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Source : Pixabay
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De l’autre côté du miroir

juil./août 2020

Coopérer avec les personnes accueillies à la conception, à la mise en œuvre et l’évaluation de l’action sociale permet une meilleure inclusion sociale de ces personnes. Mais une organisation bureaucratique et une culture caritative s’y opposent.

Les pratiques et postures des professionnels de l’action sociale changent. L’affirmation peut apparaître triviale, mais, depuis vingt ans, les injonctions au changement sont continuelles et il est de bon ton de douter de leur application. Parmi les assistantes sociales, éducatrices de jeunes enfants, conseillères en économie sociale et familiale, moniteurs éducateurs, conseillers en insertion professionnelle et tous les autres, une majorité a perçu et intégré la pertinence de sortir des positionnements maternels ou paternalistes, de «  faire avec  » les personnes accueillies pour construire leurs parcours, de miser sur un rapport horizontal entre semblables dans l’exercice de leur métier, plutôt que sur les tensions caritatives traditionnelles.

Les projecteurs se tournent depuis quelque temps vers une dynamique complémentaire ou, pourrait-on dire, l’étape d’après. Il s’agit de considérer les personnes accueillies et accompagnées par les services sociaux et médico-sociaux, non seulement comme les acteurs de leur vie et de leur trajectoire (dans la relation de semblables évoquée ci-dessus), mais aussi comme des ressources pouvant contribuer à la conception, à la mise en œuvre et à l’évaluation du travail social. Autrement dit, de faire participer les usagers aux activités des professionnels de l’action sociale, de les appeler de l’autre côté du miroir.

Les vertus de la participation

Ce qu’une telle dynamique peut avoir de vertueux a rapidement été identifié. Du côté des personnes en situation de vulnérabilité sociale ou médico-sociale, le fait d’être sollicité pour contribuer à l’élaboration et au suivi des dispositifs d’accueil, d’orientation et d’accompagnement solidaires fournit des occasions rares et précieuses de pouvoir exercer sa citoyenneté. Généralement invisibles, ces populations peuvent alors exprimer, au-delà d’une simple parole de témoignage, des avis, des analyses, des idées, qui sont mis au débat dans le cadre d’un processus délibératif. En termes d’inclusion sociale, les expériences participatives démontrent leur pertinence pour les personnes ainsi associées.

Du côté des institutions, associations et équipes diverses qui développent et mettent en œuvre le travail social, la plus-value est également évidente, au moins sur le principe. En concevant les dispositifs, les aides ou le fonctionnement des établissements avec leurs destinataires et usagers eux-mêmes, on multiplie les chances de s’adapter à leurs besoins et à leurs usages. En intégrant des personnes en situation de précarité à la mise en œuvre et à l’évaluation de l’action sociale, on poursuit cette dynamique d’ajustement au plus près des attentes des personnes accueillies. De fait, on renforce singulièrement l’adaptabilité et la créativité des équipes de terrain, auxquelles on permet au passage – j’allais écrire «  enfin  » – d’exprimer également leurs analyses et leurs idées, sans se borner à attendre les instructions tombées du ciel bureaucratique. Mentionnons pour finir une plus-value en termes de plaidoyer : face à des décideurs publics, il est précieux de pouvoir défendre le développement d’une action de solidarité en argumentant qu’elle a été construite avec les citoyennes et les citoyens qui en sont précisément la cible. La vertu de légitimation est évidente, et généralement reprise à leur compte par les décideurs eux-mêmes.

En termes d’inclusion sociale, les expériences participatives démontrent leur pertinence pour les personnes ainsi associées.

