames, certes concurrencés par les autres radios et par l’internet, conscients peut-être qu’ils n’ont qu’un poids réduit, font du bruit dans le beau jouet qu’on leur a prêté, un sentiment d’impuissance se lève chez nous tous. L’auditeur ne peut qu’être mécontent, il refoule tout ce qu’il voulait répliquer, il ronge son frein jusqu’au prochain scrutin, illusoire hochet. Que ferait-il d’autre ? La machine médiatique échappe depuis longtemps à ceux qui l’ont conçue, et surtout à la critique – depuis longtemps les audacieux qui voulaient décrire les « années médiatiques » ont renoncé à leur projet. Le conformisme organisé produit la colère. La machine médiatique a une tâche dans la genèse de l’impuissance démocratique, celle d’entretenir cette impuissance.
Ils confondent la politique avec l’humanitaire, la décision avec le sentiment. Ils prennent en souci la misère du monde, mais veulent ignorer la nécessité de gouverner et les lois du gouvernement. Voilà un pouvoir qui poursuit tous les pouvoirs, mais ne cède jamais le sien. Il ne prétend à rien moins qu’à un pouvoir spirituel : « Nous sommes la voix du peuple. » Dans les démocraties, ne croirait-on pas qu’un pouvoir spirituel, tombé au xixe siècle des mains des Églises en celles des écrivains, tombe cette fois aux mains de prescripteurs et de médias ? Caricature de pouvoir spirituel : autoproclamé, moralisant, toujours empressé à condamner ou à ignorer d’autres pouvoirs.
Colère du matin cependant n’arrête pas le pèlerin. Celui qui descend l’escalier nourri des lieux communs de l’heure compte que le grand air dissipe ces bribes.
Trahison des clercs ou carnaval des identités ?
Historien des idées et professeur de science politique à l’université Paris 8, Daniel Lindenberg vient de rééditer son Rappel à l’ordre1, qui avait anticipé le triste spectacle des colères contemporaines. La critique du fonctionnement du système médiatique ne dégage pas les intellectuels de leur responsabilité.
Daniel Lindenberg – Chacun en conviendra : le « style paranoïaque » triomphe dans notre République des lettres. Comme l’a fait très justement remarquer Marc-Olivier Padis (Esprit, novembre 2015), on voit des auteurs omniprésents dans les médias hurler qu’on les bâillonne. L’effet comique est évidemment irrésistible. Et éprouvé. Que certains intellectuels soient devenus des people guettés par la presse du même nom, ne signifie pas pour autant que leur « sacerdoce » appartienne au passé. Derrière la comédie, il y a une lutte féroce pour le pouvoir spirituel, comme disaient nos anciens.
Les persécutés-persécuteurs d’aujourd’hui, aussi moliéresques qu’ils soient, relèvent d’un parti intellectuel tout à fait identifiable quant à ses orientations fondamentales. Il y a les stratégies de communication, et il y a une ligne de front. Mais depuis que la télévision et les réseaux sociaux ont remplacé les salons, il y a une plus-value qui va à ceux qui savent assurer le spectacle. Lu succès médiatique ne s’obtient pas au mérite, mais au look, et surtout à la capacité d’écraser l’adversaire de son mépris, de le « ringardiser ».
Le discours creux des valeurs
Cette régression à une sorte d’état de nature est naturellement favorisée par la montée générale de l’indifférence aux principes républicains, souvent appelés trop vaguement « valeurs », dans notre société. Les discours creux sur la « tolérance », sur fond d’attribution à Voltaire de citations imaginaires, masquent une absence criante de toute éthique, même minimale, de la discussion.
La grande croisade pour la liberté d’expression aboutit à l’imposition d’une pensée plus unique que jamais. Rappeler l’utilité de la révolte devant l’injustice est moins porteur que la chasse aux boucs émissaires. Que de brocards, on s’en souvient, avait dû essuyer le pauvre Stéphane Hessel, parce qu’il avait osé prôner l’indignation comme une vertu essentielle à la Cité ! Que n’avait-il exalté l’excellence du ricanement ? Comment s’étonner, dans ces conditions, que la vie intellectuelle soit désormais rythmée par des « affaires » plutôt que par de vrais débats ? Notre société exalte à la fois la levée tous azimuts des tabous et la sanctuarisation de nouveaux totems, la dérision sur les « valeurs », qui reçoit aujourd’hui une caution jusqu’aux sommets de l’État, et leur invocation.
