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Le paradoxe de la représentation. Entretien

décembre 2016

#Divers

Dès l’Antiquité, la représentation est à la fois ce qui relie et qui sépare. La modernité hérite de ce paradoxe qu’elle tente de résoudre par le concept de nation, pourtant aussi fictive que le peuple. L’acte de se représenter, aussi fragile soit-il, permet de retrouver sa puissance d’agir.

Esprit – Plutôt que de s’engouffrer dans les diagnostics sur la crise de la représentation, votre livre, le Miroir et la Scène, part d’un paradoxe : la représentation désigne à la fois la présentation fictive de ce qui est absent et une présence renforcée. Qu’est-ce qui vous semble «  déceptif  » dans la représentation ? Les critiques qui lui sont adressées ne trahissent-elles pas une attente démesurée dans le règlement juridique du lien démocratique ?

Myriam Revault d’Allonnes – Effectivement, l’un des motifs les plus présents dans les analyses actuelles de la «  crise  » ou des déficits de la représentation est celui de la déception et de la défiance des citoyens à l’égard des instances juridico-politiques, perçues comme inadéquates et inopérantes. Ces attentes déçues se manifestent également à l’égard de la personne des représentants, de leur capacité à exercer la tâche qui leur a été confiée. Ne se reconnaissant plus à travers eux, les citoyens se détournent souvent des modalités traditionnelles de la politique (ce qui se traduit par la montée de l’abstention) et réclament des procédures qui assureraient une meilleure «  représentativité  » ou l’instauration de formes considérées comme alternatives (démocratie participative ou délibérative).

Mais pour comprendre vraiment la nature de cette déception – je dirais plutôt de cette «  déceptivité  » – engendrée par la représentation, il faut dépasser la seule problématique juridico-politique. La représentation ne se réduit pas au transfert et à la délégation de pouvoir par lesquels on charge un représentant ou un mandataire de nous «  représenter  ». C’est une notion dont le soubassement implicite est la question de l’être en commun : l’idée (la représentation) qu’on se fait de cet être en commun, de ce commun. En effet, la représentation, c’est d’abord ce qui fait lien.

La mimesis, lien de la séparation

C’est la raison pour laquelle je suis revenue à la polysémie de la notion. La représentation a au moins deux significations : il s’agit d’une part de rendre présente une chose absente, de la rendre visible ou «  sensible  », à l’aide d’une image ou d’une figure, autrement dit de transformer l’absence en présence. Mais représenter, c’est aussi intensifier, renforcer la présence, ce qui implique la réflexivité : se représenter, se montrer, se faire voir. Déclinée le plus souvent du côté du pouvoir (on parle du pouvoir «  en représentation  »), cette seconde acception demande à être reprise, beaucoup plus largement, dans toute sa dimension performative.

Cependant, parler de présentation «  fictive  » ne veut pas dire qu’on se situe dans l’erreur ou la fausseté ou même dans l’inadéquation : tout mon livre est ordonné autour de cette idée que la «  fiction  », par le détour qu’elle opère, permet l’appréhension du réel. On peut dès lors parler de fiction en deux sens : comme imitation du réel ou illusion (c’est le schéma platonicien) ou comme voie d’accès au réel. La tragédie grecque, par exemple, est l’univers du «  fictif  », mais c’est son pouvoir heuristique qui produit un effet de réel.