La réussite de ces expériences d’intégration des usagers aux activités des professionnels de l’action sociale repose sur la mécanique de la coopération, qui fait l’objet de nombreuses études depuis la fin des années 1970. L’un des pionniers de ces recherches, Robert Axelrod, a ainsi démontré que la première condition de l’entraide réside dans la durabilité et la fréquence des interactions entre les individus[1]. En considérant les personnes accueillies comme des personnes-ressources et en les intégrant durablement dans l’exercice professionnel des équipes, on multiplie de facto les interactions entre les uns et les autres, favorisant leur collaboration et leur intelligence collective. Plus récemment, Gauthier Chapelle et Pablo Servigne ont mis en évidence une série de facteurs favorisant la coopération, dont l’un des plus importants est au cœur des expériences évoquées ici : le développement des sentiments d’égalité, de confiance et de sécurité entre les acteurs d’un même écosystème[2]. La coopération génère alors une acculturation mutuelle, et même l’émergence d’une nouvelle culture, commune, fondée sur des récits partagés entre professionnels et personnes accueillies, une culture tournée vers un meilleur service rendu aux populations, et qui nourrit à son tour les mécanismes de coopération.

L’obstacle technocratique

L’engagement et l’entretien de ce type de processus récursif peuvent cependant être entravés par la culture traditionnelle des organisations du secteur social et médico-social. D’abord, dans les organismes publics et même chez une bonne partie des acteurs associatifs, le modèle organisationnel bureaucratique prédomine encore. Les cadres y constituent une forme d’aristocratie technocratique : ce sont à la fois les «  sachants  », qui déterminent ce qu’il faut faire en termes de services à la population, et les décideurs, qui font ruisseler d’en haut des instructions précises sur la manière de mettre en œuvre ces services. Le renversement (relatif) de la pyramide, que supposent les expériences participatives évoquées ici, constitue une délicate remise en question pour les tenants de ce modèle. Ensuite, l’univers social et médico-social est imprégné de culture caritative, celle des grandes organisations de bienfaisance qui avaient le monopole de la solidarité avant l’émergence de l’État-providence. Or cette culture caritative, à laquelle sont encore attachés de nombreux bénévoles et conseils d’administration associatifs, repose sur une tension entre celui ou celle qui aide, au-dessus, et celui ou celle qui reçoit, en dessous dans l’échelle sociale, les premiers se penchant vers les seconds pour leur apporter de l’aide. Cette tension entre en contradiction avec l’horizontalité des échanges que supposent les exercices de participation. Enfin, dans ce secteur professionnel comme dans bien d’autres en France, on accorde un poids déterminant aux diplômes : les places s’attribuent et les reconnaissances mutuelles s’établissent à l’aune de ces derniers, dont ne disposent évidemment pas la plupart des personnes en situation de vulnérabilité sociale. Ces différents traits culturels nourrissent méconnaissances et rigidités, freinant les initiatives démocratiques sur le terrain.

