
Aux couleurs du Japon
Dans un beau livre richement illustré et au contenu érudit, Nathalie Bittinger retrace l’histoire du cinéma d’animation japonais dont les productions, hantées par le souvenir des bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, oscillent entre fascination pour le désastre, sanctuarisation de la nature et spiritualisation du monde, esquissant un « réalisme magique aux couleurs du Japon ».
Avec Au Pays des merveilles. Trésors de l’animation japonaise, Nathalie Bittinger continue son exploration du cinéma asiatique. En effet, avant de se tourner vers le Japon, elle s’était d’abord intéressée à la Chine avec un Dictionnaire des cinémas chinois (Hémisphères, 2019) et à Taïwan avec Ang Lee. Taïwan/Hollywood, une odyssée cinématographique (Hémisphères, 2021).
Dans son dernier ouvrage, cette universitaire s’essaie au « beau » livre, celui où l’iconographie est importante et la mise en page recherchée. Si l’illustration est riche, bien choisie et la mise en page pensée, le texte est érudit, clair et ouvre questionnements et perspectives. Nathalie Bittinger alterne des ouvertures de chapitres synthétiques et les évocations parfois brèves des très nombreuses œuvres à convoquer sur le sujet. On regrettera que l’impression en blanc sur fond noir, pour élégante qu’elle soit, ne facilite pas la lecture. Heureusement, les pages jaune canari ou blanches ne nous freinent pas.
Au départ, Nathalie Bittinger place « la conscience charnelle du désastre » qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, marque le cinéma japonais, hanté par le souvenir des bombes atomiques lâchées par les Américains sur Hiroshima et Nagasaki, ou celui de la reddition humiliante du Japon en 1945. Qui plus est, cette conscience est ravivée par les tremblements de terre, voire la destruction de la centrale de Fukushima après le tsunami : « Cet imaginaire des corps liquéfiés par l’explosion nucléaire rejaillit dans quantité d’œuvres, notamment celles qui ont été fustigées à l’heure du Club Dorothée pour leur violence. » En effet, il aura fallu du temps pour que la France, habituée aux sucreries disneyennes et à leurs copies, accueille l’anime japonaise et y discerne autre chose que des couleurs criardes, du bruit et de la fureur.
En 1982, Akira, le manga de Katsuhiro Ōtomo, fait date : son univers futuriste est parcouru par un nihilisme qui interroge les adultes. Il est adapté en 1988, quelques mois après la sortie du Tombeau des lucioles d’Isao Takahata et de Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki. Autant dire que dans un public occidental non initié, la découverte est décisive : le film d’animation ne s’adresse pas forcément aux enfants ! Puis, en 2001, Le Voyage de Chihiro de Miyazaki reçoit l’Ours d’or à Berlin et l’Oscar du meilleur film d’animation.
Sans prétendre retracer ici toutes les étapes de l’évolution de cet art, telles que les décrit Nathalie Bittinger, on notera l’importance d’un film comme Ghost in the Shell de Mamoru Oshii qui, en 1995, s’ouvre par une phrase prémonitoire : « 2029. Les réseaux informatiques quadrillent l’univers. » La conscience humaine des personnages, déconnectée de leurs corps, est profondément modifiée par des implants électroniques : robotique et intelligence artificielle se mêlent, et l’humain se métamorphose. Cette hybridation de l’humain, encore fantasmée, est d’ailleurs contemporaine de la bien réelle hybridation technologique de l’animation, qui peut dorénavant mêler analogique et numérique : « L’animation souffle sur tous les fantasmes futuristes et résonne avec ceux des transhumanistes du xxie siècle qui envisagent d’améliorer l’homme et de doubler son espérance de vie. » Et Nathalie Bittinger de s’interroger : que devient la subjectivité d’un être humain composé d’organique et de technique ?
Plus tard, d’autres cinéastes viendront proposer une vision moins pessimiste, comme Mamoru Hosoda, qui fait l’éloge d’une intelligence collaborative pour lutter contre les dérives technologiques. Parfois, au-delà de cette conscience malheureuse, une « résistance au désastre » s’exerce au travers des actions héroïques de ceux qui cherchent à protéger le monde, la planète, l’espèce humaine, comme Albator, le corsaire de l’espace, banni de la Terre, qui erre dans l’espace, combat la cruauté et hante encore l’imaginaire de bien des quadragénaires français…
Loin de ces univers futuristes inquiétants, d’autres cinéastes opposent la beauté de la nature au chaos technologique et parfois l’érigent en sanctuaire. Qui oublierait les roses trémières, les fleurs aquatiques, le camphrier majestueux de Miyazaki ? Ces artistes célèbrent la nature et « le souffle spirituel qui les anime invite à chérir la beauté, à ouvrir grand les yeux et à réactiver le lien ancestral qui unit l’homme aux dieux, aux esprits surnaturels et au cosmos ». Nathalie Bittinger en arrive d’ailleurs à parler de « réalisme magique aux couleurs du Japon ». En effet, l’heroic fantasy se nourrit de merveilleux, de sorcières, de dragons, d’esprits, de châteaux ambulants ou d’îles flottantes, qui font le lien entre réel et fiction : les kami, les divinités, et les yōkai, des créatures surnaturelles empruntées à l’animisme, au shintoïsme, donnent vie aussi bien aux plantes qu’aux objets. À la suite de Miyazaki ou de Takahata, Makoto Shinkai et Mamoru Hosoda filment des fables écologiques.
Ces nouveaux venus ont vécu à la fois la crise asiatique de 1997 et la révolution numérique. Et, parmi tous les cinéastes cités dans ce livre, en plus des quelques-uns évoqués ici, Nathalie Bittinger fait une part méritée à Satoshi Kon, le maître de la mise en abyme, mort trop tôt mais qui a laissé quelques films culte : en 1997, à travers des personnages de starlettes interchangeables, Perfect Blue dessine un portrait troublant de la « marchandisation festive du monde ».
Bien sûr, par moments, à vouloir toucher tous les aspects de l’anime, des personnages de corsaires aux ramen, l’émiettement guette. Mais la solide ligne tracée par l’autrice, qui sinue entre fascination pour le désastre, sanctuarisation de la nature et spiritualisation du monde, permet de garder le cap. On peut juste regretter la portion congrue réservée à la partition sonore, si importante dans l’esthétique de l’animation, ou encore à l’économie, malgré les deux pages consacrées aux studios Ghibli et Toeï, mais ce « beau » livre ne permettait peut-être pas de plus amples développements sur des sujets aussi pointus.
Cela étant, l’essentiel est rappelé à quatre pages de la fin : Nathalie Bittinger y réaffirme la spécificité de l’animation, « qui n’est pas un genre mais une technique particulière ». Autant dire que dans l’expression « film d’animation », il faut se centrer sur le film, et c’est ce qu’elle fait en interrogeant en profondeur les univers que nous propose l’anime japonais.
Au Pays des merveilles. Trésors de l’animation japonaise
Nathalie Bittinger