Le lien représentatif se décline ainsi à plusieurs niveaux. D’abord, à partir de la généalogie de la mimesis elle-même. Aussi bien dans la perspective platonicienne que dans celle d’Aristote, la mimesis peut être qualifiée de «  lien de la séparation  » : elle ne réalise jamais l’identité pleine et entière de la chose représentée et de sa représentation figurée. Chez Platon, la représentation est toujours en échec par rapport au modèle idéal et la théorie de la «  participation  » en est l’illustration la plus éclatante1. C’est une donnée ontologique, alors que chez Aristote, le «  lien de la séparation  » a une valeur différente, sans doute parce qu’il est «  anthropologisé  », infléchi du côté d’une philosophie pratique, d’une théorie de l’action2. Il est notamment ce qui unit – sans les identifier totalement – les spectateurs et les héros de la représentation tragique, puisque c’est précisément la distance, la distanciation qui fait la valeur et la portée de l’opération représentative. En ce sens, on peut dire que la représentation consacre la déliaison à laquelle elle est censée répondre. C’est une formule qui trouve sa source la plus profonde dans une problématique ontologique (le rapport entre l’intelligible et le sensible, la problématique du modèle). Mais elle prend un caractère éminemment «  déceptif  » à partir du moment où ce dispositif ontologique s’effondre, à partir du moment où ce «  lien de la séparation  » rend compte plus spécifiquement de la nature du lien social, du lien politique. La représentation ne peut plus – politiquement parlant – être pensée autrement que sous cette forme paradoxale, puisque se trouvent défaits aussi bien le dispositif conceptuel lié à un ordre finalisé (le cosmos antique) que l’ordre théologico-politique qui assurait l’unité et la pérennité de la communauté, du «  corps  » politique : lequel ne peut plus être qualifié comme tel (comme «  corps  ») avec l’avènement de la modernité. C’est la grande force de l’analyse de Hobbes que de l’avoir pensé et thématisé.

Dans ces conditions, la déception est au moins double : elle tient, d’une part, à l’attente nécessairement déçue de la restauration (ou de l’instauration) d’un lien sans faille entre les membres de la communauté politique. Or ce type de lien est impossible dans la démocratie moderne qui repose sur une dynamique de la séparation liante et du conflit. Et la déception tient, d’autre part, à l’erreur qui consiste à penser que la représentation n’est qu’une procédure (un dispositif juridico-politique) qui suffirait à exprimer, à énoncer la nature du lien démocratique, voire à en rendre compte. On est d’autant plus déçu que la notion de «  représentation  » fait intervenir bien d’autres éléments que la procédure de délégation : notamment tout ce qui est relatif à la subjectivité politique, aux modes de subjectivation qui affectent la relation des individus au pouvoir. Tous ces éléments se nouent dans un ensemble très complexe qui ne peut pas être dissous dans des règlements juridiques.

La greffe représentative

On use beaucoup aujourd’hui de la formule «  démocratie représentative  », le plus souvent pour marquer ses limites par rapport à d’autres formes d’exercice du pouvoir (participation, démocratie directe,  etc.). Vous montrez que la formule «  démocratie représentative  » est un oxymore manifestant au moins une tension entre l’élection et la souveraineté du peuple. En quel sens faut-il l’entendre ?

J’ai effectivement rappelé que l’expression de «  démocratie représentative  » était une sorte d’oxymore eu égard d’une part au sens originel de la démocratie antique et d’autre part à l’élaboration de la théorie du gouvernement représentatif. C’est Thomas Paine qui a bien marqué cette singularité en parlant de la «  greffe représentative  », de la greffe du système représentatif sur la démocratie.

La tradition française a été particulièrement embarrassée par cette combinaison parce qu’elle ne voulait pas abandonner la notion de volonté générale élaborée par Rousseau, qui exclut la représentation. On connaît les textes classiques où Rousseau opère une critique radicale de la représentation au motif que ni un individu, ni un peuple ne peuvent déléguer leur volonté sous peine de renoncer immédiatement à leur liberté, même s’il est bien obligé d’admettre dans certains cas des procédures qui s’en rapprochent3. En même temps, les théoriciens du gouvernement représentatif – qui considèrent ce dispositif comme une nécessité incontournable dans les conditions de la modernité – veulent l’adosser aux principes rousseauistes.