Le vrai problème est que les grands mots, lorsqu’ils ne sont pas objets de dérision, ont été vidés de leur contenu, au profit de leurs contraires, et ce depuis des années. Les mots « Lumières », « laïcité », « République », voire « droit des femmes », sont brandis pour justifier la stigmatisation de certaines catégories de Français. En dépit des apparences, les intellectuels médiatiques ne sont donc pas des clowns. Pas plus que ne le furent en leur temps les joyeux drilles du groupe Jalons, dont sont issus Frigide Barjot et son mari Basile de Koch, certes experts en farces et attrapes, mais surtout idéologues efficaces de la droite dure. La même remarque pourrait être appliquée à un personnage réputé inclassable comme Jean-Edern Hallier, dont l’histoire retiendra, au-delà de son histrionisme, le rôle éminent dans les efforts de constitution d’un pôle « Ni droite ni gauche » (ou même « rouge brun » à la marge…).
La position de rebelle institutionnel, pour dérisoire qu’elle soit, n’est pas incompatible avec des convictions. Encore faut-il que le message ne soit pas brouillé par le code, pour reprendre les célèbres catégories de Marshall McLuhan. On comprend que Michel Onfray, pris d’un mouvement de recul, se soit résolu à une « diète médiatique » après avoir fait, pas toujours à son avantage, la couverture des magazines et subi l’encombrante sollicitude d’« amis » qui voulaient ameuter la foule pour défendre à travers lui la « liberté d’expression ». Combien devraient suivre ce sage exemple…
Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Certains intellectuels semblent être devenus, aux yeux du public, les équivalents des comédiens célèbres, des rock stars ou chanteurs vedettes du Top 50, et autres sportifs de haut niveau.
Une touche d’excentricité ne nuit pas à leur réputation, bien au contraire. D’aucuns l’ont bien compris, qui se construisent un personnage absolument formaté pour répondre à l’idée que les médias, et à travers eux le public, se font du Grand Écrivain, à la fois dandy et provocateur. Ils ne se teignent pas les cheveux en vert comme Baudelaire, mais trouvent bien d’autres manières, pas toujours futiles, d’aller « à rebours » du vulgaire, dans la grande lignée du Des Esseintes de Huysmans. On pense évidemment à Philippe Sollers, et plus encore à Houellebecq, qui a tant contribué par son art du contre-pied à la « levée des tabous » dont s’enorgueillissent nos réactionnaires new school.
Coups de gueule
Épater le bourgeois serait-il le dernier mot du génie ? Certains s’en offusquent, convaincus qu’ils sont que c’était mieux avant. Mais ne succombent-ils pas à l’illusion du jamais-vu ? Il y a plus d’un siècle, Romain parlait déjà de « foire sur la place » à propos de la scène culturelle parisienne. Qu’on se souvienne aussi d’une certaine presse qui faisait ses choux gras des turpitudes supposées de Jean-Paul Sartre et des existentialistes de Saint-Germain-des-Prés. On peut considérer que Sartre fut le premier intellectuel « médiatique » de l’ère contemporaine. Il a illustré une tradition séculaire, où l’on voit le clerc « trahir ». En sortant de l’université, l’auteur des Chemins de la liberté a choisi de pousser assez loin la haine de la bourgeoisie, dont il a dit à quel point elle lui était chevillée au corps.
« Les mots sont des pistolets chargés » : cet aphorisme souvent cité, extrait de Qu’est-ce que la littérature ?, se suffit à lui-même lorsqu’on se penche sur son rapport à la violence. Encore était-il dans la vie de tous les jours un homme tout à fait urbain, que le général de Gaulle, fidèle à la conception classique du Grand Écrivain, pouvait assimiler, à son grand dam, à Voltaire. Tel n’aurait jamais pu être le cas d’un André Breton et de ses camarades du groupe surréaliste. Dans ce milieu, les conflits se réglaient par des excommunications, mais aussi à coups de poing. « Lettristes » et situationnistes multiplient, autour de chefs charismatiques (Isidore Isou, puis Guy Debord) les actions d’éclat et préparent « le soulèvement de la jeunesse ».
