Le memento mori de François Bayrou
Le taux d’abstention aux élections européennes de 2009 a été si élevé qu’il rend douteux les quelques enseignements qui en ont été tirés : « bonne résistance » du parti au pouvoir, « percée » de Verts, « effondrement » du Parti socialiste. Sitôt les résultats connus, les médias, qui n’avaient fait état du scrutin que de mauvaise grâce, sont retournés au sérieux des émotions : l’hypothèse d’une pandémie de grippe porcine et les débris encore muets du vol AF 447 en provenance de Rio.
La presse a, au cours de la campagne, essentiellement retenu un épisode qui restera dans les rétrospectives télévisuelles sur les « grands moments » de la politique française. À côté du rappel moral de Giscard en 1981 (« Vous n’avez pas le monopole du cœur ») et de la réplique de Mitterrand sept ans plus tard (« Vous êtes l’homme du passif »), il faut s’habituer à revoir le duel opposant Daniel Cohn-Bendit à François Bayrou lors de l’unique débat de ces européennes. On aurait cru la séquence mise en scène pour confirmer l’hypothèse freudienne sur le « narcissisme de la petite différence » : deux dirigeants que l’on disait amis, européens fervents l’un et l’autre, aux électorats poreux et qui se livrent, malgré ou à cause de cela, à un échange d’une violence rare.
On se souviendra aussi que Bayrou a été le grand perdant d’une rixe politiquement inexplicable. L’allusion appuyée aux écrits de jeunesse de Cohn-Bendit, et aux dérives supposées des protagonistes de Mai 68, restera comme un bel exemple d’attentat médiatique contre soi-même. S’il est impossible d’en estimer exactement les effets, elle a probablement fait perdre quelques points décisifs au président du Modem qui se serait bien vu, une nouvelle fois, en troisième homme de l’élection.
C’est à croire que François Bayrou ne connaît pas son électorat. Lors des élections présidentielles de 2007, il a séduit parce qu’il ne rentrait ni dans le jeu sécuritaire de Nicolas Sarkozy, ni dans l’éthique compassionnelle de Ségolène Royal. En voyant l’altercation avec Cohn-Bendit, beaucoup ont pensé qu’il valait mieux laisser à la droite la dénonciation des dérives soixante-huitardes et à la gauche morale les envolées sur l’enfance outragée. D’une façon quelque peu inattendue, l’une et l’autre se sont d’ailleurs retrouvées pour prendre la défense de Dany le rouge face aux insinuations si rétrogrades du Béarnais.
La scène est d’autant plus mémorable qu’elle vient au terme d’une excellente séquence pour le leader du Modem. La publication d’Abus de pouvoir en avril a installé François Bayrou dans le rôle de principal opposant au sarkozysme, peut-être faute de combattants, mais de manière difficilement contestable1. C’est la preuve de ce que, même en France, la réussite d’un livre ne garantit pas automatiquement une victoire politique. Ce succès éditorial a peut-être aussi contribué à faire de Bayrou un opposant littéraire : l’exemple de François Mitterrand montre que cela ne condamne pas à l’échec. Quoi qu’il en soit de l’avenir, il vaut la peine de s’attarder sur les forces et les faiblesses de ce style d’opposition, surtout à un moment où l’antisarkozysme est aussi majoritaire qu’impuissant.
Le différend
En politique, on gagne à jouer la cohérence de son adversaire, ne serait-ce que pour en donner une à sa critique. François Bayrou ne doute pas de l’unité du sarkozysme. Selon lui, les présidentielles de 2007 n’inaugurent pas une simple adaptation institutionnelle à la dimension d’un homme, elles marquent un changement de régime.