Il faut ici ajouter une remarque : quand on invoque les conditions de la modernité, ce ne sont pas seulement des conditions techniques, quantitatives (la taille des États, la démographie, l’impossibilité de réunir le peuple assemblé pour lui faire prendre des décisions). Il convient de dissiper un malentendu autour de la contradiction potentielle entre démocratie et représentation. La démocratie moderne peut intégrer le principe représentatif parce qu’elle n’est pas de même nature que la démocratie antique : c’est une démocratie de contrôle et non d’exercice direct du pouvoir4. C’est la nature même de la citoyenneté qui s’est alors profondément modifiée : une citoyenneté civile plus que politique, ancrée dans la jouissance et la garantie des droits plus que dans l’exercice direct du pouvoir. Cette mutation (qui est aussi une mutation du concept même de démocratie) est le point qui permet de comprendre la greffe du système représentatif, la démocratie étant devenue un mode de légitimation plus qu’un mode d’exercice du pouvoir. Et c’est dans ce nouveau cadre de pensée qu’a pu s’élargir l’assise de la représentation par la conquête progressive du suffrage universel. C’est une généralisation du droit à participer à la sélection des représentants et non du droit à participer à la prise de décision. Le choix de la représentation est un choix politique et il ne découle pas seulement de raisons pragmatiques ou techniques. Parce qu’une part essentielle de l’existence échappe à la politique, cette part se situant «  de droit hors de toute compétence sociale5  », les citoyens – avant tout occupés à produire et à distribuer des richesses – élisent des représentants auxquels ils confient le soin des affaires publiques et qui s’y consacrent entièrement.

Du peuple à la nation

Il est très révélateur à cet égard que Sieyès – pour ne pas contrevenir à l’idée de volonté générale – se livre à un véritable tour de passe-passe qui consiste à remplacer le peuple par la nation. Là où le «  peuple  » n’était pas une donnée naturelle, mais résultait du pacte d’association (l’acte de volonté par lequel un peuple est un peuple), la nation est une donnée première, elle existe avant tout, elle est l’origine de tout. C’est un leitmotiv repris tout au long de Qu’est-ce que le Tiers État ? Non seulement la nation coïncide avec la réalité du Tiers État, mais elle est un fait naturel, identifiable dans la réalité historique :

Où prendre la nation ? Où elle est : dans les 40 000 paroisses qui embrassent tout le territoire, tous les habitants et tous les tributaires de la chose publique ; c’est là sans doute la nation6.

Cela veut dire que Sieyès, en remplaçant le peuple par la nation, y réinvestit l’absolu de la souveraineté en l’historicisant, en la naturalisant, en l’ancrant dans un état de nature dont «  elle ne sort jamais  ». La nation se substitue au peuple et elle se réapproprie le caractère inaliénable de la volonté générale moyennant une requalification qui re-naturalise, ré-historicise la fondation juridico-politique. On pourrait penser que cela résout, ou du moins facilite, la résolution du problème que constitue le hiatus entre le peuple juridico-politique et le peuple réel. En réalité, c’est une manière, liée aussi à des considérations socio-économiques7, de refaire de l’identité substantielle, de redonner à la nation une existence «  préalable  », là où le peuple, aussi bien pour Hobbes que pour Rousseau, n’existe que dans l’acte qui le fait être tel. Tout se passe comme si Sieyès voyait dans le ré-enracinement naturel du fondement politique la condition de son universalité ou de son universalisation (même potentielle) et le nouveau foyer de l’identité collective. Mais dans les conditions d’une modernité désincorporée, la nation est tout aussi «  fictive  » que le peuple et susceptible, comme lui, d’être interprétée de manière polysémique, plurielle, avec des modalités tout aussi dissonantes, et surtout aujourd’hui, susceptible d’être investie par une identité substantielle très contestable. Alors que, encore une fois, la force de la fondation juridico-politique est d’être une fiction, un acte virtuel (quelque chose qui n’a pas eu lieu et qui précisément tire son effectivité de ce caractère anhistorique). L’acte fondateur – ce qui fait qu’un peuple est un peuple – n’a jamais eu lieu, il est issu d’un consentement anhistorique, d’où précisément sa force «  instituante  ».

