
Écrits politiques (1935-2008) de Aimé Césaire
L’hommage rendu mercredi 10 avril 2019 au Panthéon à l’homme politique et poète martiniquais Aimé Césaire (1913-2008), à l’occasion de la publication de ses écrits politiques, a ravivé sa pensée plus éruptive et présente que jamais.
Sa mémoire ne se réduit pas à l’évocation voire à l’invocation d’un simple passé. La pire faute qui puisse être commise serait de considérer ce passé comme oublié, oblitéré. Quelque chose de ces moments ou de ces événements historiques nous est aujourd’hui transmis. Les écrits politiques d’Aimé Césaire, à l’instar de ses œuvres poétiques et littéraires, témoignent, construisent une filiation, déroulent des fils afin que nous puissions, nous et nos descendants, configurer quelque chose de cette histoire qui nous a formés. Ces œuvres confient à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qu’elles recèlent encore.
« La poétique de Césaire est de volcans et d’éruptions, déchirée des emmêlements de la conscience parcourue de flots déhalés de la souffrance nègre avec parfois une surprenante tendresse d’eau de source et partout des boucans de joie et de liesse. » Cette réflexion d’Édouard Glissant à propos des œuvres littéraires de Césaire vaut aussi pour ses écrits politiques. Elle corrobore l’analyse de René Hénane : « Jamais l’élan poétique n’a autant fait corps avec l’élan politique. » Le penseur, l’homme politique, celui de l’éternel retour, est un individu universel. « Sa bouche fut la bouche des malheurs qui n’ont point de bouches. Sa voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. » (Cahier d’un retour au pays natal, 1939).
Les passés cités valent aussi pour porter plainte contre les états présents de l’injustice, pour se protéger contre la résurgence de l’horreur. La répétition infernale rétablit en effet sans cesse la charge de l’événement traumatique, la remémoration et la douleur du contentement au silence. Seul le mémorial collectif, l’histoire sans cesse en quête de sens, peut, au-delà de la répétition, du silence de la mort, protéger contre la résurgence de l’horreur et ouvrir quelques appuis pour dire avec des mots d’emprunts quelque chose de la vérité.
Depuis le discours de la Sorbonne prononcé par Césaire le 27 avril 1948, lors de la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage, le monde a connu de grandes et profondes évolutions. Mais ce texte garde tout son sens, une éloquence et la morale qu’il faut pour notre temps présent : « Le racisme est là, en Europe. Il attend de nouveau son heure, guettant la lassitude et les déceptions des peuples. En Afrique, il est présent, actif, opposant musulmans, chrétiens, juifs, arabes, Blancs et Noirs, et faussant radicalement l’angoissant problème du contact des civilisations. » Pis, ce sombre tableau se répand à l’échelle mondiale. Il faudrait réfléchir à une anthropologie des survivances : comprendre pourquoi certains crimes contre l’humanité, tels l’esclavage et la traite négrière, ou des discriminations de toutes sortes, sont à la fois notre antiquité et notre contemporanéité.
Traite négrière et ventes aux enchères d’êtres humains sont encore de mise de nos jours. Prendre position, refendre, pratiquer une fente, une fissure dans un état de fait que d’aucuns voudraient inéluctable. Cette nécessité de refendre cette représentation de l’histoire, d’y pratiquer une brèche, d’y ouvrir un espace pour de nouvelles possibilités ou lisibilités. Césaire prit position, il s’engagea. Il fit entendre les mots qui ne furent jamais dits, qui restèrent au fond des cœurs. Il fit parler les silences de l’histoire, « ces terribles points d’orgue où elle ne dit plus rien et qui sont justement des accents les plus tragiques » (Michelet). Césaire n’a jamais oublié le sort de l’homme noir et de l’être dans son acception la plus large. Le mot « négritude », qu’il a contribué à inventer et à lancer avec la complicité de Léopold Sédar Senghor et de Léon-Gontran Damas, n’a jamais été de l’ordre du biologique. La négritude était pour lui sursaut de dignité, refus de l’oppression, combat contre l’inégalité, révolte contre le réductionnisme européen. « Comme le mot nègre nous était jeté comme une injure, nous l’avions ramassé et nous en avions fait une parure. »
L’engagement d’Aimé Césaire se voulait certes ré-enracinement, mais également épanouissement, dépassement, conquête d’une nouvelle et plus large fraternité. Ses œuvres tant politiques, poétiques que littéraires ont accompli leur parcelle d’humanité. Aujourd’hui, les forces et les puissances d’avenir sont déjà là, elles frappent à la porte. Il s’agit de faire surgir des visions du chaos ; de cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente. Dans cette brèche ouverte entre le passé et le futur, devenir des lucioles, des porteurs de clarté, à l’instar d’Aimé Césaire.
Écrits politiques
(1935-2008)
Aimé Césaire
Éd. Édouard de Lépine
et René Hénane
Place, 2019, 5 vol., 2 048 p., 120 €