Encore faut-il souligner chez toutes ces figures emblématiques, de Sartre à Debord, une éthique commune, que l’on serait en peine de retrouver chez les intellectuels médiatiques. Qui aujourd’hui se réclamerait sans rire et faire rire, du refus de parvenir hérité de la plus pure tradition syndicaliste révolutionnaire ?
La brutalisation de la vie intellectuelle trouve son équivalent dans l’ordre du politique, compte tenu de leurs rapports incestueux. Coups de gueule et petites phrases assassines rythment une scène politique qui se nourrit de dossiers d’instruction opportunément soustraits à un secret de polichinelle baptisé « secret de l’instruction ». Que les uns et les autres se retrouvent dans la presse people est dans l’ordre des choses. La prise de pouvoir par les journalistes aux confins incertains de l’intelligentsia et de la classe politique est certainement le fait marquant de cette décennie. La vogue de l’« investigation » peut sembler à bon droit répondre à l’exigence démocratique d’un contre-pouvoir en matière d’information, face aux empiétements de l’Argent et de l’État. Mais l’héroïsation, avec les dérives qu’elle peut comporter, menace ces pratiques vertueuses. Et les intellectuels qui prétendent parler au nom du « réel » et du « peuple » s’engouffrent dans cette brèche.
Maurice Clavel, il y a quelque quatre décennies, avait lancé l’idée d’un « journalisme transcendantal ». Il s’agissait par cet oxymore mûrement réfléchi de sortir des cadres habituels pour rejoindre la « vie », ignorée par l’information officielle. Clavel se voulait le successeur des Péguy et des Bernanos. Le coup de gueule systématique et les attitudes théâtrales (« Messieurs les censeurs, bonsoir ! ») en avaient fait le prophète de l’alliance improbable de l’Esprit saint qu’il avait entrevu sur les barricades de Mai 68 et de la télévision. Nul autre que lui aurait été capable de faire partager cette conviction à un groupe de jeunes normaliens que la presse, écrite et audiovisuelle, allait instantanément rendre célèbres sous le nom de « nouveaux philosophes ». Et qui allaient se faire les missionnaires de sa révolution antimatérialiste dans toutes les familles spirituelles de la France.
Mais le résultat le plus clair de ce grand dessein aura surtout été une confusion des genres. Tandis que les philosophes proposent des « romanquêtes », au nom du « mentir-vrai » aragonien, des journalistes se muent en intellectuels organiques du camp identitaire… Au nom, bien sûr, de la « levée des tabous ». Tout cela se déroule dans un climat qui n’évoque guère l’éthique de la communication apaisée chère aux habermassiens.
Les promesses de l’ère postmarxiste n’ont pas été tenues. L’hydre sartrienne abattue, on a assisté à une guerre de succession qui a tourné court. L’intellectuel de référence est aujourd’hui Michel Foucault, qui fait l’unanimité, de l’ultragauche aux néolibéraux. Mais n’étant plus de ce monde, il souligne surtout le vide laissé par sa disparition et celle de quelques autres.
D’autres ont tenté de retrouver le souffle des Temps modernes annonçant une ère nouvelle au sortir de la guerre. Dans l’éditorial du premier numéro de sa revue, Pierre Nora écrivait : « Le Débat, parce qu’en France, il n’y en a pas. » Trente-cinq ans après, on attend toujours ! L’invective et les coups bas, les attaques ad hominem, les groupes d’admiration mutuelle, oui ; un véritable débat argumenté, que nenni. Cela ne surprend qu’à moitié. Il ne faut jamais oublier en effet que beaucoup d’animaux de ces « ménageries » (pour parler des intellectuels comme Diderot le fait sans prendre de gants dans le Neveu de Rameau) sont souvent des ex-communistes et de ci-devant gauchistes.
Le passage par un libéralisme se réclamant de Raymond Aron se révèle souvent une simple cellule de dégrisement. Comme je l’écrivais naguère dans le Rappel à l’ordre, on passe sans douleur de Lénine à Tocqueville, et de ce dernier à Carl Schmitt. De cette formation initiale tout n’a pas été oublié, loin de là. Il ne s’agit pas d’un phénomène inédit, ni d’un abandon vulgaire du costume Mao pour les fastes du Rotary.