S’il considère le rassemblement du Fouquet’s comme la « scène primale du nouveau régime », et parle même d’« intérêts de classe » à propos de la nouvelle direction du pays, Bayrou n’en reste pas à une analyse sociologique du pouvoir en place. L’équation entre l’argent et la réussite est la signature d’une idéologie plus profonde, qui trouve ses racines dans les transformations de l’imaginaire social des Français. L’ancien dirigeant de l’Udf se souvient, par exemple, d’une interpellation de Sarkozy (alors qu’ils militaient ensemble pour Édouard Balladur) en direction de quelques chômeurs réunis là pour l’affiche : « vous les exclus… ». Avec le recul, il y voit l’énoncé brutal d’un partage entre les gagnants et les perdants qui n’admet d’autre critère que celui de la richesse.
Quelque part entre Péguy et Bourdieu, Bayrou dénonce ce renversement dans l’ordre des valeurs, et s’étonne de ce que « les dominants ont gagné chez les dominés, parmi eux ». Comment expliquer qu’une conception exclusivement monétaire de la réussite ait réussi à s’imposer jusque dans les secteurs les plus défavorisés de la population ?
Abus de pouvoir consacre deux chapitres au néolibéralisme dont il faut reconnaître que l’on aurait aimé les lire sous la plume d’un homme politique de gauche. En évoquant le triomphe du « modèle des inégalités croissantes » sur les autres discours de la réforme, Bayrou explique assez bien comment les idéaux de justice se sont transformés en profondeur depuis les années 1980. Dans le « code pénal », les « normes comptables », et même le « système universitaire2 », le modèle du « nouveau management public » s’est imposé partout avec une sorte d’évidence. Utilité sociale des inégalités, mise en concurrence des individus, promotion de la mobilité sous toutes ses formes : le sarkozysme fait système parce qu’il se confond avec une vision du capitalisme plus ancienne que lui3.
On dira que la crise financière est passée par là : même les parangons du néolibéralisme ne placent plus officiellement le salut dans l’introduction des mécanismes de marché dans tous les secteurs institutionnels. Il est, certes, notable que Bayrou commente Osborne et Gaebler, dont il n’est toujours pas établi que les noms soient connus rue de Solférino4. Mais cet effort n’est-il pas déjà anachronique à l’heure de la « refondation du capitalisme » et des discours aux accents syndicalistes de Nicolas Sarkozy devant l’Organisation internationale du travail ? La schizophrénie est bien connue : discours altermondialiste à l’international et détricotage de l’État providence à l’intérieur. Il reste que l’« antisarkozysme primaire » que l’on reproche souvent à Bayrou pourrait trouver ses limites dans la plasticité de son objet.
À un moment où le gouvernement se félicite du système de protection sociale dont il hérite, Bayrou n’ignore pas qu’il faut à l’opposition un terrain plus solide que celui des « réformes ». Se défendant de toute détestation personnelle (« hostis » et non « inimicus » écrit l’agrégé de lettres classiques), le président du Modem a choisi de se situer sur un plan inattendu en politique : le culte de l’argent qu’il dénonce n’est pas seulement affaire d’économie, c’est un problème de langue. Cette posture privilégie le rappel aux principes plutôt que la critique circonstanciée des politiques.
Quel modèle ?
Entre Sarkozy et Bayrou, c’est une question de grammaire. Par là, on ne veut pas seulement dire que la langue de l’opposant tranche avec la syntaxe approximative du président et de ses soutiens. Il y va plutôt de deux conceptions des règles qui président à la vie en société et à l’organisation formelle de la démocratie.
En politique, la grammaire ce sont les institutions. Bayrou est le plus convaincant dans sa défense de l’État de droit contre ceux qui, au nom du libéralisme, mettent à mal l’équilibre des pouvoirs. Les pages consacrées à l’affaire Pérol comptent ainsi parmi les meilleures du livre, et convainquent surtout de la pertinence de son titre : « abus de pouvoir ». L’auteur y détaille l’esbroufe et le mépris des procédures qui ont mené à la nomination du conseiller de l’Élysée à la direction de l’entité fusionnée des Caisses d’épargne et des Banques populaires. Cette installation de l’esprit anti-institutionnel au plus haut niveau des institutions est sans doute ce qui caractérise le mieux le pouvoir actuel : le livre le montre aussi bien à propos de la nomination des dirigeants de l’audiovisuel que de la politique pénale ou encore de la gestion gouvernementale de l’affaire Tapie.
