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L’Enlèvement. Tableau de Paul Cézanne (1867) • Crédits : The Yorck Project. C.C
L'Enlèvement. Tableau de Paul Cézanne (1867) • Crédits : The Yorck Project. C.C
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Poésie et peinture

Si ces deux arts sont comparables, c’est qu’ils cherchent tous deux, par leurs moyens propres, à traduire une impression du réel ou à voir autrement ce qui est visible. Baudelaire admirant Delacroix ou Cézanne cherchant à rivaliser avec Balzac s’interrogent tous deux sur leurs propres moyens d’expression et sur ce qui peut se transmettre d’un art à l’autre.

Le désir de comparer la poésie et la peinture est tenace, mais la comparaison s’avère malaisée, tant est grande la distance à parcourir. Réfléchir sur la traduction de l’une vers l’autre offre sur la question une perspective précise et peut-être éclairante, en nous rappelant d’abord une évidence : un poème, un tableau, est déjà une traduction. Delacroix aurait dit à Baudelaire : « Puisque je considère l’impression transmise à l’artiste par la nature comme la chose la plus importante à traduire, n’est-il pas nécessaire que celui-ci soit armé à l’avance de tous les moyens de traduction les plus rapides ? » Delacroix suppose, d’après Baudelaire, que le peintre traduit en tableaux ce qui est déjà une « transmission », qu’il est le lieu de passage d’une force qu’il reçoit de la nature et qu’il communique à la toile. Baudelaire soutient aussi, en le plaçant parmi les plus grands (Rubens, Raphaël, Véronèse, Lebrun, David), que Delacroix, « le dernier venu, a exprimé avec une véhémence et une ferveur admirables, ce que les autres n’avaient traduit que d’une manière forcément incomplète », et il continue : « Quel est donc ce je ne sais quoi de mystérieux que Delacroix, pour la gloire de notre siècle, a mieux traduit qu’aucun autre ? C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme » – c’est tout ce qui, en soi et autour de soi, n’est pas pour les yeux seuls, mais que le regard saisit. Cézanne voit même la peinture, dans ses conversations avec Joaquim Gasquet, comme le lieu par excellence où le « tourbillonnement du monde » se fait sentir : l’art, dit-il, « nous met dans cet état de grâce où l’émotion universelle se traduit comme religieusement, mais très naturellement, à nous ». Il souligne aussi la dimension éthique de la traduction du peintre, en disant de l’artiste : « S’il intervient, s’il ose, lui, chétif, se mêler volontairement à ce qu’il doit traduire, il y infiltre sa petitesse. » Cet idéal d’abstention peut étonner devant certains tableaux de Cézanne ; je sens néanmoins que, bien compris, il pourrait éclairer la question on ne peut plus épineuse, et le plus souvent mal posée, de la « fidélité » dans la traduction d’un poème vers une autre langue, où il faut décider exactement ce qui ne doit pas, mais aussi ce qui doit, intervenir. Pour les poètes, on pourrait citer le passage de cet Art poétique d’Horace qu’il est si difficile de lire depuis les romantiques (et où le contexte abonde, il est vrai, en idées que nous avons presque certainement raison de trouver étroites), qui recommande de regarder attentivement « le modèle original de la vie » (exemplar vitae) et d’en « tirer » (ducere) des « paroles vivantes » (vivas […] voces). On peut imaginer des manières plus séduisantes de dire à peu près la même chose, mais Horace affirme avec une enviable simplicité qu’une parole poétique vivante dépend de la qualité du regard que l’on porte sur la vie, et qu’un processus de traduction (ou de « duction ») relie ces deux formes de vitalité.