Le Miroir et la Scène retrace l’apparition moderne du paradigme de la représentation politique qui se substitue au modèle de l’incarnation (les «  deux corps du roi  »). Il s’agit bien, avec la représentation, d’une redéfinition du lien communautaire sur une base qui n’est plus théologico-politique. En quoi la représentation moderne (par exemple chez Hobbes) substitue-t-elle, au modèle de la perpétuité du corps politique, celui de l’origine de la légitimité ?

Je reprends ce que j’ai dit tout à l’heure concernant la nécessité pour les modernes de penser à nouveaux frais la question du lien social (de ce qui fait lien dans une société politique) et je crois qu’il n’y a pas de contradiction entre la nécessité de penser l’origine de la légitimité et sa perpétuité. On peut dire que dans l’ancienne organisation théologico-politique, la question de l’origine de la souveraineté n’est pas problématique8 et que toute l’attention est focalisée effectivement sur la perpétuité, sur la perpétuation du pouvoir souverain, qui fait l’objet essentiel de la théorie des deux corps du roi9. Le pouvoir est doté d’une corporéité qui donne à la société son épaisseur et l’inscrit dans la durée : «  Le roi est mort, vive le roi !  »

Avec la modernité surgit la question de l’origine, devenue effectivement problématique faute d’assise substantielle. Autour de cette question, il y a tout un débat sur le vide de la fondation (notamment entre Lefort et Ricœur par exemple) : la démocratie repose-t-elle sur le vide de la fondation ou est-elle une démocratie multi-fondationnelle, appuyée sur une pluralité de fondations possibles ? C’est un débat que je n’ai pas repris ici, parce que j’en avais déjà parlé dans d’autres ouvrages auparavant10.

Mais cette question de l’«  origine  », qui est au centre des théories du contrat et que les Modernes, au fond, traitent toujours en ayant recours à la fiction (car l’état de nature n’a jamais existé : «  Commençons par écarter tous les faits  », écrit Rousseau), n’est jamais dissociée de la question de la continuité ou de la perpétuité du pouvoir. C’est bien à ce problème de l’articulation entre l’hypothèse fondatrice et la continuité de l’ordre politique que répondent Hobbes avec la notion d’autorisation (donnée une fois pour toutes) et Rousseau, lorsqu’il donne au contrat le caractère d’un acte inaugural, instituant, mais qui doit être doté d’une activité productive dans la durée.

Cette double exigence, on la lit très bien dans l’énoncé même du pacte : «  À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif11.  » Le pacte est un acte inaugural, mais il doit être continuellement repris, réassuré dans le temps. Encore une fois, c’est parce que ce fondement intemporel est soustrait à toute détermination factuelle et empirique qu’il doit être constamment réactualisé pour assurer la permanence du monde commun. À cet égard, le souci de la perpétuité devient celui d’une inscription dans la durée, d’une durabilité. Dans la mesure où Rousseau se démarque de Hobbes, pour qui l’autorisation est donnée une fois pour toutes, il doit tenir ces deux exigences (ce qui sera notamment déployé avec la figure du Législateur12).

L’acte de se représenter

Dans les critiques de la représentation, est-ce qu’on entend encore la voix de Rousseau ? Vous insistez sur le motif théâtral qui se trouve au cœur de la critique de Rousseau : comme le théâtre, la représentation instituerait la séparation de la scène et de la salle, des acteurs et des spectateurs. Cette référence théâtrale permet-elle d’éclairer la question lancinante de l’absence du peuple et de sa captation par des discours «  populistes  » ?