Les parvenus
Aujourd’hui les intellectuels ont déserté la périphérie, qu’elle soit celle du Parti intellectuel universitaire de jadis ou celle du rêve communautaire, pour se retrouver au centre du chaudron médiatique. Le quart d’heure de célébrité, promis à tous par Andy Warhol, est devenu une obsession, à l’heure où la consécration par le savoir est réservée à quelques élus. Il ne suffit pas de distinguer entre les « vrais » intellectuels qui produisent dans le silence de leur laboratoire et les bateleurs médiatiques. Que ces derniers soient des sophistes (au sens de Platon : des individus qui font commerce de leurs belles paroles) ne permet pas d’évacuer le problème. Les intellectuels médiatiques restent des intellectuels, en ce sens qu’ils continuent à exercer leur magistère traditionnel sur l’opinion publique. On peut penser que ce sont de mauvais bergers, mais c’est ainsi.
On sous-estime en général l’effondrement de l’Université et son impact sur la République des lettres tout entière. Il ne s’agit pas seulement du retour de l’obscurantisme et de l’imprégnation inquiétante (pas seulement dans les quartiers populaires !) des théories conspirationnistes. Le refus de parvenir, austère idéal spinoziste qui fut le choix de tant de grandes figures, de Lucien Herr à Simone Weil, serait à peine intelligible aujourd’hui. Un vrai politique, on le voit chaque jour davantage, se doit aujourd’hui de passer du divan de Fogiel au studio Gabriel pour s’adresser au Peuple.
L’impuissance politique
Le spectacle des colères médiatiques et le carnaval des intellectuels brouillent les lignes de front idéologiques. Ils s’accompagnent d’une désaffection pour la politique qui se signale à tous par son impuissance à répondre aux colères sociales. Femme politique de gauche, aujourd’hui vice-présidente de la Fondation pour l’écologie politique2, Lucile Schmid examine trois exemples de colères qui ratent leur transformation politique.
Lucile Schmid – Quelles sont les images qui symbolisent aujourd’hui la colère politique ? Certainement, les manifestations, les grèves, les fermetures d’usines qui vont de l’automobile à l’agroalimentaire, où la colère sociale se confond de plus en plus avec le rejet du monde politique. Ce n’est pas une, mais des colères qui s’additionnent. Les promesses non tenues, le décalage entre les déclarations de campagne et l’exercice du pouvoir, la déception face à l’impuissance se conjuguent pour alimenter la révolte, le dégoût, le refus. Gauche et droite sont concernées ; la gauche porte sans doute une culpabilité plus lourde, liée à son identité et à ses valeurs. L’enfermement du monde politique, sa professionnalisation, son vieillissement et les conflits d’intérêts qui l’habitent complètent le tableau.
Peut-on alors continuer de vivre la politique avec des bouffées d’indignation successives, sans débouchés concrets, et un sentiment d’impuissance qui croît à mesure que le système institutionnel se paralyse ? Aujourd’hui, c’est sans doute l’inertie qui devrait être la principale cause de nos colères politiques. En 2002, Jean-Marie Le Pen arrivait par surprise au second tour de l’élection présidentielle, mais début 2016 la présence de Marine Le Pen au second tour en 2017 est considérée comme probable par nombre d’analystes compétents et structure une grande partie du débat autour de cette élection. Quel fossé entre ces deux situations, que de terrain gagné par l’extrême droite et que de temps perdu par les autres partis politiques pendant ces années !
Comment prendre en compte ce temps écoulé qui leste les nouvelles promesses et réduit l’espoir et la capacité à agir ? Un temps figé qui représente aujourd’hui la principale dissociation entre le monde réel et l’univers politique. Celui-ci est devenu un huis clos où on vit le retour du même, conjugué à l’agitation des polémiques quotidiennes et des tweets, tout en délivrant au pays un discours sur la compétitivité, la compétence et les bienfaits de la mondialisation.