La participation à l’œuvre

À l’inverse, différentes pistes opérationnelles ont fait leurs preuves pour contourner ces obstacles culturels et faire fonctionner l’intégration des usagers aux activités des professionnels de l’action sociale. Je me permets d’en citer quelques-unes, tirées de mon expérience au Centre communal d’action sociale (Ccas) de Grenoble. La première : le développement de la dimension collective du travail social. En sortant des strictes relations bilatérales aidant/aidé, pour faire interagir des groupes de personnes fragiles (même s’il ne s’agit au départ que d’une modalité différente pour leur venir en aide), on fait naître spontanément des discussions et débats sur le sens de l’action sociale elle-même. Deuxième piste, en plein essor : le déploiement de la pensée design dans le domaine de l’intervention sociale, une méthodologie importée de l’industrie, appliquée aujourd’hui aux services publics, et qui positionne les usagers et leurs usages au cœur de la conception des services, sur la base d’exercices de conception partagée, de crash tests avant déploiement, ou encore de processus d’évaluation itératifs fondés sur les retours d’expérience. À Grenoble, deux expériences de ce type ont été menées, l’une pour réorganiser l’accueil du public au Ccas, l’autre pour concevoir un dispositif mobile d’accès aux droits, baptisé «  Caravane des droits  ». Troisième piste : la coopération territoriale. Au départ, il s’agit d’associer, au sein d’une démarche de conception d’un dispositif d’action sociale, les acteurs institutionnels et associatifs d’un même territoire, pour partager les idées, les ressources, le déploiement de l’action. Dès lors, quand la mixité interinstitutionnelle et la mise en veille des positionnements hiérarchiques sont acceptées, il est relativement aisé d’intégrer à ces instances de pilotage partagées des personnes directement concernées par les problématiques en jeu. C’est ainsi qu’ont été conçues et lancées, à Grenoble, une «  Équipe juridique mobile  » (maraude destinée à faire valoir le droit au logement) et une «  Commission de veille sur les jeunes majeurs  » en situation d’urgence. Quatrième piste : la sanctuarisation de places, au sein des conseils d’administration, pour des citoyens en situation de précarité ou de pauvreté, de façon à leur donner voix au chapitre. Enfin, la piste peut-être la plus prometteuse : le déploiement du «  travail pair  », qui consiste à embaucher des collaborateurs, au sein des équipes sociales et médico-sociales, en valorisant non pas leurs diplômes ou leur expérience professionnelle, mais leur expérience de vie, proche de celle des publics accueillis par l’équipe concernée. Sources de créativité et d’adaptabilité au sein de leurs services, les travailleurs pairs renforcent aussi de façon significative les capacités à entrer en contact avec les populations «  invisibles  », qu’ils savent repérer et dont ils savent atténuer la méfiance, ne serait-ce que parce qu’ils ne portent pas les casquettes habituelles de soignant ou de travailleur social. Deux expériences de ce type à Grenoble : des travailleurs pairs ont été recrutés au sein du service de promotion de la santé, d’autres dans l’équipe des «  Lits d’accueil médicalisés  » (dispositif de soins pour personnes à la rue atteintes de pathologies chroniques).

Ces expériences inclusives dans le travail social requièrent une forte discipline managériale. Elles exigent : de porter une attention particulière à la gestion des émotions au sein des équipes concernées (émotions dont la culture analytique des cadres se plaît à minorer l’importance) ; de veiller à la mesure des effets des projets réalisés (sans conséquences tangibles, les démarches participatives s’étiolent rapidement) ; de s’atteler à l’inscription dans la durée de la culture participative au sein de l’organisme (au-delà de la motivation personnelle de quelques pionniers) ; de dégager les moyens de formation nécessaires à l’étayage technique de ces démarches (dont les méthodes ne s’improvisent pas) ; de s’astreindre à une forme de discrétion, pour ne pas prêter le flanc aux soupçons d’instrumentalisation démagogique. En effet, cette accusation est la meilleure alliée des réfractaires à la participation des personnes vulnérables au travail social, trop heureux de pouvoir renvoyer à leurs initiateurs le mauvais rôle de politiciens cyniques. Une accusation parfois fondée : jusqu’au plus haut sommet de l’État, on n’hésite pas à faire monter sur scène et faire applaudir de simples citoyens, enthousiastes, pour masquer la vacuité des programmes politiques de solidarité. Mais cette accusation n’est la plupart du temps, surtout à l’échelle locale, qu’une facilité : celle de tout faire pour garder le pouvoir et la main sur la destinée de ses concitoyens.

 

[1] - Robert Axelrod, Comment réussir dans un monde d’égoïstes. Théorie du comportement coopératif, trad. par Michèle Garène, Paris, Odile Jacob, 2006.

[2] - Voir Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’Entraide. L’autre loi de la jungle, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.

Matthieu Angotti

Après avoir occupé différentes fonctions associatives et institutionnelles, il accompagne aujourd’hui les organisations sanitaires et sociales au sein du cabinet Kaeros. Il est l’auteur, avec Robin Recht, de Désintégration (Delcourt, 2017).

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