Effectivement, dans la perspective qui était la mienne (élargir la problématique de la représentation et dégager des enjeux qui ne sont pas toujours mis en évidence), je me suis attachée à la question de l’être en commun, de la mise en forme de l’être-ensemble chez Rousseau. On connaît très bien les textes où Rousseau critique la représentation au nom du caractère inaliénable de la souveraineté : «  Le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même13.  » Ses deux arguments essentiels sont, d’une part, le caractère collectif du souverain (indivisible sous peine de perdre sa généralité) et, d’autre part, la nature de la volonté qui ne se représente pas : elle est irreprésentable parce que, philosophiquement parlant, elle est faculté de vouloir en général, autrement dit, liberté. Il peut y avoir délégation de pouvoir, mais non de vouloir. Ce sont des données classiques de la critique rousseauiste et on mobilise d’abord le Contrat social, ou encore les textes politiques sur la Corse ou la Pologne, en insistant sur le fait que Rousseau conduit le procès de la représentation au nom d’une certaine pensée de la «  démocratie  » (la souveraineté du peuple et le caractère irreprésentable de la volonté générale).

Mais j’ai voulu insister, plus profondément ou de façon latérale si l’on préfère, sur toute la rhétorique rousseauiste de l’immédiateté, de l’unité sans faille du peuple avec lui-même, de la plénitude de la présence. Et j’ai été conduite à prendre appui sur d’autres textes (littéraires ou «  anthropologiques  »), sur des analyses existentielles, notamment les Confessions (1770) et Rousseau, juge de Jean-Jacques. Dialogues (1772), et surtout sur la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758). Toute la critique rousseauiste de la division de l’être social, de l’opacité des rapports, de la dépendance,  etc., trouve son expression privilégiée dans la dénonciation du théâtre. Art de la séparation, de la facticité, du masque, qui en fait l’emblème de l’opacité sociale, à l’opposé de la fête qui témoigne de la communion entre les hommes, de l’ouverture des cœurs, de la présence pleine et entière des hommes à eux-mêmes : la fête est pour ainsi dire l’équivalent métaphorique du contrat social.

Ces textes sont révélateurs d’une certaine idée de l’unité de la communauté politique : Rousseau plaide pour une unité sans faille du corps politique, pour une unité quasi substantielle, alors même que le Contrat social pose un acte fondateur qui n’a jamais eu lieu. Je crois qu’il y a là une tension absolument irréductible entre le peuple qui se trouve au fondement de toute légitimité et un peuple introuvable, impossible à lire socialement, impossible à faire coïncider avec le souverain. Il y a certes un primat logique de la démocratie – la volonté souveraine du peuple produit quelque chose comme une «  essence  » démocratique du politique –, mais cela n’entraîne pas que le peuple gouverne, car il ne dispose pas de la même «  rectitude  » que la volonté générale.

L’intérêt de la référence théâtrale – telle qu’on peut la déployer par exemple à partir de Hobbes – c’est qu’elle permet d’éclairer une forme d’unité paradoxale, problématique et assumée comme telle. Je laisse de côté le caractère absolutiste de la théorie de Hobbes (l’autorisation donnée une fois pour toutes au souverain). Reste que le schème théâtral donne à voir quelque chose qui se joue dans le va-et-vient de la relation entre le représentant et le représenté. Il ne figure pas l’identité fusionnelle de la communauté politique à elle-même (identité qui n’est pas seulement celle des individus, mais celle du peuple souverain et du peuple social), il ne recherche pas la coïncidence immédiate avec soi, mais il pose une identité paradoxale qui est à la fois l’identité et la séparation du peuple et du souverain, comme la relation qui unit l’acteur qui dit le texte, son auteur et le spectateur qui s’«  identifie  ». Et l’unité, c’est ce passage permanent, ce va-et-vient perpétuel de l’un à l’autre. J’en reviens donc à l’idée d’un lien de la séparation ou d’une séparation liante.

Vous proposez une issue originale aux apories de la représentation fondée sur la dimension réflexive et active d’un tel acte («  se représenter  »). En quoi le thème de la reconnaissance permet-il de redonner à la représentation (auquel on l’oppose souvent) de la chair ?