Pour réanimer la colère féconde et l’envie de changer, il faut entendre ce bruit du tic-tac dont parlait Hannah Arendt :
L’avenir est comme une bombe bénéfique ou maléfique au mécanisme d’horlogerie profondément enfoui, mais dont le tic-tac résonne dans le présent.
Trois défaites
Le livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, dont plusieurs millions d’exemplaires se sont vendus en quelques mois en 2010, dénonçait les inégalités, la financiarisation et la politique d’immigration, rappelant les principes bafoués du Conseil national de la résistance. Pourtant, après trois ans d’exercice du pouvoir par les socialistes, ces indignations sont toujours d’actualité. Elles restent d’abord un plaidoyer éthique : être indigné, face à un système qui présente comme inévitable le renoncement à nos valeurs, est nécessaire pour préserver l’humain. Une indignation qui ne disparaît pas est comme un embryon de colère. Qu’en faisons-nous, qu’en ferons-nous ? Car elle peut rester, en l’état, une bonne conscience sans lendemain. Un livre rangé dans la bibliothèque de nos humeurs. Rien ne sert de prôner la résistance sans résistants.
Dans un registre différent, le conflit ArcelorMittal a symbolisé les liens entre colères sociales et politiques. Soutenir les salariés des hauts-fourneaux de Florange était un point emblématique de la campagne de François Hollande pour conserver le savoir-faire, lutter contre le capitalisme sans scrupule et organiser la réindustrialisation. Arnaud Montebourg, alors ministre, en avait fait son cheval de bataille. La signature d’un accord avec Lakshmi Mittal en juin 2013 a permis de sauver le site et une partie des emplois, mais a entériné la fermeture des hauts-fourneaux. La colère sociale s’est muée en défaite politique. Le syndicaliste Édouard Martin résumait ainsi la situation :
Le vote du Fn n’est pas seulement un cri de colère. J’ai peur que les idées frontistes ne s’ancrent de manière assez radicale dans la tête de nos concitoyens.
Lorsque l’aspiration au changement est là, encore faut-il l’organiser, dépasser la simple question des principes pour entrer dans l’énonciation de mesures concrètes et s’installer dans la durée.
La proposition de déchéance de nationalité, pour les binationaux reconnus coupables de crimes terroristes, risque encore de rebondir. François Hollande a confirmé, lors de ses vœux pour 2016, son intention d’inscrire cette mesure dans la Constitution. J’aime à croire qu’elle pourrait alimenter une colère politiquement féconde. Le président de la République ne semblait pas avoir anticipé l’indignation qu’il a suscitée, alors que la constitutionnalisation de l’état d’urgence renvoie au magasin des accessoires l’équilibre entre sécurité et libertés. L’arbitraire se profile et les élections de 2017 inquiètent. C’est un socialiste qui reprend calmement une proposition de l’extrême droite, après avoir mis le vote des étrangers dans son programme de campagne.
La colère politique s’alimente d’un refus d’un jeu politique tactique où l’habileté détruit ce à quoi nous tenons. Car cette colère se nourrit aussi de notre intimité, de ce que nous sommes, de notre histoire et de nos convictions. Avec la proposition de déchéance, c’est la légitimation du « Français de souche » du Front national qui se profile. Avec celle sur l’état d’urgence, une société des peurs s’installe. Sans doute est-il trop tôt pour mesurer si ces colères peuvent créer une dynamique. Mais on comprend qu’une colère politiquement féconde doit se fonder sur le sentiment que, sans réaction forte, une perte irrémédiable pourrait se produire.
Politique et antipolitique
Professeur émérite de philosophie politique à l’université de Stony Brook, Dick Howard est un représentant toujours en colère de la gauche antitotalitaire. Il comprend les exaspérations contemporaines dans le contexte d’une « antipolitique », concept qu’il développe dans un livre à paraître chez Palgrave Press au printemps 2016 : Between Politics and Antipolitics. Thinking about Politics after 9/11.
Dick Howard – La colère et sa sœur jumelle, la peur, agitent sourdement les populations occidentales. Cela se manifeste aujourd’hui dans la montée d’une « droite de la droite » rendue plus dangereuse par l’incapacité évidente des politiques à en comprendre les enjeux. La médiation politique se présente aujourd’hui sous la forme d’une antipolitique.