C’est plutôt lorsqu’il s’agit de dire de quoi le sarkozysme est le « nom » que le livre déçoit. Le fantasme élyséen ne fait pas l’ombre d’un doute aux yeux de Bayrou : il s’appelle « Amérique ». Que le nouveau président soit fasciné par le modèle américain, on l’admet sans peine, mais il s’agit plus de l’Amérique de Bush que de celle d’Obama. Une Amérique puissante, mais atomisée, peuplée d’individualistes libertariens qui ne perdent pas une occasion de décrédibiliser les institutions qu’ils dirigent et habillent leur méfiance à l’égard des libertés publiques d’un discours messianique sur les valeurs. Bref, l’Amérique d’avant la crise et le doute qui l’ont amené à prendre un tournant démocrate que le président du Modem a toutes les raisons de saluer.
Il est vrai que l’Europe marque une fois de plus un temps de retard, et que nombre de ses dirigeants s’inspirent de l’Amérique d’hier au moment où celle-ci entreprend un retour sur elle-même. À l’heure du discours d’Obama au Caire, nous avons droit à Berlusconi, ses diatribes antijuridiques et parfois xénophobes mêlées à la révérence vaticane. L’administration Bush a légué à la politique mondiale un ethos de la brutalisation du discours et des pratiques dont il serait sans doute prématuré d’annoncer la fin. Le style de Bayrou s’installe dans cette brèche, espérant qu’il sera possible de revenir en France à plus de modération.
Mais l’assignation d’un modèle à l’adversaire implique de proposer un contre-modèle. Dans cette logique, il faut idéaliser l’ancien pour répondre aux dérives du présent : à la tentation américaine de Sarkozy, Bayrou oppose donc le « modèle républicain français ». La thèse est connue : la nation française s’est historiquement construite contre l’Empire. Le modèle républicain est convoqué à chaque fois qu’il s’agit de promouvoir un universalisme modéré, fondé sur le droit et la souveraineté populaire, soucieux de justice sociale et de redistribution. En l’adoptant, Bayrou est amené à opérer quelques ruptures idéologiques avec son courant de pensée : l’héritier du Mrp dénonce la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’Otan, le chrétien-démocrate prône une laïcité intransigeante, le partisan du régime parlementaire rappelle à la dignité de la fonction présidentielle.
On le voit, le républicanisme de François Bayrou est minimal : « Vieux mot : républicain. Synonyme : démocrate. » Mais, même au regard du lecteur généreux, cette omniprésence consensuelle de la « république » ne suffit pas à masquer l’absence, dans le livre, de réflexion sur la mondialisation et ses effets sur les démocraties. Bayrou donne parfois l’impression de considérer que le sarkozysme est une affaire franco-française que nous finirons par régler entre nous (et avec lui) sans avoir à faire le détour par les mutations du capitalisme et le désamour actuel des peuples pour le droit et les institutions.
Sous sa plume, le langage de la réforme s’expose ainsi au risque de passer pour un discours de la restauration. Certes, Bayrou a raison de dire qu’il y a un pas entre dénoncer les insuffisances dans la réalisation d’un idéal et conclure de ses insuffisances à l’inanité d’un modèle. Mais, outre le problème de son adaptation à une économie globalisée, le républicanisme français n’est pas si aisément séparable de la passion absolutiste dont on voit aujourd’hui les avatars à la tête de l’État. Il se pourrait que Nicolas Sarkozy, aidé en cela par Henri Guaino, soit resté très « français » et fort peu « américain », dans son goût pour le pouvoir personnel. Sa méfiance instinctive à l’égard de toute opposition (Bayrou en sait quelque chose) en fait un excellent « républicain », plus attaché à la légitimité plébiscitaire qu’à la culture démocratique du conflit.