C’est effectivement en explorant cette logique de l’identité et de la différence qu’on peut cesser d’opposer représentation et participation. Une fois reconnue la polysémie de la «  représentation  », autrement dit la présence de la dimension réflexive, on comprend que la représentation n’est pas seulement délégation de pouvoirs, mais que l’opération représentative implique qu’on se représente à travers elle. Ce qui est assez remarquable, c’est que cette réflexivité (le pronominal, le fait d’être en représentation) a été déclinée essentiellement du côté du pouvoir – les signes du pouvoir, la monstration, l’ostentation du pouvoir en représentation – et très peu, voire jamais, du côté des «  sujets  ». En réalité, si on poursuit la métaphore théâtrale, on constate que le triplet auteur/acteur/spectateur met en œuvre quelque chose de plus complexe et de plus intéressant : les individus sont les auteurs du texte qui est dit par l’acteur (le représentant-souverain) et ils sont aussi les spectateurs qui, à travers la pièce, se représentent eux-mêmes. Les individus lisent donc leur propre vie de citoyens représentée politiquement. Autant dire qu’ils se reconnaissent par et pour eux-mêmes à travers le lien représentatif. Quand Hegel écrit que la souveraineté n’existe qu’en tant que «  subjectivité certaine d’elle-même14  », il veut signifier que les citoyens doivent être des sujets politiques. L’enjeu de la représentation, c’est d’abord ce que les citoyens élaborent de leur être politique, y compris par leurs dispositions subjectives.

La question de la reconnaissance – avec toutes ses difficultés et même ses apories15 – est le sous-texte qui donne à la question de la représentation sa densité réflexive : qu’est-ce que nous voulons quand nous demandons à être (bien) représentés ? Est-ce que nous demandons à être déchargés de notre être de citoyen ou est-ce que nous voulons faire reconnaître nos capacités ? Si l’horizon de la reconnaissance permet de comprendre les conditions actuelles de la demande de représentation ou de «  représentativité  », il doit être pensé de telle manière que la représentation retrouve son caractère d’acte.

Votre livre se conclut sur une proposition qui va en quelque sorte au bout de la rupture moderne : «  dés-ontologiser  » la représentation, ne plus lui faire porter le poids de ce que nous sommes, mais de ce que nous pouvons. Vous retrouvez ici le thème, cher à Ricœur, des «  capacités  », mais élevé au champ politique. Comment comprendre concrètement cette exigence de se représenter dans ses capacités ?

S’agit-il de dés-ontologiser la représentation ou de la dé-substantialiser ? Je pencherais plutôt pour le second terme. Ce serait surtout lui redonner ce qui lui a été enlevé, dont elle a été privée du fait de son appauvrissement, de sa réduction à un dispositif juridique. Effectivement, l’un des enjeux majeurs de la question de la représentation, c’est la question de l’identité, comme on l’a vu à travers les débats autour de la nature de l’être en commun, du commun dans la modernité. Dé-substantialiser la représentation, c’est du même coup réinvestir la question de l’identité et des identités : j’ai voulu faire travailler les analyses de Ricœur sur le rapport entre identité-mêmeté et identité-ipséité16, en me demandant quelle était leur fécondité dans le champ politique (et pas seulement historique). Pour faire court, le débat sur l’identité devrait être nourri par la conception de l’identité-ipséité et pas seulement de l’identité-mêmeté, nourri par la façon dont les deux se croisent, se combinent. C’est ainsi que j’ai tenté d’ouvrir des pistes notamment sur les diverses capacités narratives (le pouvoir-raconter) qui révèlent leur puissance représentative. Toute la question, aujourd’hui, est d’élaborer des modes d’appropriation (ou de réappropriation) du monde commun qui vont bien au-delà des formes simplement procédurales.

La fragilité du lien démocratique

Votre travail s’inscrit dans une prise en compte de la rupture moderne et de ses apories contemporaines17. Dans votre dernier ouvrage, vous citez une phrase de Foucault (que l’on croirait écrite par Lefort…) qui évoque «  l’immense et proliférante criticabilité des choses, des institutions, des pratiques, des discours ; une sorte de friabilité générale des sols18 » qui serait caractéristique de la modernité. En quoi cette «  friabilité générale des sols  » permet-elle d’éclairer le présent davantage que les diagnostics sur le postmodernisme ?