Cette antipolitique est à la racine de l’unification inattendue de diverses plaintes – aussi bien économiques que culturelles, sociales que personnelles – qui expriment une colère têtue. Cette dernière est devenue une passion incapable d’être satisfaite par la raison ou par la morale. Elle est pour cette raison incapable de s’exprimer par sa voix propre, ce qui explique l’apparition de démagogues sur lesquels un nombre croissant d’hommes et de femmes projettent leur ressentiment. S’il est vrai que la démagogie n’est pas un phénomène nouveau, et qu’en temps normal les spasmes de ressentiment qu’elle cristallise s’épuisent d’eux-mêmes, la version contemporaine semble plus dangereuse : elle est une expression politique fondée sur une visée antipolitique.
L’antipolitique apparaît à la chute du mur de Berlin en 1989 et avec l’écroulement conséquent de l’Urss. La démocratie devenait une évidence, ne semblait pas avoir d’ennemi et personne n’en questionnait le principe. Il y avait bien une opposition parfois nuancée entre individualistes et communautaires, mais les leçons tirées de la critique du totalitarisme (qui, ne l’oublions pas, prétendait incarner la vérité de la démocratie) étaient oubliées. L’Allemagne unifiée adoptait sans critique les formes institutionnelles de sa partie occidentale capitaliste ; l’Union européenne s’élargissait dans le même élan sans s’approfondir et sans clarifier son rapport à l’Otan ; la Russie d’Eltsine sombrait dans un chaos oligarchique et le capitalisme d’État chinois devait aboutir éventuellement à une ouverture vers la démocratie. Il est vrai que l’ex-Yougoslavie était livrée à la guerre civile, mais on voulait croire que c’étaient des péripéties reflétant des haines ataviques que des institutions démocratiques permettraient de surmonter.
Alors survint le 11 septembre 2001 et la folle épopée néo-conservatrice de Bush qui imaginait que l’élimination du tyran irakien libérerait les sentiments démocratiques jusqu’alors réprimés. Au lieu de quoi ce fut la « guerre globale contre le terrorisme », qui perdure et s’accompagne d’une politique sécuritaire fondée sur la peur. Sur le plan domestique, la démocratie était remise en question par les colères qui grondent et par les peurs qui paralysent le jugement politique.
En un mot, il y a eu un moment 1989 où une redéfinition du politique devenait possible, mais il fut raté par complaisance satisfaite et triomphale, qui n’a pas su penser les défis de la nouvelle donne. C’est cette complaisance que je tiens pour responsable de la montée d’une nouvelle droite radicale fondée sur une vision antipolitique.
L’antipolitique et la croyance aveugle au triomphe de la démocratie vont de pair : elles sont toutes deux incapables de penser ce que Claude Lefort appelait la question du politique. Depuis la date symbolique de 1989, le cadre du politique, tel qu’on le comprenait depuis la Grande Guerre3 et surtout depuis la guerre froide, s’est effondré. Du coup, la politique n’a plus de boussole : celle de la gauche (surtout radicale) comme celle de la droite (surtout radicale) sont devenues un théâtre d’ombres éclaircies de temps à autre par des promesses électorales aussitôt discréditées par la réalité implacable de la finance mondialisée. Trop de promesses tuent les espoirs et nourrissent les passions antipolitiques4. Au lieu de passer par la médiation des institutions de la société civile, ce qui encouragerait le respect de la pluralité sociale, la politique devient démagogique, fait appel aux craintes, s’appuie sur un ressentiment vague, privilégie l’unité et fait la chasse à l’ennemi. Pour parler comme Carl Schmitt, au lieu d’une compétition entre adversaires, la politique devient une lutte à mort entre les tenants de principes irréconciliables. Il en résulte cette forme déformée de la politique que j’appelle une antipolitique.
Les cabanons de la colère
Mathieu Angotti, directeur du Centre communal d’action sociale de Grenoble, analyse les colères suscitées par l’installation d’un bidonville. Le gouvernement s’entête à mener une politique d’évacuation des « campements illicites » et à stigmatiser les Roms. Il est pourtant possible de lutter contre le mal-logement et d’accompagner les personnes pour l’accès aux droits et l’insertion sociale.