Pourquoi citer et commenter ces passages pour la plupart bien connus ? En présentant le poète et le peintre comme des traducteurs – traducteurs du monde perçu ou d’une certaine façon de le percevoir – ils élargissent l’idée même de traduction, et laissent penser que tout est traduction, à commencer par ce monde perceptible qui est le premier garant de notre être et qui serait déjà le lieu où autre chose est traduit. L’œuvre de traduction des poètes et des peintres serait la version consciente, réfléchie, de la traduction que nous effectuons tous, à tout moment, afin de nous mettre en rapport avec le réel, les autres, les objets du monde ambiant, nous-mêmes. Étant à la fois semblables les uns aux autres et différents, nous traduisons tout ce que rencontre le corps-esprit selon notre mémoire, nos circonstances ; étant dans un mouvement continuel d’échange, nous changeons légèrement, mais de manière compréhensible pour autrui, ce que nous recevons. Même en nous efforçant de toucher l’être de ce qui se présente, en réprimant l’abîme de désir et de pensée qui nous habite, nous ne pouvons éviter de le traduire selon qui nous sommes et de le faire, malgré nous, nôtre. C’est un peu inquiétant : on pense à ce scepticisme généralisé, décidé à tirer de la différence entre l’objet et notre représentation de l’objet, une leçon sur l’instabilité du savoir, sur l’impossibilité de rien connaître vraiment et sur la nature illusoire de la notion même de réalité. Se trouver impliqué, cependant, dans le processus d’une sorte de traduction universelle est réjouissant aussi. Si tout est traduction, tout est métamorphose, recréation, non pas selon la fantaisie insubordonnée de l’individu, mais selon l’imagination attentive des êtres soucieux d’atteindre ce qu’ils rencontrent et de connaître ce qu’ils ressentent. La traduction ouvre sur le possible, du monde et du moi. Au lieu de faire peur, ou de constituer un regrettable pis-aller, elle peut enthousiasmer, et il est bon que Baudelaire appelle les copies de tableaux que faisait Delacroix des « traductions », et que Delacroix, pensant aux anciens maîtres qui avaient le bonheur d’être « traduits » par des graveurs habiles, regrette de ne pas avoir trouvé un « traducteur ».

L’acte de perception

Si un tableau, un poème, est déjà une traduction, comment le traduire si ce n’est en refaisant, à sa manière, le mouvement innovant de l’autre entre le monde, le moi et l’œuvre ? Les moyens des deux formes d’art sont fort différents, mais nous avançons un peu en remarquant que la poésie se rapproche de la peinture en faisant voir, et que ses moyens pour le faire sont tout aussi puissants. Je parlerai moins de la peinture pour une raison évidente : n’étant pas peintre, je ne peux que deviner comment voient les peintres, en regardant la traduction de leur vision en tableaux, en lisant ce qu’ils en disent et en extrapolant – mais c’est peut-être un leurre – à partir de ma façon de voir comme poète. Mais nous savons déjà une chose importante : l’esprit et l’ensemble du corps s’engagent dans l’acte de perception ; nous voyons avec tout ce que nous sommes et selon la capacité de notre être au moyen, seulement, des yeux, et nous sommes redevables de l’image du monde que nous élaborons. Nous percevons aussi, dans le visible, ce que le visible recèle. Nous « voyons » un autre siècle dans un vieux mur, l’avenir invitant ou troublant dans une porte entrebâillée, la Russie dans une chapka. La peinture manifeste cette présence de la personne dans la vue et ce pouvoir clairvoyant du regard. Elle confirme la diversité de nos regards et des mondes qu’ils découvrent, car il existe, visiblement, autant de façons de voir en peinture qu’il y a de grands peintres.