Je suis très réservée sur l’usage des préfixes accolés à la modernité, pour une raison sur laquelle je me suis déjà souvent expliquée : à savoir que ces préfixes postulent que nous savons à quel moment nous nous trouvons dans un processus historique, processus dont nous aurions une sorte de connaissance par anticipation, quelque chose qui serait inscrit dans une forme de philosophie de l’histoire. J’ai toujours préféré parler du «  contemporain  » pour tenter de saisir les caractères et les difficultés propres à notre présent. Je suis ici l’inspiration kantienne dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). Dans ce texte, la critique et l’analyse du présent sont déconnectées de la perspective téléologique (même si celle-ci ne disparaît pas, elle n’est pas au premier plan du texte). Il faut en revenir ici à l’idée fondamentale selon laquelle le projet moderne – parce qu’il récuse toute hétéronomie quant à son fondement – est constamment exposé à la critique : la contestation ne cesse de s’exercer sur ses propres fondements, sur ses modes d’être, sur ses modalités. La question de la démocratie moderne est indissociable de cette «  friabilité  » des sols, de cette «  criticabilité  » permanente. Ce sont des choses que j’ai très longuement analysées dans le Pouvoir des commencements et dans la Crise sans fin et, en un sens, je poursuis cette inspiration.

Un maître mot de votre travail est la «  fragilité  » appliquée au politique. On pourrait dire qu’il désigne la dimension affective du lien démocratique. Comment caractériser les tentations contemporaines (post-totalitaires) de forclore cette fragilité et cette indétermination ?

Insister sur la «  fragilité  », c’est reprendre la question précédente dans une perspective plus spécifiquement politique. Il ne s’agit pas seulement de fragilité «  subjective  », relative à l’intrication des modes de subjectivation et du rapport au pouvoir, mais d’une fragilité essentielle, propre à la dynamique démocratique privée des repères de la certitude et en proie aujourd’hui à des difficultés paroxystiques. Je continue de penser que les tentatives pour forclore cette fragilité et cette indétermination prennent de multiples formes, renouvelées, extrêmement diverses et proliférantes : du management néolibéral de la politique, de la réduction des subjectivités à une forme d’unidimensionnalité (devenir entrepreneur de soi-même), jusqu’aux contestations populistes qui vont jusqu’à remettre en cause la démocratie (le projet d’une démocratie «  illibérale  », les nouvelles formes autoritaires en Europe centrale et en Europe de l’Est) et à la radicalité islamiste qui vise une communauté théologico-politique sans faille, sans dissension, sans conflit. Cette tentation de forclore l’indétermination démocratique est coextensive à la démocratie moderne elle-même, depuis son institution.

Les raisons de désespérer de la politique ne manquent pas, mais elles n’ont pas atteint votre «  persévérance  », pour reprendre encore un terme qui vous cher. Comment résister aujourd’hui à la double tentation du surplomb et du commentaire de l’actualité ?

D’une certaine façon, la désespérance ambiante me donne raison : les gens ne seraient pas atteints comme ils le sont s’ils n’avaient pas une conscience très profonde que ce qui leur échappe fait partie de leur existence, de la réalisation de leur «  excellence  ». La «  persévérance  » est une attitude qui se tient à l’écart de l’alternative entre l’optimisme et le pessimisme et, en ce qui me concerne, elle fait référence – comme l’indique le sous-titre du livre («  Ce que peut la représentation politique  ») – à l’affirmation spinoziste du «  persévérer dans son être  ». Cette exigence qui s’énonce en termes de puissance d’exister et d’agir n’implique ni la volonté de maîtrise (l’illusion de la toute-puissance), ni le renoncement, car nous sommes plus ou moins proches, plus ou moins séparés de notre puissance d’agir. Ces différences d’intensité sont liées aux obstacles que nous rencontrons, à la fois en nous-mêmes et dans notre relation aux autres, à travers les modes de socialisation et d’élaboration du commun. En définitive, si les sujets politiques se vivent aujourd’hui comme séparés de leur puissance d’agir, cette perception, si juste soit-elle, ne les voue ni à l’impuissance ou au renoncement, ni au fantasme d’un quelconque accomplissement, d’une plénitude achevée qu’il s’agirait de retrouver. C’est la puissance d’agir en tant que telle qu’il s’agit de réinvestir sans oublier que nous sommes dans le monde et qu’à ce titre, son exercice ne va pas sans la conscience de ses limites.