Mathieu Angotti – Au début de l’hiver 2014-2015, le long d’une grande avenue qui marque la limite sud de la ville de Grenoble, un bidonville se construit et prend de l’ampleur. Il occupe à la fois un terre-plein en bordure de route et le pourtour d’un entrepôt en partie occupé par une société de logistique. En quelques semaines, il compte 300 à 400 personnes, en majorité des familles roms de Roumanie et de Bulgarie, mais aussi des demandeurs d’asile des Balkans.
L’existence de ce bidonville met tout le monde en colère. Des habitants du sud de la ville adressent une pétition au maire, via l’union de quartier la plus proche, dénonçant des problèmes d’insalubrité, de sécurité (les enfants qui courent le long de la route) et de délinquance. L’opposition politique locale reprend ce mécontentement à son compte, par voie de presse et sur les réseaux sociaux, où l’on peut notamment lire un article conclu par la sentence : « La colère monte dans la ville. » Les uns et les autres taxent les autorités municipales de laxisme et d’inefficacité. Ils s’en prennent aussi aux populations vivant sur les campements, les accusant de tous les maux : criminalité, paresse, violences, saleté, propagation de maladies…
Les commerçants du centre commercial voisin se manifestent également, avec exaspération, accusant les résidents du campement de faire fuir, par leur unique présence, les clients habituels du supermarché et des boutiques. Des rumeurs d’épidémie se propagent (notamment de gale), qui obligeraient certaines enseignes à fermer, au point de conduire l’Agence régionale de santé à démentir ces allégations par voie de communiqué officiel.
Les associations et collectifs de défense des personnes vulnérables sont tout aussi en colère, renvoyant les autorités publiques à leur responsabilité de fournir de façon inconditionnelle un hébergement décent à toute personne à la rue. Ils réclament des moyens pour reloger tout le monde correctement, sinon pour organiser une vie décente sur le bidonville (eau, chauffage, nourriture…).
Les élus et les services de la municipalité sont tout aussi remontés, cette fois contre l’État, soulignant que cette question de l’hébergement des indigents relève de ses prérogatives. Ils notent par ailleurs que les mairies voisines ont récemment procédé à plusieurs évacuations de campements, sans proposer de solution de relogement pour les personnes expulsées, les conduisant à tous se regrouper sur Grenoble. Avec le même agacement, l’État répond que la ville, par sa politique d’ouverture et de bienveillance à l’égard des migrants, a favorisé l’arrivée des familles et leur installation sur le bidonville.
Les habitants du bidonville sont en colère, même si leurs récriminations sont largement inaudibles. Quand on leur donne la parole, ils se plaignent des conditions déplorables dans lesquelles on les laisse vivre – insuffisance des sanitaires et des points d’eau, présence massive de rats, amoncellement des ordures – mais aussi de la mainmise de réseaux mafieux sur l’organisation du campement, qui exigent des loyers pour les cabanes et mettent en place des trafics de toutes sortes.
Voilà le point de jonction de ces colères, quelles que soient la façon dont elles s’expriment et les convictions qu’elles recouvrent : un sentiment d’impuissance à changer un réel qui dysfonctionne. Pendant six mois, le bidonville continue de s’étendre. Et les colères demeurent.
Au début de l’hiver 2014-2015, à quelques encablures du bidonville, un incendie ravage un immeuble squatté depuis plusieurs mois par des familles de migrants européens, pour la plupart Roms de Roumanie. La ville de Grenoble, face à la nécessité de reloger les familles, commence par les installer à l’hôtel puis s’interroge : quel projet imaginer pour se substituer à ces nuitées hôtelières peu satisfaisantes (coût élevé, conditions d’accueil inadaptées, absence d’accompagnement) ?
Une discussion s’ouvre alors avec la métropole du bassin grenoblois, le conseil départemental de l’Isère et les services de la préfecture, autour de l’utilisation éventuelle d’un terrain vide, situé à un kilomètre au sud du bidonville. Théoriquement, il est destiné à accueillir des gens du voyage mais il est inoccupé depuis plusieurs années. Rapidement, les quatre institutions s’entendent pour y établir des chalets préfabriqués, récupérés d’occasion en Auvergne. Un accord est ainsi trouvé pour un dispositif pouvant accueillir cent cinquante personnes.