Les arts visuels ne sont pas seulement visuels, ou plutôt, ils mettent en œuvre toute la capacité, possible et imaginable, du regard. Même les œuvres du peintre qui semblent avoir pour tâche d’imiter ce qu’il voit, selon une théorie curieusement universelle, autrefois, mais foncièrement inadéquate, changent l’objet de son regard en peinture et nous présentent une surface qui donne sur une profondeur, un « langage » qui parle, dans un balbutiement ou avec éloquence selon le degré d’adéquation entre le regard et le métier, de ce qui se trouve autour et au-delà du visible. De même, le poème le plus « vériste » n’est pas, pour anticiper, une concaténation de signes verbaux, mais dispose d’une multiplicité de moyens pour dire, et même pour montrer, le visible et l’invisible ; en poésie, rien n’est, hormis le bruissement des mots, mais des mondes entiers sont présents. Le peintre dans son théâtre, devant la chose vue à recommencer et devant la toile qui s’élabore, voit par des couleurs et des lignes, comme le poète voit avec des mots, et cela indépendamment de la présence ou de l’absence d’un « sujet » aisément identifiable. Un Braque ou un Rothko sont aussi accessibles, et aussi inaccessibles, à une description verbale qu’un paysage ou qu’une crucifixion, et l’on passe à côté de ce qui est proprement pictural, même dans les œuvres qui paraissent s’effacer devant un phénomène visible à faire voir, si l’on ne trace pas, dans la nature et l’agencement des couleurs, dans la qualité et le travail formateur des lignes et dans l’exécution matérielle du tableau, la façon dont le peintre montre comment il voit et, en le découvrant par ses gestes et en le créant aussi, ce qu’il voit. Les couleurs, les lignes et les formes qu’elles font apparaître sont à la fois une manière picturale de voir, dont seuls les peintres ont une connaissance intime et pratique et que nous devons apprendre à distance, et une recréation du réel, que l’on considère celle-ci comme une modification de notre perception des choses ou comme une neuve et juste découverte du réel et de notre propre capacité à le rencontrer.

La valeur d’un bleu, la légèreté d’une courbe, des tons qui se répondent, des formes qui se cherchent, traduisent une vision, et le visible et l’invisible que cette vision vise et change. En le regardant, la peinture rend le monde silencieux, comme si, en éteignant le bruit, elle faisait découvrir un état du monde plus secret et prêt à se révéler. On dirait que le peintre peint le silence, et que, même quand il colore et dessine des sons, il les transpose dans un milieu fictif qui les renouvelle. Devant un tableau, nous interrogeons le silence.

Si la peinture nous rend sensibles au silence, la poésie nous attire, au contraire, dans un monde sonore, dans les sons, non pas, en premier lieu, du monde, mais des mots. La conclusion simple, que la peinture opère sans mots et que la poésie n’est pas visible, reste pourtant hâtive, car elle ne tient pas compte de la façon dont nous voyons. Les spécialistes nous informent que la partie du cerveau concernant la vision est plus vieille, de millions d’années, que celle concernant le langage. Mais si le langage est une invention récente, il ne manque pas nécessairement d’efficacité et ses antennes, les moyens dont il dispose pour se mettre en contact avec tout ce que remarque la conscience, seraient logiquement plus développées. Au niveau zéro de la reconnaissance, de l’identification d’une personne ou d’un objet, il est certain qu’une photographie médiocre vaut mieux qu’une belle description. Avant même l’intervention de la poésie, cependant, le langage est capable de nous donner le monde visible et ce que le visible évoque, en nous en offrant une image, en invitant à la fois le visible et notre conscience du visible dans l’entre-deux inévitable et salutaire de l’imagination, laquelle, dans toute connaissance transitive, fournit le lieu où la transition s’effectue. Les mots du langage hors poésie sont déjà loin d’être de simples signes privés de contact avec le monde sensoriel, et en regardant la parole poétique, nous voyons qu’elle ouvre constamment sur le visible et nous ouvre nous-mêmes à un visible à la fois vrai et imaginé. Comme nous parlons de la musique de la poésie, nous pouvons parler, avec conviction, de sa peinture.

Mais comment voyons-nous en poésie ? En un sens, comme en peinture : indirectement, en nous éloignant du phénomène afin de mieux nous en approcher, et de manière holistique, en consacrant la totalité de notre être à la perception de la totalité de l’objet. Bien que ce soit assurément paradoxal, le visible en poésie ne diffère pas plus du réel visible que ne le fait la peinture, et, un tableau ayant sa propre visibilité, la différence est même plus claire en peinture, puisque nous ne regardons pas plus un enterrement à Ornans dans la toile de Courbet que nous ne regardons une pipe dans celle de Magritte. En poésie nous savons que le monde visible n’est pas présent, ce que nous voyons dans le sens le plus bref du terme étant des mots sur une page, et, comme la configuration de ces mots peut parler à notre imagination visuelle, toute allusion verbale au visible nous fait glisser, consciemment ou non, dans cet imaginaire où l’esprit et le monde s’efforcent de se rencontrer.