  • *.

    Philosophe, professeur émérite des universités, elle vient de publier le Miroir et la Scène. Ce que peut la représentation politique (Paris, Seuil, coll. «  La Couleur des idées  », 2016).

  • 1.

    Voir Platon, la République, trad. et présentation par Georges Leroux, Paris, Flammarion, coll. «  GF Philosophie  », 2002.

  • 2.

    Voir Aristote, la Poétique, trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lalo, Paris, Seuil, coll. «  Poétique  », 1980.

  • 3.

    Voir son Projet de constitution pour la Corse (1765) et ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772).

  • 4.

    Voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, coll. «  Champs Essais  », 2012.

  • 5.

    Benjamin Constant, «  De la liberté des anciens comparée à celle des modernes  » [1819] dans De la liberté chez les modernes. Écrits politiques, Paris, Hachette, coll. «  Pluriel  », 1980.

  • 6.

    Emmanuel-Joseph Sieyès. Qu’est-ce que le Tiers État ?, Paris, Flammarion, coll. «  Champs classiques  », 2009.

  • 7.

    Voir Michel Foucault, «  Il faut défendre la société  ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Ehess/Gallimard/Seuil, coll. «  Hautes Études  », 1997, p. 197 : «  Une nation ne peut exister comme nation, elle ne peut entrer et subsister dans l’histoire, que si elle est capable de commerce, d’agriculture, d’artisanat, que si elle a des individus qui sont susceptibles de former une armée, une magistrature, une église, une administration.  »

  • 8.

    Voir la célèbre formule de saint Paul (Rom. xiii, 1) : Nulla potestas nisi a Deo («  Il n’est pas de pouvoir qui ne vienne de Dieu  »).

  • 9.

    Voir Ernst Kantorowicz, les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, trad. Jean-Philippe et Nicole Genet, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque des histoires  », 1989.

  • 10.

    Voir M. Revault d’Allonnes, le Pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, coll. «  La Couleur des idées  », 2006 (rééd. coll. «  Points Essais  », 2012).

  • 11.

    Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social [1762], livre I, chapitre v, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «  Bibliothèque de la Pléiade  », 1959-1969.

  • 12.

    Je renvoie à ce que j’avais analysé dans M. Revault d’Allonnes, le Pouvoir des commencements, op. cit.

  • 13.

    J.-J. Rousseau, Du contrat social, II, 1, dans Œuvres complètes, op. cit.

  • 14.

    Georg W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. Jean-François Kervégan, Paris, Puf, coll. «  Quadrige  », 1998, § 279.

  • 15.

    Voir Nancy Frazer et Axel Honneth, Redistribution or recognition ? A political-philosophical exchange, Londres, Verso, 2004.

  • 16.

    Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1996, rééd. coll. «  Points Essais  », 1990.

  • 17.

    Depuis D’une mort à l’autre. Précipices de la révolution (Paris, Seuil, coll. «  Esprit  », 1989) jusqu’à la Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps (Paris, Seuil, coll. «  La Couleur des idées  », 2012, rééd. coll. «  Points Essais  », 2016).

  • 18.

    M. Foucault, «  Il faut défendre la société  », op. cit., p. 7.

Myriam Revault d'Allonnes

Philosophe, professeur émérité des universités à l'École pratique des hautes études, Myriam Revault d'Allonnes a notamment publié La Faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun (Seuil, 2018), La Crise sans fin. Essai sur l'expérience moderne du temps (Points, 2016) et Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie (Seuil, 2010).…

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