Un grand nombre d’associations et de collectifs de soutien aux personnes sans domicile proposent de participer au projet, en mettant à disposition des bénévoles et du matériel, ou encore sous la forme de distributions à venir de vêtements et de denrées diverses. Les familles sinistrées de l’immeuble parti en fumée sortent bientôt de leur chambre d’hôtel pour s’installer dans les chalets. Dans les six mois qui suivent, l’équipe sociale met en place des cours de français, des accompagnements à la scolarisation, des activités ludiques pour les enfants, de l’aide à l’ouverture des droits sociaux, des dépistages sanitaires, des vaccinations, des accompagnements à la recherche d’emploi, des sorties culturelles et sportives, des événements festifs, etc. Les résidents marquent leur satisfaction, autant pour la décence de l’habitat que pour la qualité de l’accompagnement de l’équipe. Aucune dérive mafieuse n’est à déplorer.
Non seulement le village fonctionne, mais les Grenoblois semblent l’approuver en silence, tout comme l’opposition conservatrice et les défenseurs des droits de l’homme. À tout le moins, il n’y a pas de colère. Comment expliquer cette quiétude ? Le contraste avec le bidonville, toujours présent à proximité, est saisissant.
Tout se passe comme si la mise en place du village d’insertion avait permis de s’affranchir des colères potentielles en transformant positivement le réel. Tous les acteurs se sont retrouvés en capacité (puissance) d’agir ensemble pour sortir de l’impasse. Accompagnant cette prise en charge collective du problème, les discours évoluent. Ce n’est pas que le réel qui change, ce sont aussi les représentations qu’il véhicule. Tous ceux qui interviennent auprès des résidents du village en sortent touchés, leur vision du monde des hommes modifiée.
S’asseoir ensemble
Le contraste entre le bidonville (ferment de toutes les colères) et le village (réussite paisible) n’échappe à personne. Cependant, à l’été 2015, comme il n’y a pas de place pour tout le monde, loin de là, la frustration est forte. De fait, les colères resurgissent. Les institutions se divisent à nouveau. Les familles qui se retrouvent à la rue se plaignent de l’iniquité de leur sort. L’échec social persiste, tout comme le sentiment d’impuissance qui le suit de près.
Le village d’insertion lui-même est attaqué. La métropole fait part de son intention de récupérer le terrain occupé pour le remettre à disposition des gens du voyage. Le conseil départemental, dont la majorité a changé au printemps, décide d’annuler sa participation au financement des chalets (la subvention de près de cent mille euros, pourtant dûment votée, n’est pas versée). Certains Grenoblois commencent à s’interroger sur le coût du dispositif, en mettant en balance d’autres problématiques sociales du territoire (accueil de la petite enfance, prise en charge des personnes âgées…). La concurrence des fragilités, perpétuel générateur de colères. Enfin, chez les résidents eux-mêmes des tensions apparaissent, conduisant plusieurs familles à quitter les lieux.
Seule une vision globale de moyen terme, construite à partir d’un dialogue permanent entre les acteurs locaux, peut garantir une continuité spatiale et temporelle dans l’action. Sans cette intelligence collective, même les projets les plus pertinents se heurtent à des effets d’entrechoc, d’enlisement, de doublon et d’éternel recommencement. Et les exaspérations reviennent. À l’inverse, s’asseoir ensemble pour réfléchir, régulièrement, avec persévérance et humilité, jusqu’à trouver des solutions pour agir et les faire tenir ensemble sur la durée : qui peut rester en colère après ça ?
- 1.
Daniel Lindenberg, le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2016, avec une postface inédite de l’auteur.
- 2.
Voir le dossier « Habiter la Terre autrement », Esprit, décembre 2015.
- 3.
Dick Howard, « Penser la Grande Guerre à partir de l’expérience allemande », Esprit, août-septembre 2014, p. 110-122.
- 4.
C’est l’une des explications de la surprenante montée persistante de Donald Trump, mais le même constat s’applique aux pays de l’Union européenne. Pour Trump, voir Dick Howard, « Donald Trump, une machine à perdre », Le Monde, 4 août 2015, et son texte « Victoire des outsiders, défaites de l’establishment, et puis… ? » sur le site Telos.