Ces allusions sont fort complexes, nous le savons, mais il est intéressant de nous le rappeler, en essayant de saisir exactement comment la poésie, et d’autres formes littéraires, peignent le monde. La parole poétique enrichit le visible de diverses manières. Il suffit de parler, par exemple, du « double cimeterre » des ailes d’un rapace pour que l’on voie, au-delà de la forme des ailes, le danger mortel que l’oiseau représente pour les bestioles qu’il guette. Il suffit de dire, comme Baudelaire dans « Le Crépuscule du soir », que « le ciel / Se ferme lentement comme une grande alcôve », pour que deux espaces de dimensions inégales se rejoignent et que l’événement quotidien du couchant devienne une fermeture inquiétante. Avant même les métaphores, les comparaisons et les autres figures – comprises, non pas comme des moyens délicats d’abandonner le réel afin d’entrer dans un réseau autonome de significations, mais comme des alliés de la poésie, des ouvertures souvent surprenantes mais indispensables donnant sur la profondeur de l’objet et sur ses relations avec d’autres objets qui, vus ainsi, éclairent son être et augmentent sa présence –, avant même ces figures, la poésie cherche le réel par le rythme et par le son, en invitant le réel à devenir, pour nous et dans notre effort pour l’atteindre, lui-même son et rythme. Le son, qui pourrait paraître étranger à la recherche de ce qui tombe sous les yeux, est néanmoins doublement présent. Au premier quatrain d’un autre « tableau parisien », « Le Jeu », Baudelaire écrit :

Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
Pâles, le sourcil peint, l’œil câlin et fatal,
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de métal […]

Sans en être la description, le poème prend comme point de départ une estampe que Baudelaire commente au début de Quelques caricaturistes français. Après les abondantes évocations visuelles, qui parlent en même temps, presque toutes – « fanés », par exemple, « câlin », « fatal » – de ce que le visible montre, les sons du dernier vers donnent au visible, qui n’existe jamais à l’état pur dans notre expérience, une vie plus complète. Mais pourquoi, en introduisant un cliquetis de métal, reproduire ce son dans le son des mots ? Il ne suffit pas, me semble-t-il, d’invoquer l’imitation (bien que la naïve imitation des sons perçus – le coassement d’une grenouille, le grincement d’une porte – soit en effet native chez nous, et vienne sans doute d’un désir de répondre au monde ambiant, de marquer notre participation à une vie au-delà de nous-mêmes), mais de penser que, si la mention de certains bruits ne les offre pas à l’oreille mais au cerveau, le son des mots, tout en faisant résonner des lettres, des syllabes, qui nous rappellent ces bruits, nous invite encore plus clairement dans l’imaginaire transitif, puisque nous nous apercevons qu’il s’agit effectivement de mots. Vu les grandes ressources dont dispose la poésie, non seulement pour susciter le visible, mais pour l’approfondir, en lui-même et dans ses rapports avec la sensibilité humaine, je suis tenté de croire que, par comparaison avec la peinture, la poésie voit mieux.

Je dirais même que l’œuvre de la poésie dans son approche du réel, dans sa capacité de nous ouvrir la voie en créant un lieu de rencontre, se voit moins dans l’inventivité heuristique des métaphores, par exemple, que dans des appellations simples : « la verte prairie », « la nuit sombre », qu’elle partage presque avec le langage quotidien. Le langage est déjà plein de choses vues, ou plutôt, de vues de choses, de façons de voir qui, en offrant aux choses des sons et des rythmes, les changent, les rapprochent de nous. En travaillant le langage, en accueillant les mots dans la forme d’une parole, la poésie augmente extraordinairement son pouvoir de sonder, entre autres, le monde visible. Nous sommes ici, comme j’ai commencé à le dire, dans le domaine de la recréation, de la transformation du monde – de sa transformation, autant que possible, en lui-même –, l’œuvre de la poésie s’accordant ainsi à celle de la peinture, du dessin, de la photographie, qui change le visible, pour son bonheur, en tableau, dessin, photo. Traduire une peinture en poème ou un poème en peinture, c’est donc passer d’une façon de transformer – de traduire – à une autre. Ce n’est pas échanger le visible contre l’invisible et inversement, mais le silence contre le son. Baudelaire traduit ainsi Delacroix (non pas une toile, mais l’ensemble de son œuvre) dans un des quatrains bien connus des « Phares » :