Le livre insiste à juste titre sur le peu d’appétence du nouveau président pour l’histoire de France :
Charles de Gaulle respectait l’histoire parce qu’il en était. Pompidou parce qu’il l’avait étudiée. Giscard par ses dignités. Mitterrand parce qu’il la respirait. Chirac parce qu’il la redoutait. Sarkozy l’ignore. Plus grave encore, il ignore qu’il l’ignore.
On peut toutefois imaginer que les prochaines élections présidentielles se joueront sur le terrain de la géographie plus que sur celui de l’histoire. L’entrée dans un monde postoccidental appelle à une réinvention de l’État de droit et de la démocratie dont le républicanisme à la française n’épuise certainement pas le sens.
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À l’aune des prochaines échéances, François Bayrou a deux avantages immenses sur le Parti socialiste : il n’est pas directement comptable de la crise de la social-démocratie et ni lui ni son parti n’ont à régler la question du leadership. Mais les dernières élections européennes démontrent que ces deux forces peuvent facilement se transformer en écueils. La sérénité idéologique laisse croire que l’on peut se dispenser de projet ; l’évidence du chef est le premier pas vers une personnalisation des enjeux qui finit par inquiéter les électeurs.
Dans un passage du livre, Bayrou s’inspire de la sagesse romaine du memento mori et de la proximité bien connue entre le Capitole et la roche Tarpéienne pour inviter Sarkozy à plus de mesure. Ce rappel à la finitude mérite d’être entendu même par celui qui y procède. De ce point de vue, le fait que l’avertissement arrive si loin de l’élection reine est peut-être une opportunité pour le président du Mouvement démocrate.
La question idéologique sera sans doute plus difficile à régler. On peut douter que l’« humanisme » défendu dans Abus de pouvoir suffise à convaincre d’une capacité à gouverner. Il est vrai que François Bayrou hésite à se dire de « gauche », peut-être parce qu’il ne l’est pas, peut-être aussi parce qu’il ne veut pas perdre l’appui de la droite de culture. Son livre ne consacre pas une ligne au Parti socialiste, ce qui est à la fois peu flatteur et lucide sur la capacité actuelle de la gauche à incarner l’alternance. Mais si Bayrou veut (re)passer du statut d’opposant à celui de prétendant sérieux, il lui faudra procéder à des clarifications que l’abandon récent de la référence au « centre » n’a fait qu’initier.
Bien sûr, le clivage droite/gauche a du plomb dans l’aile, en France comme dans la plupart des démocraties occidentales. Même le critère du néolibéralisme peut sembler impertinent, tant les séductions de la « démocratie de marché » et les sirènes sécuritaires ont transgressé les frontières partisanes depuis vingt ans. Raison de plus pour imaginer ce clivage à nouveaux frais. Avec les écologistes et quelques autres, Bayrou aura peut-être un rôle à jouer dans cette invention.
- 1.
François Bayrou, Abus de pouvoir, Paris, Plon, 2009.
- 2.
Dans ce domaine, Bayrou propose une mesure iconoclaste à l’heure de l’autonomie et de la mise en concurrence des localismes universitaires : la généralisation des concours nationaux dans le recrutement des enseignants-chercheurs.
- 3.
Voir le numéro d’Esprit de novembre 2008 : « Dans la tourmente (1). Aux sources de la crise financière ».
- 4.
D. Osborne et T. Gaebler, Reinventing Government, How the Entrepeneurial Spirit is Transforming the Public Sector, Addison Wesley, 1992. Ce livre constitue le manifeste de la « nouvelle gestion publique » qui applique les modèles du management aux administrations publiques.