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber […]

Nous voyons en esprit (comme devant un tableau), mais aussi, pour ainsi dire, avec l’oreille, le lac, le bois, le ciel, un mot comme « chagrin » servant, tout simplement, à définir le fond émotif du paysage. En commentant ces vers – en traduisant sa traduction – dans l’essai sur les œuvres de Delacroix à l’Exposition universelle de 1855, Baudelaire souligne, par les mots : « Lac de sang : le rouge […] un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge », le travail proprement pictural du coloriste, tout en révélant, sans le dire, le heurt entre la mort et la vie, la vie devenant, en quelque sorte, complémentaire de la mort. Et c’est peut-être pour souligner la présence auditive du visible que Baudelaire écoute aussi, dans une œuvre de peintre, des « fanfares étranges » et purement métaphoriques, le « soupir étouffé » de la musique de Weber. Plus on la compare avec la peinture, plus on peut se persuader que la poésie possède, en dehors de toute question de synesthésie, une capacité à la fois d’audition et de vision.

La traduction par la création

Comme la poésie, la peinture est un autrement dit (une allégorie), qui dit le réel à sa façon, et qui s’en écarte afin de mieux le voir, de mieux le rendre présent et de mieux nous le faire connaître. Même une œuvre de Constable qui cherche à distinguer et à montrer avec la précision d’un instrument d’optique tous les phénomènes visibles qui entrent dans l’existence de certains nuages observés à un moment précis, et qu’il accompagne de la note suivante : “31 Sep.r 10-11 o’clock morning looking Eastward a gentle wind to East ” (« 31 septembre [sans doute le 1er octobre] entre 10 et 11 heures du matin regardant vers l’Est vent doux vers l’Est »), transpose les lumières et les volumes d’un lieu, d’une heure, d’une saison et des mouvements de l’air dans l’autrement vu d’une petite peinture à l’huile. À regarder de telles œuvres avec attention, nous voyons que la peinture, comme la poésie, comme la musique, offrent même une autre manière d’être et constituent un seuil à franchir. Tout est étrange, au fond, et l’effet est d’autant plus saisissant en poésie qu’elle se rapproche, comme toutes les autres formes de littérature, de nos activités ordinaires et quotidiennes, puisque nous ne cessons de penser avec des mots, de parler et même d’écrire, et qu’elle s’en éloigne également, en transformant à la fois tout ce qu’elle nomme et le langage qui lui permet de le nommer. (J’ajoute que, plus je pratique la poésie et plus je lis les poètes, plus la poésie m’étonne et me rend perplexe.)

Il est clair aussi que, si le poète pense en poète, le peintre pense en peintre, et que cela complique le travail du poète qui voudrait le traduire, comme celui du critique qui choisit d’écrire à son sujet. La peinture est une pensée visible qu’il faut voir, comme le dit Cézanne, « avec les yeux ». Le « sens » d’un tableau, que nous exprimons nécessairement par un discours qui le dénature, s’offre en premier lieu, et en dernier, au regard ; la connaissance qu’elle permet, du monde et de nous-mêmes, passe par la vue et la rend plus perspicace. Traduire un tableau en poème, ou un poème en tableau, c’est passer d’une façon de voir à une autre, en se souvenant de toutes les profondeurs du processus de la vision. Le poème est le tableau autrement dit, et réciproquement, et, comme dans toute traduction, le passage à effectuer est d’abord l’occasion de créer une œuvre, en assumant cette obligation de transformer qui est évidente lorsque l’on va d’une forme d’art à une autre et qui devrait inciter également à créer quand il s’agit de traduire un poème dans une autre langue. En même temps, traduire une œuvre est souvent un moyen privilégié de mieux la comprendre, car non seulement on mime pour soi-même l’original dans son acte essentiel et dans tous ses détails, mais encore on compare sans cesse l’original avec la traduction qui arrive peu à peu, la comparaison d’un phénomène avec autre chose offrant toujours une voie d’accès éclairante.

D’où l’importance de ce passage du Cézanne de Joaquim Gasquet :

Il va prendre un livre sur l’étagère, son vieux Balzac. Il feuillette la Peau de Chagrin. Oui, vous avez vos métaphores [dit-il], vos comparaisons. Quoiqu’il me semble que de constamment multiplier les « comme », c’est comme nous, quand notre dessin se voit trop. Il ne faut pas tirer les gens par la manche… Mais nous, nous n’avons que nos tons, la visibilité… Tenez, tenez… Il parle d’une table servie, il fait sa nature morte, Balzac, mais à la Véronèse… Une nappe… Il lit : « … blanche comme une couche de neige fraîchement tombée et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. » Toute ma jeunesse, j’ai voulu peindre ça, cette nappe de neige fraîche… Je sais maintenant qu’il ne faut vouloir peindre que « s’élevaient symétriquement les couverts » et « de petits pains blonds ». Si je peins « couronnés » je suis foutu… Comprenez-vous ? Et si vraiment j’équilibre et je nuance mes couverts et mes pains comme sur nature, soyez sûr que les couronnes, la neige, et tout le tremblement y seront…

Il ne s’agit pas de poésie, mais Balzac crée sa table servie avec les ressources de l’écriture poétique : les sons qui se répètent et se font signe dans « blanche comme une couche de neige fraîchement tombée » et qui attirent insensiblement vers l’être même de la neige telle qu’elle affecte les sens et l’imagination des sens ; le rythme qui anime la phrase entière ; une métaphore (« couronnés ») et une comparaison (une table blanche comme une couche de neige). La leçon de poésie que Cézanne donne au début est tout à fait juste. On peut légitimement vouloir appeler le lecteur-auditeur dans le monde autre de la poésie, ou de la prose, à l’aide des comme qui annoncent l’enrichissement du réel par la parole, le changement du réel dans le verbe, mais on risque toujours, en effet, de tomber de l’art dans l’artifice, de se laisser séduire par l’écriture plus que par le monde commun et partageable à faire voir vraiment et à nouveau, comme on risque d’accueillir des métaphores inattendues et intéressantes, mais qui ne procèdent pas de ce que l’on considère.

La leçon de peinture qu’il donne à la fin est tout simplement superbe, et vaut autant pour la poésie. Voyant dans la prose de Balzac, vibrant déjà de couleurs (« blanche », « blonds ») et de dessin (« s’élevaient symétriquement »), avant tout la neige et la couronne, il avait aspiré à peindre directement l’effet figuratif de la chose vue, une nappe blanche avec la douceur de la neige et, je suppose, son froid et sa brillance. Comprenant son erreur, il aurait pu renoncer au figuré, décider que, pour approcher de l’être même d’une nappe, il fallait chercher un réalisme excluant l’intervention de la mémoire et de l’imagination visuelles, de toute autre expérience du monde sensoriel et de son action sur nous. Et c’est d’abord ce qu’il fait, en évitant de peindre « couronnés » afin de se concentrer sur des couverts qui s’élèvent symétriquement et sur des pains à la fois petits et blonds.

Mais voilà que le fait d’observer avec une attention totale ce qui se trouve devant lui, en regardant non seulement avec les yeux, mais aussi avec tout ce qui anime les yeux et nourrit le regard, lui permet – au moment même où il se concentre sur une sorte d’obligation morale d’équilibrer et de nuancer ce qu’il peint « sur nature » – de faire apparaître les « couronnes » et la « neige ». C’est parce qu’il est Cézanne, dans la Nature morte avec pommes et oranges du Louvre, par exemple, que ce qu’il cherchait lui vient, sans qu’il s’en aperçoive aussitôt, comme un don de la peinture, de l’acte pictural. Voilà aussi sa leçon de traduction : pour traduire Balzac, il regarde ce que Balzac regardait.

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    Poète en anglais et en français. Docteur de l’université de Cambridge, il est professeur au Collège de France (Étude de la création littéraire en langue anglaise). Il a déjà publié dans Esprit : « Le rire de Molière » (janvier 2005). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment le Génie de la poésie anglaise, Paris, Livre de poche, 2006 et De l’émerveillement, Paris, Fayard, 2008.